Dans ce blog qui, je le rappelle, est avant tout destiné aux descendants francophones des émigrés russes, je voudrais évoquer le destin et la mémoire d’une femme qui m’est chère, Irina Nicolaevna Ougrimoff (1903-1994).
La jeune Irina Mouravieff émigre en 1925 à Berlin, puis à Paris ; en 1948, contre sa volonté car elle prévoit le sort qui l’attend, elle rejoint son mari en URSS où elle est condamnée à huit années de camp. Cette période de sa vie est relatée dans l’ouvrage de son mari, Alexandre Ougrimoff (1906-1981) « De Moscou à Moscou en passant par Paris et Vorkouta » Moscou, 2004, uniquement disponible en russe.
Nos deux familles se connaissaient depuis le début du siècle et nos liens n’ont cessé de s’entrecroiser pendant plusieurs générations, dont celle de mes enfants. En 1990, ma fille cadette et son mari, alors âgés d’un peu plus de vingt ans, visitaient Moscou et voyaient Irina Nicolaevna tous les jours. Comme ils rentraient d’une exposition de Mémorial, un violent orage les a contraints à se réfugier sous un porche. Et c’est là, sous les éclairs et la pluie, qu’ Irina Nicolaevna a raconté ses années de camp à ces jeunes Occidentaux à mille lieues de la réalité soviétique. Elle voulait qu’ils connaissent autrement que par des livres ce qu’avait été le Goulag. « Ce fut un grand moment » dit ma fille Hélène. L’une de ses filles s’appelle Irina.
Un peu d’histoire. Chacun sait qu’au lendemain de la guerre, Staline s’arrogea le mérite de la victoire sur l’Allemagne nazie et poussa les pions à son avantage, non seulement lors de la conférence de Yalta mais également dans une sphère plus restreinte. Accordant son pardon aux émigrés jusqu’alors qualifiés d’ennemis, il les appela à revenir en URSS. « Soviétiques ou émigrés, nous sommes et resterons toujours russes, leur fit-il savoir. Revenez dans votre patrie, aidez-nous à la reconstruire et mourez en paix sur cette terre que vous aimez tant ».
Ces paroles étaient celles que certains voulaient entendre et l’émigration russe se divisa en deux camps, ceux qui étaient pour ou contre le retour. Sur 11 000 émigrés ayant demandé le passeport soviétique, près de 5 000 personnes, le plus souvent mal insérées dans la société française, nostalgiques d’un passé idéalisé ou membres de la Résistance au sein de laquelle les communistes français vénéraient l’Union soviétique, crurent que les victoires de l’Armée rouge allaient ouvrir en URSS une ère de réconciliation. On sait qu’à peine arrivés, la grande majorité d’entre eux fut envoyée en relégation ou expédiée au Goulag.
Les Ougrimoff et les Gorboff étaient liés depuis Moscou ; de huit ans plus âgé qu’Alexandre Ougrimoff, Michel Gorboff, mon père, avait assisté à son baptême, ce qui témoigne de liens étroits entre les familles. Ils se sont apparemment distendus à Paris car je n’ai jamais entendu évoquer de rencontres entre ma grand-mère et les parents Ougrimoff, mais cela se passait bien avant ma naissance ; je me souviens toutefois avoir accompagné papa chez une vieille dame (la mère d’Irina Nicolaevna ?) afin de lui dire adieu à la veille de son retour en URSS, en 1948. Avec sa fille Irina, 44 ans, et sa petite-fille Tatiana, âgée de 13 ans, elle partait rejoindre son gendre au « pays des soviets ». La guerre froide venait de commencer, Staline voyait des espions partout et le Goulag fonctionnait à plein régime.
Papa et Alexandre Ougrimoff – familièrement appelé « Chouchou » – s’étaient retrouvés en 1925 chez les Mladorossy, mouvement monarchiste de « Jeunes Russes » hostiles au pouvoir soviétique. Sous la conduite de leur chef, Alexandre Kazem-Bek (1902-1977), il rassemblait les forces vives de l’émigration à la recherche d’un mode de gouvernement capable de diriger le pays après la chute, supposée imminente, du communisme. Les Mladorossy avaient trouvé la bonne formule : « Le tsar (une monarchie constitutionnelle) et les soviets ». Nous n’allons pas décrire ce mouvement fascisant nettement inspiré de Mussolini, ni l’histoire de son chef qui émigra aux USA avant de passer en URSS en 1954. Disons seulement que lorsque la guerre éclata, la très grande majorité de ces pseudo « fascistes » se rangea au côté des Alliés.
Le mouvement étant composé de jeunes gens, de nombreux couples se formèrent dont celui de mes parents et des Ougrimoff. Fille de Nicolas Mouravieff (1870-1936) – éminent avocat, proche de Tolstoï (qui lui confia la rédaction de son testament) et fondateur de la Croix-Rouge russe -, Irina Mouravieff était douée pour le dessin et la création de costumes. Elle fit ses classes auprès de différents peintres et, l’accès à l’Ecole de Théâtre de Moscou lui ayant été refusé « pour origine non-prolétarienne », émigra à vingt-trois ans à Berlin, où elle acheva en 1929 une école similaire. Irina Nicolaevna vint alors à Paris, devint de 1930 à 1937 membre actif des Mladorossy et épousa Alexandre Ougrimoff en 1932 ; leur fille Tatiana naquit en 1934.
Je ne sais plus comment j’ai appris qu’avant d’épouser « Chouchou », Irina Nicolaevna avait vécu avec mon oncle Jacques ce que les Russes appellent « un roman ». – Comment le sais-tu ? me dit-elle, légèrement offusquée, lorsque je l’interrogeais sur ce point, avant de reconnaître les faits. Marié, Jacques Gorboff n’eut pas le courage de rompre. La pensée qu’elle eût pu devenir ma tante et échapper ainsi à un retour en URSS accrut davantage encore la grande affection que, dès l’enfance, je portais à cette amie de mes parents, la seule à posséder cette « intelligence du coeur » que je n’ai jamais trouvée ailleurs. Une amitié particulière unissait Irina Nicolaevna à mon père.
On peut affirmer sans risque de se tromper qu’Alexandre Ougrimoff connut plusieurs vies, toutes hautes en couleur. Issu d’une famille d’éminents juristes et agronomes expulsés de Russie en 1922 (il était alors âgé de 16 ans), il étudia l’agronomie à Munich et s’installa à Paris en 1929. Ce fut l’époque des Mladorossy. En 1940, il prit la direction technique de la Minoterie de Dourdan, à trente kilomètres de Paris, en zone occupée. Au sein du « groupe de Dourdan », Alexandre Ougrimoff participa activement à la Résistance, cacha des aviateurs américains et canadiens et participa à la libération de la ville, ce qui lui valut la Croix de Guerre en 1946. Nous verrons plus loin à quel point Alexandre Ougrimoff était un homme d’action.

Tatiana Ougrimoff (1934-2004) telle que je me souviens d’elle enfant. Ici, un an après son arrivée en URSS, 1949. Archives Ougrimoff(c)
A mes yeux d’enfant, la famille Ougrimoff était particulièrement intéressante. Il y avait la grande maison de Dourdan ; un chien ; je retrouvais Tatiana, dite « Tatka », mon aînée de deux ans, avec la joie d’enfants uniques pouvant enfin partager leurs jeux ; elle m’obligeait à faire le salut militaire chaque fois que je passais devant une grande photographie de Staline épinglée au mur, au-dessus d’une carte d’Europe ornée de punaises marquant la progression de l’armée rouge ; tard dans la nuit, « oncle Chouchou » nous emmenait parfois tirer sur les rats qui infestaient les silos (on ne m’a laissé tirer qu’une seule fois, je me souviens encore du recul de l’arme). Mais ce que je dois surtout à Dourdan, c’est la vision, unique et inoubliable, de nos parents « jouant à l’avion », comme nous aurions pu le faire : assis sur les barreaux d’une échelle dont les extrémités reposaient sur des chaises, les bras déployés pour figurer les ailes, ils riaient en imitant le bruit du moteur en disant des choses incompréhensibles tout en faisant semblant de voler …
Cela se passait pendant la guerre. Je garde une lettre que Tatiana m’a envoyée en 1998 après le décès de ma mère. Elle évoque cette époque.

