
Berlin. Musée juif. 2010. »Qu’emporterais-tu si « tu » devais quitter ton pays? » Archives Gorboff(c)
Le lecteur se souvient peut-être d’un voyage à Berlin, effectué en 2010. Je retrouve des photographies prises au musée juif. L’une d’elles porte la légende suivante :
« Qu’emporterais-tu si « tu » devais quitter ton pays ?
Légèrement modifiée – « Qu’emporterais-tu si « ta »maison brûlait » ? – cette question aurait pu figurer dans un magazine. Et en ce lieu qui n’avait rien de ludique, elle était d’autant plus choquante qu’elle ressemblait à une énorme faute de goût.
Tout est ambigu sur cette photographie, l’image elle-même, établissant un parallèle entre le départ de joyeux jeunes gens (juifs, non-juifs?) en train (en wagon à bestiaux?) et un convoi de déportés. La question, ensuite, excluant le public adulte pour ne s’adresser qu’à des « jeunes » apparemment en route pour en camp de vacances, comme si le voyage (la déportation) ne concernait pas d’autres tranches d’âge. La mise en situation du visiteur, enfin : soulagé de ne pas se trouver à la place des juifs (comment ne pas penser à eux ?), il joue à se faire peur. La photographie est là pour ça.
Au bas du panneau, à l’exception de tout autre, le mode de réponse accentue davantage encore le caractère ludique de l’ensemble. Comme à l’école, chacun s’identifie à un prénom – tous typiquement allemands, sans aucun John ou François et encore moins d’Ivan ; un Salomon eût été impensable. Se mettant à la place de Rudi ou d’Alice, le visiteur appuie sur un bouton et sélectionne des réponses.
Je regrette de ne pas avoir regardé la liste des objets que ces joyeux jeunes gens (contemporains) auraient aimé emporter (documents, argent, ordinateur, photo du petit ami, le nounours de leur enfance, que sais-je ?). Le questionnaire achevé, celui qui a répondu s’attend probablement à des commentaires semblables aux réponses apportées à un jeu : ton choix nous permet de mieux « te » connaître, « tu » es une affective… une battante …une rêveuse.
Et pourtant, au-delà de l’étonnante réduction de la Shoah à un jeu, ce panneau de vulgarisation a raison d’être. Il n’est pas le fruit d’une erreur et les historiens qui, en 2001, ont mis en place ce musée conçu par Daniel Libeskind, l’ont sciemment inclus dans le parcours de l’exposition. Car il soulève deux points importants : l’oubli d’un passé relativement récent par les générations d’après – guerre (jeunes Allemands, Russes, Français…), ainsi que l’importance de l’objet de substitution – « l’objet-mémoire » – établissant un lien à la fois tangible et affectif entre l’homme et son passé.
Tout a été dit sur l’indifférence des jeunes à l’égard de l’Histoire, notamment vis-à-vis de leur histoire familiale. Pressés de vivre, mes petits-enfants ne lisent pas ce blog qui leur est destiné. Je sais qu’ils le feront tôt ou tard, comme je l’ai fait pour les Souvenirs de mes parents. Il y a un temps pour tout, dont celui de la recherche de ses racines.
Reste l’objet et plus précisément l’objet-mémoire, celui de l’exil, de la déportation, de l’enfermement, de la fuite …mais également celui du bonheur et des jours heureux. Ces objets nous concernent tous : nous avons tous connu des moments de bonheur et des drames, et nos propres objets-mémoire sont aussi puissamment évocateurs que ceux des exilés ou des déportés. Mais ces hommes qui, dans la hâte et la confusion, ont un jour choisi quelques objets précieux (chers à leur cœur ou monnayables) avant de jeter un dernier regard sur ce qui fut leur maison et, au-delà, leur pays, ont investi ces objets de tant de sentiments exacerbés propres à la communauté de ceux qui partageaient leurs idées – douleur d’un départ forcé, souvenir des horreurs de la guerre civile (la pire de toutes), amertume de la défaite, appréhension du saut dans l’inconnu et choc de l’exil – que la force de leur puissance évocatrice dépasse le drame personnel d’un individu.
