
1975. Visite en France du ministre de la santé, Boris Petrovsky. Son homologue français, Simone Veil, le reçoit. Je traduis une allocution, elle écoute. C’était avant les téléphones portables et je ne possède que peu d’images de mon activité d’interprète, les photographes officiels ne pensant que rarement à donner des photos aux interprètes. Archives Gorboff(c)
De 1963 à 1997, j’ai exercé la profession d’interprète de russe pour le compte du ministère des affaires étrangères. La guerre froide battait son plein et assurer le lien entre deux mondes politiquement opposés était une entreprise délicate, notamment pour un descendant d’émigrés russes aux convictions anti-communistes solidement ancrées.
Elles l’étaient d’autant plus qu’à cette époque, l’actualité était dominée par des événements ne laissant personne (pas même les communistes français) indifférent : invasion de Prague (1968) et parution de l’Archipel du Goulag (1973) en Occident. Expulsion de Siniavski (1972), Brodsky (1972), Boukovsky (1976), Rostropovitch (1978) et installation de nombreux dissidents en Europe et aux Etats-Unis : jusqu’alors privés de parole, des Soviétiques accédaient aux médias pour dénoncer la dictature soviétique. Et dans les années quatre-vingts, la haute figure de Sakharov exilé à Gorki ainsi que la naissance de Solidarnost’ en Pologne (sans oublier l’affaire Farewell menant à l’expulsion de 47 soi-disant diplomates soviétiques hors de France), faisaient la une des journaux français. Vinrent ensuite la perestroïka de Gorbatchev, la chute du Mur de Berlin (1989), le putsch de 1991 et l’arrivée de Eltsine au pouvoir.
On a oublié à quel point l’opinion publique et les soviétologues suivaient cette actualité avec passion. Exercée au long de ces trente années décisives, la profession d’interprète avait l’énorme privilège de me permettre de côtoyer des Soviétiques de façon quasi permanente. Car à moins de travailler dans une ambassade ou de participer à un voyage organisé par le PCF et l’Intourist, rares étaient ceux qui avaient vu (et encore moins fréquenté) des Russes autrement que sur des photographies, devenues des clichés : ballerines du Bolchoï, défilés de la place Rouge, files d’attente devant les magasins vides, hommes pris de boisson et grosses babouchkas balayant la neige formaient un ensemble hétérogène dans lequel chacun puisait selon ses convictions politiques. Les Soviétiques vivaient dans un bunker : l’Occident ne disposait que de ces photographies et des quelques livres pour tenter de déchiffrer leurs pensées et comprendre leur vie.

Carte de visite de l’APAPE. L’adresse indiquée, rue La Pérouse, est celle de l’ancien hôtel Majestic, siège de la Gestapo pendant la guerre, qui fut un temps une annexe du quai d’Orsay.
Je ne sais qui, au sein du ministère des affaires étrangères, eut l’idée de créer une structure intitulée APAPE (agence pour l’accueil des personnalités étrangères) destinée à prendre totalement en charge – de accueil à l’aéroport aux traductions d’entretiens et de colloques, avec visite de centres de recherches, dîners officiels ou privés et voyages en province – le séjour plus ou moins prolongé de journalistes, écrivains, économistes, physiciens, médecins et spécialistes en différents domaines, parfois sensibles, officiellement invités par la France.
Active de 1963 à 1998, l’APAPE relevait de la loi des associations de 1901 permettant au ministère de gérer les impondérables en contournant les pesanteurs de l’administration. C’était également le moyen d’alléger ses finances, les interprètes étant engagées en tant que travailleurs intermittents travaillant à la demande, avec des périodes d’inactivité mais également la possibilité d’exercer leur talent ailleurs.
