J’ai raconté dans un précédent billet comment, à la fin de la guerre, un film sur la libération d’Auschwitz avait influencé la fillette de onze ans que j’étais alors ; sans bien comprendre pourquoi, elle avait vu dans ce camp une métaphore de l’URSS. Je m’apprête aujourd’hui à partir pour Auschwitz et ce voyage à nul autre pareil, que j’avais longtemps dénoncé et sans cesse repoussé, s’est décidé très vite. J’appréhende encore une certaine forme de voyeurisme, les méfaits du tourisme de masse, le choc ressenti sur place ou, au contraire, une trop grande distanciation, mais le temps est apparemment venu. Mon petit-fils de 21 ans m’accompagne : la transmission ne sera pas un vain mot. Je suppose que certains visiteurs du camp verront en moi la grand-mère juive que je ne suis pas. Ce serait un honneur.
Mais pourquoi Babi Yar, alors qu’Auschwitz se suffit à soi-même ? Parce que le massacre de Babi Yar – en septembre 1941, près de Kiev, 33 771 Juifs furent exécutés en deux jours par les Einsatzgruppen – , demeure aujourd’hui le symbole ce que l’on dénomme « La Shoah par balles ». Et parce que l’Union soviétique (ainsi que les pays de l’Est, notamment la Pologne) n’a jamais reconnu dans ces exécutions de masse la spécificité d’un génocide juif ; en dépit de quelques monuments officiels sur lesquels le mot « Juif » fut longtemps absent, ce refus se poursuit aujourd’hui.
Ce long silence ne relève pas d’une erreur. Alors qu’à Babi Yar et ailleurs – la liste des massacres est longue -, les affiches convoquaient « Tous les Juifs de Kiev et de ses environs… » à se rassembler près du cimetière israélite afin d’être dirigés vers le terrible ravin, aujourd’hui encore, le mot « juif » demeure soigneusement évité dans le discours officiel. Seuls, de « paisibles citoyens soviétiques », des « habitants de toute origine » ou des « victimes de la barbarie nazie » sont enterrés dans les fosses communes de ce que Timothy Snyder dénomme les « terres de sang » de l’Europe centrale.
Le déni du génocide juif par l’URSS est peu connu en Occident. Rappelons très schématiquement (les chiffres divergent) que sur près de six millions de Juifs exterminés par IIIe Reich, un million et demi ont péri à Auschwitz (quatre dans l’ensemble des camps) et deux millions lors de l’invasion de l’URSS par les Allemands ; leur rapide progression en URSS excluait la construction de camps d’extermination.

Couverture du livre Babi Yar, de Anatoli Kouznetsov (1929-1979) paru en 1966 en URSS dans une version fortement censurée. Ce « roman-document » intégrant les témoignages des survivants fut ensuite publié à Londres(1970), où Kouznetsov avait « choisi la liberté » emportant le micro-film de l’ouvrage. Ce fut lui qui amena le poète E. Evtouchenko à Babi Yar ; en 1961, celui-ci écrivit un poème qui connut aussitôt un énorme succès et sur lequel Chostakovitch composa la symphonie n°13 (1962).
C’est pour cela qu’Auschwitz et Babi Yar sont à mes yeux complémentaires : lieu contre lieu, nom contre nom, l’un symbole universel du mal drainant des cars de touristes, l’autre délibérément anéanti par la ville afin d’être transformé en parc de loisir pour mieux effacer la trace du massacre. L’un célèbre, l’autre survivant à peine dans la mémoire des hommes. Deux faces d’un même mal, la dictature, et de son corollaire, l’extermination des Juifs d’Europe.
Dans la mesure où un voyage à Babi Yar est hors de portée, Auschwitz sera également Babi Yar à mes yeux. Et comme il n’existe aucun lieu symboliquement aussi fort que celui du camp d’Auschwitz pour commémorer les camps du Goulag, Auschwitz sera également pour moi le Goulag. Je ne pense pas me tromper en avançant que lorsque Primo Levi écrit Si c’est un homme ,il ne pense pas seulement à ses frères juifs mais aux millions d’êtres humains ayant comme eux subi la dictature et les camps, quels que soient la dictature et le camp
Un peu d’histoire. En évitant de distinguer les Juifs des autres citoyens soviétiques assassinés par nazis, en imposant près d’un demi-siècle de silence aux rescapés désireux de témoigner – destruction ou censure de leurs écrits, autocensure dictée par la peur et, à l’exception des mémoriaux élevés par les associations mémorielles juives, absence du mot « Juifs » sur les stèles et les mémoriaux officiels -, l’URSS a contribué à l’anéantissement de la mémoire du peuple juif et à celle du peuple russe. « Shoah », « Holocauste »…jusqu’en 1991, et souvent au-delà, cette notion et ces mots sont demeurés inconnus en Union soviétique : ils n’entreront dans le vocabulaire et la conscience russes qu’avec un décalage de plusieurs décennies.