Une chose est certaine : que ce soit une oeuvre d’art, un objet artisanal, une photographie ou un texte, l’objet-mémoire est, par définition, unique, tant il s’inscrit dans le destin de l’homme auquel il appartient et à l’histoire de son temps.
De l’exil de nos ascendants ayant quitté la Russie il y a cent ans, il ne reste quasiment rien. Les photographies, ce dénominateur commun de toutes les émigrations, forment le premier support de la mémoire : on les porte sur soi, on les montre à ses descendants, on cherche à mettre un nom sur un visage ou un lieu. Les autres objets-mémoire de l’émigration russe varient peu d’une famille à l’autre. Souvent petits car faciles à emporter et à dissimuler – ce fut principalement l’affaire des femmes, la vie des hommes étant soumise à trop d’impondérables -, icônes, croix de baptême, boucles de ceinturons, petites cuillères, tabatières commémorant un baptême ou un mariage ainsi que fragments de ruban militaire, œufs de Pâques et petits bijoux sans valeur (les autres ayant rapidement été vendus), forment le socle de son fonds mémoriel.
Avec la photographie de Petrovskoe, le seul objet-mémoire des Gorboff encore en ma possession est un bouton de manchette ayant appartenu à mon grand-père. Il a connu les aléas de la guerre civile, la fuite, l’exil ; et comme tant d’objets parvenus jusqu’à nous, sa survie est le fruit du hasard. Beaucoup ont été perdus, volés ou troqués en cours de route. Confiés à des amis très chers, d’autres ont mystérieusement disparu, parfois avec ces mêmes amis…Certains, enfin, mais ce sont là des cas exceptionnels, ont été détruits en exil par les émigrés eux-mêmes afin d’effacer à jamais ce passé qui, telle l’ombre perdue de Peter Schlemilh, entravait leurs pensées.
Il faut avoir le courage de reconnaître que ces objets de la première heure ont cessé de vivre. Posés sur un meuble ou enfouis dans un tiroir, ils sont peu à peu devenus invisibles, tels ces astres morts dont le rayonnement ne parvient plus jusqu’à nous. Seule, la création artistique, notamment littéraire, permet de restaurer pour un temps leur charge affective passée car si l’exil de nos parents continue de nous émouvoir, il ne nous concerne plus. Les Autres rivages (1951) si bien décrits par Nabokov ont depuis longtemps disparu de notre horizon.
Nous conservons aujourd’hui ces objets-mémoire par fidélité au passé, réservant lâchement à nos descendants le soin de décider de leur sort, sachant qu’ils donneront un jour ces reliques à un adolescent qui les échangera contre un autre objet, plus précieux à ses yeux. Perdus dans la masse d’objets similaires, les objets-mémoire cesseront alors d’être des objets uniques pour devenir des objets-mémoire sociologiques. Car à moins d’avoir appartenu à un grand homme, les objets du souvenir ne conservent pas indéfiniment leur charge émotionnelle : elle s’épuise d’elle-même lorsque personne ne prononce plus le nom de leur possesseur, et ignore son histoire.
Ce sont donc les objets de la deuxième heure, ceux de la vie des émigrés en exil, qui se substituent progressivement aux objets « d’avant » la fuite – la chute – originelle. Nous avons grandi auprès de ces objets familiers sans en mesurer pleinement la force symbolique, qui nous atteint parfois au coeur.
Dans Patrimoine (1991), Philip Roth raconte comment, à la mort de son père, un vieux juif de Galicie (ce creuset ashkénaze situé quelque part entre la Pologne et l’Ukraine dont tant de juifs, et notamment Joseph Roth, sont issus) il « voit » soudain, comme pour la première fois, le bol à raser du défunt : .. »Le bol à raser portant l’inscription « S.Roth »… que je retrouvais dans notre banale petite salle de bain de Newark… avait l’aura d’une trouvaille archéologique… l’impact d’un vase grec représentant les origines mythiques de la race ».

Plat commémorant l’anniversaire de mariage de son frère, peint par Sophie Gorboff en 1938. Paris. Archives familiales (c)
Ma rencontre avec « les origines mythiques de la race » fut tardive. Elle remonte à 2011 lorsque, dans un pavillon de la banlieue parisienne, ma cousine Marie Litviak m’a remis un plat un peu kitsch peint en 1938 par tante Sophie (1891-1982) à l’occasion du vingtième anniversaire du mariage de son frère, Jacques Gorbof (1896-1981) avec Vera Isnard (1896-1977).