La prestation qui nous était demandée était d’autant plus difficile que l’APAPE mettait une voiture à la disposition de ses invités. Nous faisions donc également office de chauffeur, allant les chercher à l’hôtel, veillant au respect des horaires. Passant de la voiture à la salle de réunion, nous traduisions dans les deux sens (c’est-à-dire sans une seconde de répit, à l’exception de colloques où deux interprètes se relayaient), poursuivions notre tâche à l’heure du déjeuner (conversations, allocutions) tout en essayant de ne pas défaillir de fatigue ou de faim…Rares étaient les Français disant : « Laissons manger l’interprète » et, plus rares encore, ceux qui faisaient signe au garçon : » Redonnez des fraises des bois à Madame »… Quarante ans après, je n’ai pas oublié…
Nous étions une quarantaine d’interprètes, souvent jeunes, dont une dizaine de russe (trois issues des pays de l’Est, quatre Françaises et deux ou trois d’origine russe mais au hasard des départs, je fus bientôt la seule). Recommandée par un ami diplomate, je n’ai subi ni entretien d’embauche, ni de test de langue, et j’ai le sentiment qu’à ses commencements, le recrutement se faisait la plupart du temps par cooptation « mondaine ». L’APAPE eut d’abord la réputation d’être un club de jeunes femmes bien élevées utilisant leur plus ou moins bonne connaissance des langues pour passer le temps. Lorsque nous eûmes fait nos preuves, l’association devint une sorte de garantie pour d’autres instances publiques (INSERM, INRIA, CNC, etc.) ou privées n’hésitant pas à faire appel à des interprètes adoubées par les affaires étrangères.
J’ose espérer que le renseignement français procédait à une enquête sur notre passé et nos convictions politiques car, en contact permanent avec les Soviétiques (en présence et hors de la présence de Français), rien n’eut été plus simple, à la faveur de quelque sympathie réelle ou délibérément provoquée, que de leur rendre quelques « petits services » ou d’être à même de subir des pressions. Les ouvrages de John Le Carré connaissaient alors un énorme succès et, au sein des délégations soviétiques visitant usines ou laboratoires de recherche, nul ne doutait que le KGB avait des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.
J’ai évidemment commis quelques irrégularités, rien d’important (ce n ‘est pas moi qui ai sorti d’URSS le microfilm de l‘Archipel du Goulag…) . En tentant de combattre un régime totalitaire dans la mesure de mes faibles moyens, j’étais heureuse d’apporter une pierre au combat, combien vital et dangereux, de ceux qui vivaient en URSS et luttaient pour la défense de droits élémentaires.
Je tremble encore en pensant à ce qu’une structure telle que l’APAPE eût signifié en RDA ou en URSS, et les ressortissants des pays de l’Est devaient à juste titre se méfier de nous. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, à l’exception d’un compte-rendu faisant état des modifications du programme et du décompte de nos heures de travail, nous ne faisions aucun rapport sur les opinions ou la conduite parfois « très slave » de nos invités et n’étions jamais interrogées sur ce point. Nous n’avions également aucune information sur leur biographie : internet n’existait pas. Nos visiteurs arrivaient cependant en France en ayant reçu des informations sur nous et, à leur retour en URSS, ne manquaient pas de rendre compte de l’attitude de l’interprète à l’égard de leur patrie.
Le lecteur aura compris que les interprètes de l’APAPE étaient certes exploitées mais, d’une certaine façon, ravies de l’être. Qui, en cette période de guerre froide et de tension extrême, pouvait côtoyer de près une telle palette de citoyens soviétiques – intellectuels, modestes spécialistes ou puissants membres du parti ? Mieux observer l’influence que les compagnons de route, encore très présents, exerçaient sur la vie intellectuelle française ? Et enfin qui – du festival d’Avignon aux centrales nucléaires en passant par l’élevage de poulets -, pouvait avoir une vision aussi complète des réalisations françaises, qu’elles soient grandes ou modestes ?
Un extrait du billet intitulé Histoire d’une émigrée, la seconde génération illustre différents aspects de ma vie au cours de ces années…
…..Ce fut alors que l’URSS vint à moi. A la maison, l’argent manquait, le ministère des affaires étrangères avait besoin d’interprètes pour les ressortissants soviétiques officiellement invités en France. Directeur du Bolchoï, économistes, journalistes influents, cinéastes, médecins, ministres avec suite au Crillon et champagne dans la nuit, colloques, innombrables discours, invités disparus dans la nature et retrouvés ivres morts cinq minutes avant un entretien de haut niveau… mais aussi modestes spécialistes en béton armé, élevage de poissons, tomates hybrides ou conservation de cadavres, j’approchais la société soviétique dans sa diversité. Souvent accompagnés d’un représentant des « organes » déguisé en collègue, dûment avertis des innombrables dangers du capitalisme, ils arrivaient terrorisés : les interprètes n’avaient qu’un seul but, les séduire, écrire des rapports sur leur conduite ; les Français essaieraient de les sonder politiquement et de soutirer leurs secrets ; interdiction d’aller seul le soir à Pigalle, haut-lieu de la débauche…
Je connus de longs trajets en train, enfermée dans un compartiment avec des hommes corpulents qui, à peine installés et en pleine chaleur, se mettaient en manches de chemise pour sortir de leurs valises cognac et saucisson, d’interminables dîners en bateau-mouche avec des fonctionnaires russes et français peinant à trouver des sujets de conversation ou, pire encore, des Français devisant entre eux sans se préoccuper de leur invité…mais aussi de pathétiques femmes en pleurs n’osant quitter les toilettes d’un restaurant, incapables d’actionner une chasse d’eau au mécanisme inconnu, des ministres me disant tout bas – Je prends quelle fourchette ? ou encore des hommes me demandant en cachette de les aider à retrouver un parent, avec ce que cela nécessitait de courage à l’époque. Certains ne photographiaient que des ordures, des prostituées et des clochards ; d’autres demandaient « C’est un garçon ou une fille ? » devant une nativité ; d’autres encore se levaient à l’aube pour marcher dans Paris, la ville de Hugo, Zola, Balzac …dont ils possédaient les œuvres complètes à la maison.
La fréquentation quasi quotidienne de cette Russie que je n’avais pu rencontrer en URSS, l’expérience peu à peu acquise du comportement très particulier des Soviétiques (j’étais fascinée par cette vie de groupe ne laissant à l’individu aucune possibilité de s’isoler ainsi que par l’habilité de certains à contourner l’obstacle), jointe à une meilleure perception de leurs joies et de leurs peines, le long règne de Brejnev et l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir contribuèrent à l’instauration d’un nouvel équilibre entre les deux parties antagonistes de moi-même, l’occidentale et la russe. Ce n’était plus une question de choix, j’étais tantôt, parfois simultanément, l’un ou/et l’autre, mes convictions politiques demeurant – faut-il le préciser ? – du côté des Français. Divorcée, ayant quitté sans regret le monde replié sur lui-même de l’émigration, j’étais libre.
D’une certaine façon, les Russes le devenaient aussi (sous Gorbatchev, ce fut un véritable défoulement, et je frémis encore en me remémorant, dans la bouche de purs produits soviétiques, des phrases telles que « Staline fut pire que Hitler parce qu’il exterminait des Russes alors qu’Hitler se contentait de tuer des Juifs »… Oui, les temps changeaient). A l’exception de quelques communistes irréductibles pour lesquels un voyage à Paris se résumait à l’achat d’un pull en mohair pour leur femme (comme tous les ressortissants du tiers-monde, celles-ci se montraient particulièrement exigeantes dans les magasins, chipotant sans fin sur la couleur, le prix), certains Soviétiques n’avaient plus peur de moi. Je n’avais jamais caché que j’étais fille d’émigrés anticommunistes et ils commençaient à poser des questions, à trouver cela intéressant (« Vos parents ont bien fait de partir »). L’Archipel du Goulag venait de paraître chez YMCA Press et, de temps à autre, je prêtais pour la nuit ce brûlant petit livre rouge (l’éditeur avait pensé à tout, le format était celui d’un livre de poche) ; j’emmenais subrepticement cinéastes ou physiciens au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois ; il y eut quelques soirées mémorables dans mon appartement de la rue de la Cité universitaire, nous écoutions Boulat Okoudjava, Vladimir Vissotsky, Aliocha et Valia Dimitrievitch, Dina Verny… « Etes-vous heureuse, Marina ? » me demanda l’écrivain Fédor Abramov, cinq minutes après avoir fait ma connaissance : quel Français poserait pareille question ?…

Fedor Abramov (1920-1983). Fils de paysans, il gagna tôt sa vie et devint professeur de littérature à Leningrad avant de se brouiller avec le régime, sans jamais rompre les ponts.