Le film Shoah (1986) de Claude Lanzmann n’a jamais été présenté en URSS. Il est aujourd’hui visible en ligne ; on ignore quelle est son audience.
Une question se pose : pourquoi l’URSS a-t-elle nié l’extermination du peuple juif ? Les Juifs avaient pourtant bien accueilli la révolution et nombreux étaient ceux qui militaient dans ses rangs. La révolution avait supprimé le zone de résidence obligatoire, introduit le mot « juif » dans le tristement célèbre « cinquième point » du passeport intérieur soviétique, précisant la « nationalité d’origine » de son détenteur – ukrainien, géorgien, tatar, tchétchène -, ce qui les rendait enfin semblables aux autres peuples. Ils ignoraient encore que ce « point » servirait de support à leur stigmatisation, si ce n’est à leur déportation.
Staline ne fut pas le seul à n’accorder qu’une place toute relative à l’extermination du peuple juif. Mettant en avant la poursuite de l’ultime but de la guerre, la victoire, les Alliés – qui connaissaient l’existence des camps -, n’entreprendront aucune action militaire (bombarder les camps ?) afin de mettre fin à l’extermination de millions d’êtres humains ; ce sujet soulève encore des polémiques. En 1961, cependant, le procès Eichmann marque le début de la réflexion sur le génocide juif et tzigane perpétré par les Allemands. Il met fin au douloureux silence des rescapés et des témoins, pose la question de la mémoire, de la responsabilité et de culpabilité des uns et des autres, ainsi que celle de la toute-puissance du mal.

Née en 1927, décédée le 7 avril 2016, Macha Rolnikaïte a treize ans lors de l’invasion allemande Du ghetto de Vilnius au camp de Stutthof, elle tient son journal et l’apprend par coeur. Il paraît en 1965 en URSS dans une version censurée. « Nous avons aussi notre Anne Frank »
Pour résister à la puissante armée du III Reich, la Grande Guerre patriotique menée par l’Union soviétique doit mobiliser les forces vives du pays, faire oublier la Terreur, la collectivisation, la famine ukrainienne et les camps. Le dictateur soviétique sait qu’il a besoin d’avoir derrière lui d’un pays uni : toute différence entre les peuples, notamment entre juifs et non-juifs, doit donc être abolie. Staline ferme d’autant plus volontiers les yeux sur l’extermination des Juifs qu’à partir de 1948, son antisémitisme pathologique se transforme en antisémitisme d’Etat qui ne prend fin qu’à sa mort (1953), sauvant ainsi de la mort les médecins de l’affaire « des blouses blanches » et tant d’autres victimes. Poursuivie avec une moindre violence par ses successeurs, la politique foncièrement antisémite de l’URSS est approuvée par le peuple russe.
On sait que lors de l’invasion de l’URSS, l’armée du Troisième Reich n’a pas construit de camps d’extermination ; elle avait reçu l’ordre d’exécuter sur place Juifs, partisans et commissaires politiques. Les habitants des terres conquises par l’armée du Reich ont donc été témoins des exécutions de masse et de nombreux Ukrainiens, Biélorusses et Russes se sont réjouis du malheur qui frappait les Juifs. Nul ne pouvait ignorer le sort des colonnes de Juifs traversant la ville avec leurs balluchons, marchant « comme des chevaux » sur la chaussée, les trottoirs leur étant interdits. On entendait tirer…

Recueil de témoignages sur les massacres de Juifs, le Livre Noir, entrepris en 1943, n’est paru dans son intégralité en Russie qu’en 2010, après une première publication à Vilnius (1993).
A l’exception des rescapés des massacres, souvent laissés pour morts, les homme valides et les prisonniers de guerre soviétiques réquisitionnés par les Allemands pour combler les fosses communes furent les premiers témoins de ces terribles tueries. Vinrent ensuite les soldats de l’Armée rouge, tant juifs que non-juifs : en reprenant les villages à l’ennemi, ils découvraient les charniers, reconnaissaient parfois les cadavres de leurs femmes et enfants. Ils furent les premiers à adresser leurs témoignages aux rédacteurs du Livre Noir, Ilya Ehrenbourg (1891-1967) et Vassili Grossman (1905-1964), avant que celui-ci ne fut interdit en 1948.
Tous deux sont juifs. Correspondants de guerre, ils suivent l’Armée rouge dans ses déplacements. Leurs articles paraissent dans le journal de l’armée, L’Etoile rouge ; ils sont suivis sur le front, abondamment commentés. Patriotes convaincus, plus ou moins marxistes (Grossman ne fut jamais membre du parti), ils servent fidèlement le pouvoir et jouissent de sa confiance.
Je ne crois pas me tromper en disant que Vassili Grossman occupe une place exceptionnelle dans la littérature russe. Son destin et celui des ses œuvres majeures – Vie et Destin, Tout passe, interdites en URSS, parues en Occident après sa mort -, sont hors du commun. Grossman fut en effet un témoin exceptionnel. Nul mieux que lui ne peut relier Babi Yar à Auschwitz : il fut l’un des premiers Soviétiques à découvrir le camp de Treblinka (son témoignage sera cité au tribunal de Nuremberg), et sa mère fut tuée lors du massacre d’un autre Babi Yar, celui de Berditchev.
Mais c’est encore le destin de l’homme qui révèle l’ampleur du désastre que les deux dictatures – nazie et communiste -, ont fait peser sur des millions d’êtres humains. Témoin des deux faces de l’anéantissement du peuple juif – l’une, perpétrée par les Allemands, l’autre, celle de son déni par le pouvoir soviétique – , Vassili Grossman, au parcours jusqu’alors exemplaire, s’interroge sur ce qu’il voit, établit un parallèle entre les camps nazis et la « mort blanche » du Goulag, entre Hitler et Staline. Il fallait du courage.
Grossman entreprend la rédaction de Vie et Destin en 1952, l’achève en 1960. En février 1961, le manuscrit est confisqué par le KGB. « Au fond, c’est l’arrestation de l’âme sans le corps. Mais qu’est-ce que le corps sans l’âme ? » commente André Tvardovski après ce que les amis de Vassili Grossman définissent comme « l’arrestation » du manuscrit… Persuadé que le texte est définitivement perdu, Grossman est anéanti. Après bien des péripéties, l’ami qui conservait la dernière copie – dont l’auteur avait oublié l’existence -, réussit à la faire passer en Occident.
Entre temps, Vassili Grossman est mort : il ne verra jamais la publication de Vie et Destin (paru en 1980 en Occident, 1989 en Russie), ni celle de Tout passe (achevé en 1963, publié en France en 1972, 1989 en Russie). En France, les agents du KGB font le tour des libraires pour acheter les exemplaires en vente…
Le pouvoir ne s’était pas trompé sur l’aspect « trop subjectif » du manuscrit. « Il est plus dangereux que le Docteur Jivago… c’est une bombe atomique… » commente Souslov, devenu l’idéologue du parti après avoir été chargé de la déportation des Tchétchènes et de la reprise en main de la Lituanie à sa « libération ». « Ce livre ne sera publiable que dans deux cents ans » affirment d’autres censeurs…Vingt ans ont suffi : ce furent encore vingt années de trop.

Ekaterina Savelevna Grossman(1872 -1941) avec son fils unique, Vassili. Issue de la bourgeoisie juive, elle parlait plusieurs langues et avait voyagé en Europe. »Maman chérie, moi, c’est toi » écrit Grossman, qui lui dédie Vie et Destin
La très forte relation qui unit Grossman à sa mère fut une source d’inspiration d’autant plus puissante que celle-ci périt à Berditchev lors du massacre de la ville (80% des habitants étaient juifs). Vassili Grossman, qui regretta toute sa vie de ne pas l’avoir fait venir à Moscou, fait revivre sa mère dans Vie et Destin. « Tant que je vis, tu vivras. Quand je serai mort, tu vivras encore dans le livre que je t’ai consacré et dont le destin était lié au tien ». Il imagine la dernière lettre que Anna Strum (le double de sa mère dans l’ouvrage), envoie à son fils. Il faut lire ce beau texte évoquant les dernières journées passées au ghetto et l’approche de la fin, telles que Vassili, son fils aimant, les a imaginées (chapitre 17).
En 1944, dans une lettre envoyée du front à sa femme, Vassili Grossman ne cache pas sa douleur. « Chère Lioussenka, écrit-il… Je suis arrivé sur place aujourd’hui. Hier, j’étais à Kiev. Il est difficile de traduire ce que j’ai ressenti et vécu pendant ces dernières heures en faisant le tour des adresses de la famille et des amis. Ici, il n’y a que des tombes et la mort. Aujourd’hui, je vais à Berditchev. Mes camarades y sont déjà allés. Ils m’ont dit que la ville est entièrement déserte, ne sont restées vivantes que quelques personnes, une demi-douzaine, sur les milliers de Juifs qui vivaient là. Je n’ai aucun espoir de retrouver maman vivante. La seule chose que j’espère, c’est d’en savoir un peu plus sur ses derniers jours et sa mort. J’ai brusquement compris combien doivent être précieux les uns pour les autres les gens qui appartiennent à cette poignée de survivants. »
Voilà pourquoi j’évoque Babi Yar en me rendant à Auschwitz. Ce long détour – celui de la mémoire détruite, effacée, réécrite -, s’est imposé de soi-même. Le déni par l’Union soviétique du massacre des Juifs perpétré par l’Allemagne nazie en URSS est, parmi tant d’autres, une offense faite à ce peuple ainsi qu’au peuple russe, dont il a amputé des pans entiers de mémoire.
Marina Gorboff, Paris, 3 avril 2016
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- mes textes sur les Juifs :
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