Verso de ce plat, portant l’itinéraire des premières années d’émigration de Jacques et Vera Gorbof, de 1918 à 1938. Paris. Archives familiales(c)
Au verso, avec l’ancienne orthographe en usage avant la révolution, tante Sonia avait inscrit l’errance du couple.
Jacques et Vera Gorboff
- Mzensk (13.II.1918)
- Moscou
- Sud de la Russie guerre civile (1918-1921)
- Constantinople
- Rome
- Wiesbaden
- Mulhouse
- Passau
- Lyon
- Paris
- Paris/Lille
- Paris (13.II.1938)
Mieux qu’un bouton de manchette impersonnel, ce plat (qui, au cours de tant d’années, aurait pu être cassé, comme les cahiers de Souvenirs de ma grand-mère et de mon père auraient pu être perdus ou détruits par le feu, et c’est pour cela que je les conserve aujourd’hui dans une boîte métallique), ce plat que je n’avais jamais vu alors qu’il était dans la famille, est devenu pour moi – par le seul fait qu’il portait la trace écrite de la main de tante Sonia, comblait quelques taches blanches de la vie de mon oncle et avait échappé à la destruction -, l’incarnation même de l’objet-mémoire.
Avec le temps, d’autres objets acquis au cours des premières années d’exil ou ayant appartenu à des êtres chers deviennent des objets de substitution dont le pouvoir ne cède en rien aux objets d’origine. On se souvient d’eux alors qu’ils ont depuis longtemps disparu, jetés sans sentimentalisme aucun par les émigrés qui, comme tant de pauvres, remplaçaient sans état d’âme une belle chemise mille fois ravaudée par une neuve, plus grossière. L’objet utile avant le vieux, et même le beau.
Tel ce couteau de cuisine trouvé aux puces d’Istanbul ou d’Allemagne, usé en son milieu jusqu’au manche et encore utilisé dans les années soixante, témoin de tant de déménagements de pays en pays et d’appartement en appartement, dont je revois encore la forme ; ce cadre disgracieux bricolé pendant la guerre que j’ai côtoyé pendant un demi-siècle avec animosité avant de pouvoir le jeter après la mort de ma mère ; ou encore cette tasse, tellement semblable à celle dans laquelle mon père buvait le thé, dont la rencontre chez un brocanteur italien – aussi forte que la présence soudaine de mon père lui-même -, ne s’est prolongée que quelques jours avant que (fort heureusement, tant sa présence était devenue gênante) elle ne m’échappe des mains…Nos gestes parlent pour nous.
A mille lieux des objets collectionnés avec passion, souvent acquis au-delà de leur valeur marchande et dont la poursuite pimente agréablement la vie de ceux qui les chassent (masques, timbres, etc.) -, les objets-mémoire des émigrés anonymes (objet : du verbe latin objicere : chose mise en avant ou, littéralement, « lancée contre », dont la fonction est de lutter contre l’oubli), n’ont jamais été recherchés par les collectionneurs. Dénués de valeur artistique ou vénale (qui connaît le prix d’une boucle de ceinturon portée à même le corps pendant la guerre civile ?), leur charge affective ne peut être évaluée, et encore moins monnayée.
En se transformant en objet-témoin, l’objet-mémoire entame une nouvelle vie qu’il appartient aux professionnels – historien, anthropologue, sociologue -, d’étudier. Cette vie ne nous concerne plus. Comme la rencontre tout à fait unique et tardive d’un homme avec le bol à raser de son père ou ma rencontre, tout aussi tardive, avec le plat de tante Sophie, seul nous importe le souvenir de ce temps perdu dont nous savons qu’il est, par essence, éphémère, et qu’il disparaîtra avec nous. Entamant leur propre cycle, d’autres objets nous survivront.
Marina Gorboff Paris, 21 juin 2015
Pour citer ce billet : Marina Gorboff, les objets-mémoire Paris, 21 juin 2015, https://gorboffmemoires.wordpress.com/2015/06/21/les-objets-memoire/
contact : gorboff.marina@gmail.com
Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff :