Aller-retour Auschwitz-Birkenau, 2016

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Le camp de Birkenau, à 3 km d’Auschwitz. Telles des colonnes ou des stèles, les ruines des cheminées en pierre des baraques en bois du camp d’extermination sont plus émouvantes et évocatrices que le camp d’Auschwitz, transformé en musée. Gorboff 2016(c)

A la  question « Que cherche-t-on en allant à Auschwitz ? », les réponses varient peu : marcher dans les pas des survivants et de ceux dont on a entendu la voix dans les livres et les films, affronter l’horreur du lieu, découvrir ce qui reste d’Auschwitz et comment la mémoire de cet événement emblématique du XXe siècle que fut la Shoah est aujourd’hui conservée et transmise. 

Et surtout, ne pas oublier. Comme en témoignent les nombreux cars de touristes stationnant devant le site, le souhait des détenus qui, au seuil de la mort, disaient « Tu raconteras » à leurs compagnons de détention, ainsi que la volonté des survivants de porter l’extermination du peuple juif à la connaissance du monde, ont tous deux été largement exaucés.

En un demi-siècle, notre regard sur Auschwitz a changé : il prend en compte archives et témoignages apparus depuis la fin de la guerre, les questionnements qui sont les nôtres en ce début du XXIe siècle ainsi qu’un nouveau fait majeur : après avoir été longtemps ignoré, Auschwitz fait aujourd’hui partie de la conscience européenne. La Shoah a un nom, elle rassemble et ne divise plus. Le « poison d’Auschwitz » dont parle Primo Levi – l’énigme du mal, notre culpabilité -, continue cependant de couler dans nos veines.   

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Auschwitz en 2016, entrée du camp. Les visiteurs sont souvent jeunes; ici, un voyage de classe. Gorboff (c)

Je suis partie pour Auschwitz prête à affronter le choc de ce lieu mais en redoutant les effets du tourisme de masse. L’individu, la foule. Et devant ces portiques de détection, ces files d’attente orientées par des jeunes filles venues de la petite ville d’Oswiecim – rebaptisée Auschwitz par les Allemands – aussi efficaces que celles des musées ou des aéroports, petites-filles de ces paysans qui avaient vécu à proximité du camp et respiré l’odeur des crématoires de Birkenau, je me suis interrogée sur ce que pouvaient ressentir les Juifs devant les cars de touristes allemands (les plus nombreux, avec les Russes), l’administration polonaise du camp (la Pologne n’a pas ménagé ses Juifs) et les visiteurs qui se faisaient photographier devant le tristement célèbre panneau ARBEIT MACHT FREI – presque un logo – que les détenus franchissaient matin et soir en  allant travailler.

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Qui dit musée dit gardien de musée. Un block loin des sentiers battus. Auschwitz, 2016, Gorboff (c)

Lorsque, en 1965, vingt ans après sa libération, Primo Levi revient à Auschwitz, il ne reconnait pas le camp.  « La visite du Camp Principal ne m’a pas fait grande impression ; le gouvernement polonais l’a transformé en une sorte de monument national ; les baraques ont été nettoyées et repeintes, on a planté des arbres et dessiné des plate-bandes. Il y a un musée où sont exposés de pitoyables vestiges : des tonnes de cheveux humains, des centaines de milliers de lunettes, des peignes, des blaireaux, des poupées, des chaussures d’enfants mais cela reste un musée, quelque chose de figé, de réordonné, d’artificiel. Le camp tout entier m’a fait l’effet d’un musée »

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Auschwitz, entrée d’un block. Gorboff, 2016 

Rien de ce que j’ai vu, cependant, n’a répondu à mes appréhensions et aux avertissements  de la presse, répétés à longueur de colonnes : « N’allez pas à Auschwitz ». L’entrée du camp était libre ; dans la mesure où il ne pouvait demeurer  en l’état, je n’ai été pas choquée par son aspect aseptisé et les bâtiments (les blocks) en pierre, parfaitement conservés. La plupart étaient fermés au public ; d’autres abritaient les salles d’exposition du musée. Panneaux et objets étaient sobrement présentés, avec des commentaires rédigés en polonais, anglais et hébreu. Les touristes étaient silencieux et respectueux des lieux ; il n’y avait aucun enfant, à l’exception d’une fillette de quatre ans, dont la voix a surpris.

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Auschwitz transformé en musée.Le silence du lieu impressionne Gorboff(c)

Alors que le web montrait des selfies de jeunes filles en short posant devant des barbelés, je ne me suis heurtée à aucune attitude irrespectueuse de ce type. Nul racolage sur les murs des maisons d’Oswiecim :  choisi à l’extérieur de la ville mais à proximité d’un nœud ferroviaire permettant d’assurer l’arrivée de nombreux convois, le site draine aujourd’hui des cars venus de Cracovie où les tour- operators se chargent de solliciter les touristes…Ils ont été plus de 1,5 millions en 2014, les mois d’été étant les plus chargés.

Sans avoir le sentiment d’offenser les morts, j’ai moi aussi photographié le portail portant l’inscription ARBEIT MACHT FREI. Il n’y a sur ce point aucune différence entre les touristes et les Juifs, qui filment souvent leur visite du camp ; la camera sert de support à la mémoire des uns et des autres, elle est le substitut d’une écriture que personne ne pratique plus.

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Auschwitz, 70 eme anniversaire de la libération du camp.

On ne peut à la fois mettre en avant le « devoir de mémoire » et dénoncer les méfaits du tourisme de masse. Entre les selfies de quelques jeunes écervelées et les voyages de classe, entre l’afflux massif de visiteurs au « block de la mort » et le flux de ceux qui viennent du bout du monde s’incliner devant le génocide des Juifs et des Tziganes, il faut choisir. Auschwitz a été, est et demeure l’incarnation du mal : aucun événement ne le dépasse en  force, ni en symbole.  « Je ne peux parler d’Auschwitz au passé » écrit Imre Kertesz, qui ajoute par ailleurs  : « J’écris sur Auschwitz ; si j’ai été déporté, ce n’était pas pour recevoir le prix Nobel, mais pour être tué ; tout ce qui m’est arrivé d’autre relève de l’anecdote ». Et en effet, face à Auschwitz, le tourisme de masse importe peu. Au contraire.

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Aujourd’hui quasiment fermée, la gare d’Owiecim date du communisme. Le train qui va à Cracovie parcourt 70 km en deux heures, longe des forêts de bouleaux. On peut ouvrir les fenêtres : un plaisir disparu. 

Oswiecim. La gare d’Oswiecim. Je m’étais toujours dit que si je venais un jour à Auschwitz, je passerais quelques jours dans cette petite ville au nom si tristement célèbre, méconnu en Occident.  Avant  la guerre, la  ville dénombrait 7 500 Juifs sur 13 000 habitants (39 500 en 2014).  Elle possède une vieille ville, une ancienne synagogue – mais il n’y a plus de Juifs dans la ville -, des églises modernes très fréquentées, un temple de la consommation (magnifique supermarché LIDL éclairé la nuit), des pavillons cossus et des échoppes de kebab tenues par des Turcs (Allis Kebab, délicieux).Les jeunes portent des jeans et se font tatouer, leurs tags ressemblent aux nôtres. Il y a quelques Airbnb et un confortable centre de rencontre de jeunes (et de moins jeunes). L’empreinte communiste n’a pas totalement disparu et j’ai retrouvé non sans un certain plaisir « ostalgique » les barres d’habitation des années cinquante, des hommes partageant une bouteille à dix heures du matin et le style inimitable de certaines dames d’âge mûr…

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La caissière de la gare se laisse volontiers photographier. Gorboff, 2016 (c)

« Je ne pourrais jamais vivre là-bas » dit-on à l’évocation de ce nom. Lorsque l’on demande aux passants, qu’ils soient jeunes ou âgés, où se trouve le « lager », le camp (le GOU-LAG soviétique a intégré ce mot allemand. Au pire temps de la dictature, lager fut utilisé par les Soviétiques pour désigner l’URSS, qualifiée de « большой лагер », le grand camp), ils vous indiquent volontiers la bonne direction, sans engager la conversation alors qu’à Oswiecim, les touristes individuels sont rares. On a le sentiment que cela ne les concerne pas: c’était il y a longtemps, sous les nazis… Il y a le lager et il y a « nous », comme il y a des villes avec le château Renaissance ou la brasserie qui donnent du travail à la population locale. Qui sait ce qu’ils pensent réellement ? Il faut cependant rendre justice aux habitants d’Oswiecim auxquels on a souvent reproché d’avoir côtoyé le camp avec indifférence. Dans un pays sous la botte allemande, vivre à proximité d’une structure aussi terrible que celle des camps d’Auschwitz-Birkenau excluait toute manifestation de compassion. On comprend qu’ils se soient tus.

Il ne reste quasiment plus de Juifs en Pologne, autrefois foyer spirituel et intellectuel du peuple juif : sur les  3 250 000 Juifs dénombrés en 1939, seuls 250 000 ont survécu parmi lesquels 154 000 ont été déplacés ou se sont réfugiés en URSS. Et si ce pays relativement petit a compté un nombre important de camps nazis (une trentaine, petits et grands), c’est parce que, en bons organisateurs, ceux-ci avaient choisi d’éviter les frais de transport en exterminant les Juifs polonais sur place.

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Birkenau. La porte de la mort, bouche géante de l’ogre s’apprêtant à dévorer des trains entiers d’enfants. Gorboff, 2016 (c)

Les ruines de Birkenau ont été pour moi, et probablement pour de nombreux visiteurs, l’âme d’Auschwitz. La mémoire ne reconstruit pas le passé, elle l’imagine, et c’est en cela que les ruines possèdent une forte puissance évocatrice. Ce que j’ai vu à Birkenau, des jeunes gens assis sur les rails, plongés dans un livre –  lisant un poème, le récit de l’arrivée du train sur le quai de débarquement, une lettre -, d’autres déposant des couronnes de fleurs devant les baraques, d’autres encore applaudissant le discours d’une conférencière ou suivant religieusement (je ne trouve pas d’autre mot) les rails menant aux vestiges des crématoires et des chambres à gaz, demeure inoubliable.

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Au camp d’extermination de  Birkenau. Gorboff, 2016(c) 

Le jeune homme qui m’accompagnait à Auschwitz a également suivi ces rails. Il est entré dans la chambre à gaz et a senti sous ses pieds l’extrême bord du gouffre.

« Qu’as-tu fait ?  La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi » (Genèse,4).

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Birkenau, intérieur de l’une des baraques en bois encore en place, destinées à abriter châlits ou  latrines. Birkenau comptait 300 baraques, chacune  avec  400 détenus. Gorboff, 2016 (c)

J’ai compris que le camp d’Auschwitz tel que nous le voyons aujourd’hui n’était pas seulement un camp nazi : il était à lui seul son propre monument ainsi que le monument de tous les camps, les camps du Goulag, de Chine, du Cambodge, de Corée et de ceux dont nous ignorons l’existence… Auschwitz comme monument d’Auschwitz, irrigué et vivifié par le flux des visiteurs.

Le kaddish que j’aurais tant aimé entendre à Birkenau restera pour moi celui de La lecture des noms. Je le regrette, car il s’imposait en ce lieu ; j’aurais du emporter le texte. Car comme tous les autres camps du monde, Auschwitz n’est pas seulement un immense cimetière : par l’absence de sépulture reliant le mort aux vivants, il est le lieu de la déshumanisation de l’homme par l’homme à laquelle nous, chrétiens – ou qui avons été chrétiens -, avons participé, notamment pour ce qui concerne les Juifs. Il n’y aura jamais assez de prières. 

De retour d’Auschwitz, je voudrais dire aux Juifs et aux non-Juifs qui gardent la Shoah en eux, comme à ceux qui pensent que l’histoire de l’Allemagne nazie et du génocide des peuples ne les concerne pas :  Le temps venu, lorsque vous serez prêts à effectuer ce voyage, allez à Auschwitz. Mais en hiver, pour éviter la foule. Nul ne revient indemne d’un tel voyage.

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Birkenau. Le lac des cendres, près du crématoire n°5. Gorboff(c) 2016 

                                                              Marina Gorboff, Paris, 28 avril 2016

  • Shoah (1985) de Claude Lanzmann     
  • Voyages (1999) d’Emmanuel Finkel
  • La petite prairie dans les bouleaux (2003) de Marceline Loridan-Ivens              
  • Ida (2013) de Pawel Pawlikowski 
  • Le fils de Saul (2015) de László Nemes   
  • contact:gorboff.marina@gmail.com
  •  Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff :
                               patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                         

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