Abramov étant un hôte de marque, il fut reçu par le chef de l’APAPE – Que voudriez-vous voir en France? La côte d’Azur ? Parfait.
Le voyage effectué en 1976 avec cet « auteur paysan » issu d’une famille pauvre de la Russie septentrionale dont je ne connaissais ni la biographie (j’apprends aujourd’hui par le web qu’il fit partir du SMERSCH pendant la guerre), ni l’oeuvre, demeure à bien des titres exemplaires.

Ivan Bounine (1870 -1953), auteur russe exilé en France, reçut le prix Nobel de littérature en 1933. Il fut le premier des cinq prix Nobel russes, le dernier ayant été attribué en 1987 à Brodsky après son expulsion d’URSS.
Abramov était intelligent, curieux de tout et, à quelques réserves près que nous respections tous deux, pouvait se permettre de parler librement.
Disposant d’une voiture, nous fîmes le grand tour : Monte-Carlo où, dans un des petits salons privés du casino, il observa longuement une belle personne aux mains soignées venue avec sa dame de compagnie et jouant de fortes sommes, une coupe de champagne à portée de la main ; dans la chapelle de Vence peinte par Matisse, il m’impressionna en analysant la disposition très subtile des vitraux (je ne m’attendais pas à telle finesse de perception) ; à Grasse, où, voulant retrouver la villa de Bounine, nous obligeâmes la police (qui, on l’imagine, ignorait tout du prix Nobel de littérature) à nous ouvrir ses archives avant de découvrir la villa par le plus pur des hasards. Enfin, comme nous nous entendions parfaitement et abordions de nombreux sujets (il m’interrogeait sur l’émigration et ce premier contact avec un enfant d’émigrés ne manqua pas de l’intéresser), je l’amenais chez un ami aixois parfaitement russophone qui, sur le point de se rendre chez des amis dans la Drôme, nous invita à l’accompagner. Alors qu’elle eût pu n’être que agréable, la soirée que nous passâmes attablés sous un arbre, buvant et mangeant de bonnes choses jusque tard dans la nuit, demeura un moment rare dans le souvenir de tous. On aborda les grandes thèmes, toujours les mêmes – le destin de la Russie et de l’Occident – sans lesquels il n’y a pas de véritable conversation pour un Russe… J’ajoute pour compléter le tableau que, de retour à Paris, j’aidais Abramov à acheter une place pour un spectacle fort dénudé de « life-show » où, en bon Soviétique, il rêvait d’aller.
C’était ce que j’attendais, cette rencontre avec le meilleur de ce que « la civilisation soviétique », enfantée dans la peur et placée sous le signe du mensonge, était parvenue à créer en dépit, ou à cause, de tant de malheurs. D’autres rencontres de ce type eurent lieu avec des hommes célèbres ou inconnus, et à chaque fois, ce fut une découverte. Elles me réjouissaient profondément, me faisant oublier la langue de bois de certains invités, les trois semaines passées à Sète en compagnie d’un technicien spécialisé en élevage de saumon avec, pour unique distraction, un cinéma passant Massacre à la tronçonneuse (c’était avant internet) ou encore la visite d’un centre de recherche avec dîner chez le directeur…
Et « Merci Bakou » ? Voici l’histoire : en récompense de quelque service rendu, un Azeri avait été inclus à un colloque de pathologie cellulaire. Il s’ennuyait ferme et ne rêvait que d’une chose, trouver une couronne de fleurs d’orangers pour le mariage imminent de sa fille.Lors d’une interruption de séance, il me prit à part : – Dites-moi, Marina, pourquoi les Français parlent-ils tout le temps de Bakou ? – De Bakou ? – Mais oui… merci Bakou, merci Bakou…
Je détestais le régime, pas les hommes, même compromis avec le pouvoir : et nous, qu’aurions-nous fait ? Il y a cependant des compromissions et des crimes que l’on ne peut oublier et qu’il nous appartient de continuer à dénoncer.
Marina Gorboff. Paris. 3 août 2015
https://gorboffmemoires.wordpress.com/2015/08/03/merci-bakou/
contact: gorboff.marina@gmail.com
Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff :
