
Petrovskoe.L’unique photographie. Archives Gorboff(c)
De tous les récits de papa sur son enfance, l’un de ceux que je préférais était celui où toute la maisonnée, adultes, domestiques et enfants, devait transporter sur la pelouse les livres – près de 20.000 ! – de la bibliothèque de son père, Nicolas Gorboff . A l’ombre des grands arbres de Petrovskoe, l’air et la lumière arrivaient enfin jusqu’aux pages largement déployées qu’il fallait dépoussiérer et aérer, tout en évitant le soleil, les insectes et les brins d’herbe…
Connaissant l’attachement de mes grands-parents à leur bibliothèque, je présume que les livres devaient être rentrés le soir même par crainte de l’orage. Je les imagine houspillant leur monde, les enfants jetant en douce des regards dans les livres illustrés pour voir s’il n’y avait pas d’image « intéressante », les domestiques énervés par ce surcroît de travail et, pour tous les participants à ces journées de dur labeur physique car il fallait probablement plusieurs jours pour venir à bout de cette tâche, les courbatures du lendemain.
Cette grande lessive « intellectuelle » semblable au grand nettoyage de la maison qui précédait jadis l’arrivée du printemps et la fête de Pâques (tellement importante chez les orthodoxes), était une sorte de cérémonie au cœur de l’été ; je comprends que mon père ne l’ait pas oubliée. Nous vivions alors dans un petit appartement d’une pièce-cuisine à Suresnes, dans la banlieue de Paris. Cette grande maison pleine d’enfants et de livres a été pour moi l’incarnation du bonheur et de la Russie perdue (espace, fratrie, absence de préoccupations matérielles). Nul ne s’étonnera que plus tard, les murs de mes appartements aient toujours été couverts de livres. Lire la suite