Qui se souvient de Roubachof ?

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C’était à Berlin. A la sortie de Hohenschönhausen, la tristement célèbre prison de la Stasi transformée en musée, Arthur Koestler (1905-1983) s’est rappelé à moi. Je ne me souviens plus des ouvrages de la librairie – ils étaient en allemand -, mais j’ai reconnu Le Zéro et l’Infini (1941) et La Lie de la Terre (1942). Pour la première fois depuis mon arrivée en Allemagne, nazisme et communisme étaient ouvertement associés ; la Stasi avait favorisé ce rapprochement. Et dans cette ville aux multiples cicatrices, il ne cessait de s’imposer à moi…

Les Allemands avaient raison de mettre en avant les ouvrages très largement autobiographiques d’Arthur Koestler, juif hongrois, membre du Komintern de 1931 à 1937, écrits sous le choc d’une rupture avec Moscou, d’autant plus douloureuse que l’engagement avait été total. Il savait que l’emprisonnement, les aveux et l’exécution du stalinien Roubachof auraient pu être les siens. Il savait également que l’écriture est une forme de thérapie et qu’au-delà de son témoignage – un devoir – , elle l’aiderait à préserver un certain équilibre mental. « Je suis en paix avec moi-même parce que j’ai témoigné » écrit Primo Levi à la même époque.

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Arthur Koestler ( 1905-1983) cesse de cultiver sa « névrose politique » en 1950 pour traiter dans ses ouvrages de questions scientifiques et philosophiques. Grand buveur, grand séducteur, il s’installe à Londres où, malade, ils se suicide avec sa troisième femme.

L’énorme succès du Zéro et l’Infini tient à la date de sa parution (1941 en Grande-Bretagne, 1945 en France). En URSS, il y a  la Terreur, les purges…et bientôt Staline, grand vainqueur de la guerre. En France, la toute-puissante machine du parti communiste français accuse le « renégat » de mettre à mal les idéaux de la « Grande  Lueur Rouge venue de l’Est ». Le parti rassemble donc ses troupes pour dénoncer les « mensonges » d’Arthur Koestler, accroissant ainsi la notoriété de l’ouvrage, dont le tirage atteint 200.000 exemplaires.

Le Zéro et l’Infini est l’histoire et le bilan à peine romancés des années communistes d’Arthur Koestler (1931-1937). En 1938, son incarcération  dans le couloir de la mort d’une prison franquiste – où il entend pour la première fois les cris et les salves de ces exécutions qu’il  approuvaient en URSS -, achève de lui faire perdre la foi. Comme celui de tous les ex-communistes ayant participé à « cette gigantesque farce », son réquisitoire est implacable.

Les années qui suivent la rupture sont mouvementées. En 1939, à peine libéré de prison, Koestler (de nationalité hongroise), est interné par les Français en tant qu’ « étranger indésirable » dans le camp du Vernet (sombre page de l’histoire de la France d’avant et d’après l’occupation). En 1940, ayant réussi à rejoindre la Grande-Bretagne, il entreprend la rédaction du Zéro et l’Infini dans une prison anglaise. La Lie de la Terre (1942), récit de sa détention dans ce camp qu’il n’hésite pas à comparer à un camp nazi, suivra bientôt. Il faut attendre David Rousset et surtout Alexandre Soljenitsyne pour que l’on puisse établir d’autres comparaisons.

De la publication du Zéro et l’Infini (1941) à celle de l’Archipel du Goulag (1974), aucun témoignage dénonçant la dictature communiste n’avait sérieusement entamé le bunker hermétiquement clos que fut l’URSS de Staline et de ses successeurs. Trente années de silence, que seul Arthur Koestler a rompu avec fracas. Il fut le premier et quasiment le seul dont la voix se fit entendre en Occident ; inutile de préciser qu’elle ne résonna jamais en Union soviétique. Il m’a semblé qu’en ce trentième anniversaire de sa mort, l’histoire de cet homme aujourd’hui peu connu méritait quelques minutes d’attention.

J’ai lu Le Zéro et l’Infini à vingt ans: l’ouvrage m’avait impressionné, conforté dans un anticommunisme familial. Mais que savions-nous alors de l’URSS, de ses prisons, des innocents abusivement incarcérés, des communistes prêts à mourir au nom du Parti qui les avait condamné ? Soljenitsyne et la grande littérature carcérale russe – Chalamov, Grossman  et tant d’autres -, étaient encore à venir. 

Paru en 1949, »1984″, de George Orwell (1903-1950) est une satire des dictatures, quelles qu’elles soient. Big Brother est aussi universellement célèbre que le personnage de Charlot.

Sachant ce que nous savons aujourd’hui, Arthur Koestler a réussi un exploit. Certaines phrases du Zéro et l’Infini font partie de la mémoire collective de ma génération : le BEDOUT, LES DAMNES DE LA TERRE, notamment,  tapé par l’occupant de la cellule 406 sur le mur de la cellule de Roubachof (j’écris ce nom tel qu’il figure dans la première traduction du livre). Inlassablement répétée en un ironique contre-pied de l’Internationale, la même faute – le BEDOUT –  est rapidement devenue, avec « Tous les hommes sont égaux, mais certains sont moins égaux que d’autres » de George Orwell (La ferme des animaux, 1945), un code, le signe de reconnaissance

Avant Soljenitsyne, trois livres, et trois livres seulement, avaient  réussi à fendre l’armure de la propagande communiste : Le Retour de l’URSS (1936) de Gide  (vilipendé par les intellectuels, peu accessible au grand public) et, quinze ans plus tard, J’ai choisi la Liberté (1947) du transfuge soviétique Victor Kravtchenko (1905-1966). A mi-chemin, Le Zéro et l’Infini  (1945) de Koestler.j ai choisi

Victor Kravtchenko « choisit la liberté » en 1944. En1947,son livre connait un immense succès. En 1949, il intente et gagne un procès contre Les Lettres françaises, soutenues par le parti communiste. Il émigre aux Etats-Unis et se suicide(?) dans une chambre d’hôtel. Nina Berberova fut son amie.

Il serait bon que les nombreux lecteurs de pays ex – communistes qui suivent ce blog ainsi que les générations qui, vivant sous la permanente dénonciation du nazisme, savent à peine ce que communisme veut dire, prennent le temps de lire Le Zéro et l’Infini…Et qu’ils se précipitent, comme nous le faisions autrefois après avoir regardé « Apostrophes », à la librairie la plus proche ou aujourd’hui sur internet afin de commander Le Zéro et l’Infini (Слепящая Тьма, 1989, belle traduction du titre anglais, Darkness at noon, tiré d’un vers de Milton).

Car jusqu’à la parution d‘Une journée d’Ivan Denissovitch (1962) et surtout de l’Archipel du Goulag (1974) de Soljenitsyne qui, débordant largement les frontières de l’URSS, ébranlèrent l’Union soviétique et le monde, trente années d’affrontements idéologiques ont divisé l’Occident en camps opposant « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas ». La propagande communiste écrasait la voix des émigrés russes et de ceux qui, dénonçant la dictature soviétique, ne pouvaient être que des « fascistes » (parade classique, toujours d’actualité) puisque leur pensée s’opposait à la leur.

Arthur Koestler vers 1950. Communiste convaincu, il  voyage  seul en URSS et dans les républiques asiatiques ( 1932 – 1933) afin de réaliser un reportage sur le plan quinquennal, refusé par la censure.

Amplifiés par la presse de gauche, les témoignages de voyageurs occidentaux revenus du « pays des soviets » – membres du PC, intellectuels acquis à la cause (Aragon, Malraux, etc.), ou hommes politiques, tel celui de Herriot en Ukraine : « Les récoltes décidément sont admirables ; on ne sait où loger les blés »… alors que la famine délibérément provoquée par le régime faisait six millions de morts (on parle aujourd’hui de génocide) -, étouffaient les rares écrits de journalistes, d’ouvriers spécialisés ou membres du parti dénonçant le grand mensonge du communisme… « Bref, nous étions à tous égards du côté des anges » écrira Koestler.

Mais revenons en arrière : le jeune Arthur Koestler veut tout voir, tout connaître :  le métier de journaliste lui convient parfaitement.  A la fois bourlingueur et intellectuel, il est de la race de Blaise Cendrars, Joseph Kessel, Romain Gary… Les plus brillants intellectuels de son temps sont ses amis : Stefan Zweig, Thomas Mann, Joseph Roth, Manès Sperber, Raymond Aron, Walter Benjamin (« En cas de coup dur, avez-vous quelque chose pour vous en sortir? » lui avait demandé celui-ci, avant de lui donner la moitié de sa morphine afin de mettre fin à ses jours s’il était capturé par les Allemands… ce qu’il fera lui-même). L’amitié n’est pas toujours un vain mot.

« Chien galeux promu vedette mondaine » disait Koestler en parlant de lui-même. Le succès de son livre le place au centre de toutes les polémiques et de toutes les attentions : il milite contre la peine de mort avec Albert Camus, fréquente Sartre et Beauvoir qui, fidèles à eux-mêmes, refuseront un jour de serrer la main de ce « traître », agent de l’impérialisme américain.

Juif non croyant, le jeune Arthur brûle son livret d’étudiant pour se rendre en Palestine, travaille quelques mois dans un kibboutz, est déçu, survit misérablement en Palestine et en Syrie, devient journaliste et s’installe à Berlin. La montée du national socialisme ainsi que l’engagement de nombreux intellectuels européens pour « la patrie des opprimés » le pousse, par le biais… »d’une combinaison de balalaïkas, de Dostoïevski et de marxisme »… à s’inscrire au parti communiste allemand. Il veut aller vivre en URSS mais le Parti à ses raisons : – Tu seras plus utile en demeurant journaliste et en dissimulant tes convictions, lui dit-on. Ta place est au Komintern, au sein duquel tu participeras à la révolution internationale ».

Rien de plus excitant qu’une double identité, une double vie. Sous couvert de divers organes de presse, dont certains de droite, le jeune Arthur parcourt l’URSS de 1932 à 1938, assiste à la famine d’Ukraine, se fait des amis dont certains, persécutés,  lui racontent leur emprisonnement – Koestler utilisera ces témoignages pour Le Zéro et l’Infini -, constate l’état déplorable du pays. Comme Grossman, il comprend tout et ne dit rien. En 1933, la publication du Retour de l’URSS de Gide l’indigne sincèrement. « Quel scandale !…Je pensais qu’il trahissait en jugeant sur l’instant au lieu de juger dans le cadre historique ».

Arrêté en Espagne (1938) où, sous couvert de journalisme, il est parvenu à s’infiltrer au  cœur du quartier général de Franco, il est condamné à mort, emprisonné, sauvé…mais entre temps, il a perdu la foi. Mis au secret dans une prison espagnole (« La porte de la cellule claqua en se refermant sur Roubachof », tel est le début du livre), il entend pour la première fois les cris, les salves des exécutions : « Avant, c’était une abstraction… mais j’avais vu. Intérieurement, c’était fini, parce que j’avais été pour la première fois face à face avec cette affreuse réalité. Je ne pouvais plus croire que la fin justifie les moyens. Tous les moyens. Pour moi, la fin ne justifie plus les moyens que dans un cadre très très limité ».

1939. La poignée de main Staline et Ribbentrop à la suite de la signature du pacte de non agression germano-soviétique.

La svastika flottant en 1939 à l’aéroport de Moscou (introuvable photographie, soigneusement censurée) lors du retour de Ribbentrop en Allemagne après la signature du pacte germano-soviétique – préfiguration du choc que furent Budapest et Prague – parachève la rupture. Dans La Lie de la Terre, Koestler décrit le désespoir des communistes du camp : … « Ils étaient complètement abandonnés, encore titubant sous le coup qu’ils venaient de recevoir, cherchant désespérément une explication. Les journaux du Parti étaient supprimés et les slogans chuchotés qui filtraient « d’en haut » n’avaient ni queue ni tête…La croyance messianique à laquelle ils avaient consacré le meilleur d’eux-mêmes était une duperie ; ainsi, ils avaient été bafoués, battus et emprisonnés pour rien… Ils fermèrent les yeux comme on leur avait appris à le faire et replongèrent la tête baissée dans les profondeurs de la foi absolue, irréfutable et aveugle. »

Le Zéro et l’Infini eût pu être l’histoire d’Arthur Koestler s’il avait vécu en URSS. Elle demeure celle de ces milliers d’anonymes dont,  au long de trente longues années, la voix ne s’est jamais faite entendre en Occident. Notre histoire, peut-être, si, par malheur, nous avions cru  aux mensonges du  communisme.  
« Je viens de relire ce livre…écrit Arthur Koestler à propos du Zéro et l’Infini. Les dialogues politiques du roman me font l’effet d’un journal intime reflétant la marche d’un pèlerin vers la liberté intérieure »…

Habilement mené, d’une écriture accessible à tous, l’ouvrage aborde la forte relation unissant accusateur (ancien camarade du parti ou homo sovieticus vierge de tout passé bourgeois) et accusé, l’énigme des aveux sans torture obtenus au nom de l’idéal révolutionnaire, les contacts entre détenus… 

« La porte de la cellule claqua en se refermant sur Roubachof…. »

                                                                          Marina Gorboff, Paris, le 10 mars 2017

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