Fragment d’une lettre de T. Ougrimoff adressé à M.Gorboff,1998. Archives Gorboff (c). Ecrite à l’encre verte (les autres encres étant alors introuvables à Moscou), cette couleur imposée puis adoptée par Tatka fut longtemps une sorte de signe de reconnaissance
…. » Chère Marina, j’ai envie de te dire que j’ai beaucoup pensé à nos deux familles et surtout à ta mère après ton coup de téléphone, – et remué d’anciens souvenirs. Ceux que j’ai gardé d’elle sont tous très anciens … Il y en a un de pur bonheur. Ce devait être en 42 ou en 43 ; plusieurs arrestations ont frappé beaucoup de résistants de Dourdan et mon père a décidé de nous mettre à l’abri, ma mère et moi. On est parti un beau matin à vélo par des chemins perdus pour aller se cacher derrière les buissons lorsque passait une voiture. Après ce voyage éprouvant, on a vu soudain un beau château au milieu d’une immense pelouse verte : Saint-Sulpice-de-Favières . Le château, ô bonheur, était peuplé d’enfants comme moi, c’est-à-dire russes : une double chance car j’avais toujours souffert de ma condition d’enfant unique et de russe unique à Dourdan. Ta mère y régnait, majestueuse et belle ( pendant de nombreuses années, maman dirigea des colonies de vacances pour enfants d’émigrés russes) ; et moi, je m’y sentais comme un poisson dans l’eau, à un tel point que quand mon père est venu nous chercher, je ne voulais plus repartir et ta mère a consenti à me garder encore… »
La fracture que, dès mon jeune âge, j’avais perçue entre nos familles (on se souvient de Tatiana « m’obligeant » à saluer Staline) était celle qui séparait mes parents des émigrés « pro-soviétiques » : on a vu que cette divergence d’opinion n’entamait en rien leur amitié. L’invasion de la Russie (aucun émigré n’utilisait le mot « URSS », ni « Patrie ») par Hitler avait ranimé leur patriotisme quelque peu atténué par des décennies d’exil. Faisant abstraction de la dictature communiste jusqu’alors dénoncée avec force, certains émigrés firent de Staline leur héros.
Passer des Mladorossy – Jeunes (patriotes) Russes – aux « Patriotes soviétiques » n’était pas dans la logique des choses mais c’était, d’une certaine façon, compréhensible, car relevant d’un puissant dénominateur commun, l’amour de la Russie. Sérieusement entamé par le pacte germano-soviétique, l’orgueil national des émigrés motiva pour une grande part la démarche – tout à fait irrationnelle – de ceux qui voulaient rentrer « chez eux »… La moitié de ceux qui avaient demandé un passeport soviétique retrouva cependant ses esprits (nul n’ignorait l’existence de la dictature communiste) et ne revint en URSS que des années plus tard, en touriste, avec un passeport français.

Alexandre Ougrimoff (1906-1981) à Dourdan. 1940. Archives Ougrimoff (c). Je prends la liberté d’utiliser l’iconographie de son livre.
Alexandre Ougrimoff céda d’autant plus facilement à l’euphorie de la victoire qu’il avait côtoyé des communistes français au sein de la Résistance. Il acquit la nationalité soviétique, devint président d’une section locale de « L’Union des citoyens soviétiques en France ». En 1947, son activité au sein de ce groupe (proche des communistes français s’opposant à la politique du gouvernement de Jules Moch) lui valut d’être expulsé en URSS avec une vingtaine de personnes. Les familles devaient suivre.
Les Gorboff prirent le chemin inverse : apatride, oncle Jacques s’engagea en 1939 dans la Légion étrangère, fut blessé et entreprit de cultiver la terre dans le sud de la France ; il revint ensuite à Paris et devint chauffeur de taxi afin de se consacrer à l’écriture. Papa, qui avait très vite compris que la dictature communiste ne serait pas facile à éradiquer, était devenu français dès 1930. Mobilisé, il revint à Paris sans avoir tiré un coup de feu, subsista à grand peine. Je tiens à préciser qu’aucun des frères Gorboff ne sollicita de passeport soviétique.
« Irina ne veut pas partir », disait papa, et ce n’est pas livrer un secret que de le dire ici : Alexandre Ougrimoff, Tatiana et Irina Nicolaevna elle-même le confirment dans l’ouvrage cité plus haut. « Irina ne partira pas avec moi, écrit Chouchou. C’est maintenant tout à fait clair, tant pour moi que pour elle »… »Elle ne voulait pas rentrer en URSS » écrit Tatka dans la préface du livre, et plus loin : « J’étais totalement du côté de papa« .. et encore.. « Comme les décembristes, maman partit rejoindre son mari« ...
Irina Nicolaevna et Tatiana quittèrent la France en avril 1948, six mois après l’expulsion d’Alexandre Ougrimoff. Entre temps, Irina Nicolaevna eut à affronter un choix d’autant plus cruel qu’il ne s’agissait non seulement de son propre destin (rappelons qu’elle ne se faisait aucune illusion sur le sort qui l’attendait) mais également, et surtout, de celui de sa fille : était-il plus important pour l’avenir de celle-ci qu’elle retrouve son père en URSS ou fallait-il qu’elle reste en France afin de mener une vie ‘normale’ ? Mais Tatiana avait alors treize ans et savait ce qu’elle voulait : elle clamait haut et fort qu’elle voulait rejoindre son père.
Et Irina Nicolaevna partit. Arrivées en URSS le 1er mai 1948, la mère et la fille furent arrêtées le 15 juin, le même jour qu’ Alexandre Ougrimoff, qui se trouvait à Saratov. Sous l’inculpation du paragraphe 4 (aide à la bourgeoisie internationale) de l’article 58 (terreur, espionnage) du code pénal de la RSFSR, Alexandre et Irina Ougrimoff furent respectivement condamnés à dix et huit ans de camp. Le chef d’accusation retenu était leur activité au sein des Mladorossy. Tatiana fut placée dans un orphelinat avant d’être prise en charge par sa tante, Maria Ougrimoff. Elle partagea les dures conditions de vie des Soviétiques tout en vivant au sein d’une famille à laquelle elle demeura profondément attachée. Libérés en 1954, Alexandre et Irina Ougrimoff furent « réhabilités » en 1957. Dans un pays où les citoyens n’avaient pas le libre choix de leur lieu de résidence, ils obtinrent assez rapidement le droit de vivre à Moscou.
Mais l’histoire continue, et celle de nos familles n’est pas achevée. Je revis les Ougrimoff en 1961, lors de mon premier séjour en URSS. Treize années – des siècles -, s’étaient écoulées. Mon père venait de mourir : les retrouvailles furent chaleureuses et l’on évoqua beaucoup le passé… Tatka et moi étions désormais adultes. Elle était secrète, d’un abord difficile ; j’étais une Occidentale innocente, peu avertie (comment l’aurais-je pu ?) de l’ampleur du désastre et du malheur des hommes. On ne parla sérieusement de rien.
« Oncle Chouchou » avait trouvé un emploi de traducteur ; Tatiana enseignait le français et Irina Nicolaevna (l’ai-je jamais appelée « tante »?) dessinait des costumes pour le Théâtre de l’Opérette. J’appris plus tard qu’elle devait à ses talents artistiques d’avoir échappé au dur travail physique du camp. Elle haïssait le communisme, les dirigeants du pays, le KGB. Et, comme lorsqu’elle vivait en France – davantage peut-être car elle connaissait la Russie de l’intérieur -, elle dénonçait la perversité de ce pouvoir. En somme, rien n’avait changé : en France comme en URSS, Irina Nicolaevna demeurait une exilée.
« Lorsque je faisais du camping« … disait-elle parfois pour évoquer le camp. Dans sa tenue comme dans sa façon d’être, Irina Nicolaevna demeurait profondément occidentale ; elle détestait l’hiver et la neige, ne s’habituait pas à la grossièreté des gens et rêvait de venir à Paris. La vraie Russie, c’était ses amies du camp ainsi que celle de Lydia Tchoukovskaya, Anna Akhmatova, Marina Tsvetaeva, Nadejda Mandelstam, Alexandre Soljenitsyne, Varlam Chalamov…

Cette enveloppe bariolée sera bientôt un objet de collection. Les lettres aussi. Pauvres historiens !
Irina Nicolaevna revint pour la première fois en France en 1968 et ce voyage fut suivi de quelques autres. Elle avait de nombreux amis ; je la voyais peu, cherchais à la distraire en l’emmenant au théâtre, en l’aidant à faire des achats (l’ascenseur de Gibert Jeune demeure lié à son souvenir). Je la voyais également lorsque mes voyages professionnels m’amenaient à Moscou : lors d’un banquet offert par le ministère de l’intérieur, la délégation française reçut des présents avec un carton « Avec les compliments du Comité pour la Sécurité de l’Etat » (le KGB) que je lui remis. Je savais qu’Irina Nicolaevna apprécierait.

Fragment d’une lettre d’ Irina Nicolaevna adressée à M.Gorboff, 1991. Archives Gorboff(c) » Marina, je t’embrasse très fort et serais très heureuse de te revoir. Mais quand et où? Viens nous voir ! » I.N.
Nous correspondions. Elle écrivait : « Je lis Custine.. rien n’a changé mais son mépris m’agace : je refuse de me considérer comme une tartare » ; « Un ENORME merci pour le téléphone »; « Alexandre Kazem-Bek fut le premier à obliger les émigrés à regarder la Russie en face ; ils pensaient qu’elle était peuplée de commissaires et de bolchéviks » ; « Pourrais-tu te renseigner pour savoir si l’on peut passer la frontière avec une voiture qui ne vous appartient pas? » ; « Tatka et moi vivons en paix. Je ne parviens malheureusement pas à la convaincre de se rendre dans la ville où elle est née « (Tatiana est venue plusieurs fois à Paris)… »Embrasse de ma part tes très gentils enfants, Hélène et Christophe, nous les aimons beaucoup ».
A la mort d’Alexandre Ougrimoff, Irina Nicolaevna ne revint pas vivre en France où elle pouvait bénéficier de la retraite son mari. Une fois encore, elle demeura avec sa fille pour laquelle seule, la Russie comptait. « J’étais totalement du côté de papa »…
En janvier 2002, je voulus me rendre en Russie post-soviétique.Tatiana m’envoya une invitation. Irina Nicolaevna était morte depuis huit ans. Pour la première fois, nous étions seules. Au début, ce ne fut pas facile, Tatka parlait peu et encore moins d’elle-même. Nous nous observions. J’allais faire des courses dans une superette qui me surprit agréablement après la pénurie que j’avais connue et achetais pour 800 roubles deux kilos de pelmeni, une salade, du fromage, du vin, de quoi tenir quelques jours… Elle poussa de hauts cris et me traita de nabab : j’appris que sa retraite se montait à 1800 roubles. « Je vais dans les magasins comme dans un musée »..
Des leçons de français complétaient ses revenus, et comme au XIXe siècle (et à l’époque soviétique), des élèves lui apportaient fleurs et bonbons pour sa fête (certains avaient encore de gros noeuds de ruban dans les cheveux). Le matériel pédagogique et les cassettes que je lui envoyais de temps à autre l’aidaient dans son travail. Le temps des cathédrales de Georges Duby connut un franc succès auprès de ses grands élèves : c’était une belle introduction à la France et à l’Occident.
Tatiana vivait dans une ascèse née de ses années de privation, mangeait tous les jours de la kacha, lavait la vaisselle avec du savon mais cela lui importait peu. Je refusais de me laisser enfermer dans le schéma du riche capitaliste jetant l’argent par les fenêtres et ne comprenais pas pourquoi elle refusait toute invitation, au théâtre ou ailleurs, alors que je voulais seulement lui faire plaisir. Pourquoi ces refus?
Un « hot-dog français » acheté dans le métro mit fin à cette situation : je dus m’aliter. Ces journées immobiles furent celles du retour à la matrice dont j’étais issue : j’étais à Moscou, la ville de mon père, avec l’une des rares personnes qui se souvenait encore de lui (et de moi enfant) et dormais dans le lit d’Irina Nicolaevna ; Tatka m’apportait le tapuscrit des mémoires de son père et d’autres textes que je lisais comme les Soviétiques ont du lire Une journée d’Ivan Denissovitch. Et il neigeait : on ne dira jamais assez à quel point la neige peut être un symbole de détestation ou de nostalgie.
Et Tatka commença à parler. Elle me raconta comment, fort de l’expérience acquise dans la Résistance, son père avait organisé des grèves au camp de Vorkouta, aidé Soljenitsyne à monter un réseau afin de mettre en sûreté les manuscrits de l’Archipel du Goulag ; comment elle avait vécu et travaillé dans les îles Kouriles et à Moscou, et bien d’autres choses encore : nous parlâmes de tout. Je savais que nos destinées auraient pu être interchangeables (mes parents rentrant en Russie, les siens restant en France) mais ces journées nées d’un mauvais hot-dog m’ont surtout permis de comprendre que Tatka était mon alter ego, que nous étions nos alter ego respectifs. Elle ici, moi là-bas, nous étions symétriques, enracinées dans deux mondes différents au sein desquels nous avions finalement trouvé notre place. Plus de soixante ans s’étaient écoulés avant que je comprenne que Tatka était ce double « ..qui me ressemblait comme un frère ».
Je partis pour Vologda afin de visiter Ferapontovo et le site de Kirillo-Belorzersky. C’était superbe, magnifique, il n’y avait personne, il neigeait, j’allais de monastère en monastère et cette Russie de carte postale était exactement celle que je voulais voir avant de clore définitivement la page de ma vie d’émigrée, ou plutôt d’enfant d’émigrés. La boucle était bouclée. Je pouvais rentrer chez moi.
Le retour se fit plus rapidement que prévu car ayant glissé sur une plaque de verglas, je me fracturais la cheville et revins à Moscou par le train de nuit. Il faisait froid, la gare était encore déserte, je n’étais pas très rassurée et avançais péniblement sur le quai en m’appuyant sur un bâton lorsqu’un vieil homme me vint en aide.. » Une Russe de Paris ! La cheville cassée ! ça alors, c’est inouï, totalement inouï ! » répétait-il, ravi de tant d’exotisme. Il trouva un particulier qui arrondissait ses fins de mois en transportant des passagers et, traversant Moscou à la lueur de l’aube, nous partîmes vers la rue Nejdanova n°4, appartement 39.
L’affaire fut réglée dans la demi-heure car j’avais souscrit à une assurance. La clinique où je fus conduite était aussi étincelante que le « med punkt » où j’avais accompagné Tatka quelques jours avant mon départ (elle s’était fracturé l’épaule) était sinistre. Elle eut honte de me laisser voir tant de dénuement. L’appareil à rayons X datait des années cinquante, il n’y avait pas de bande Velpeau pour faire un pansement. – Quel âge avez-vous? – 69 ans – Alors ce n’est pas la peine d’entreprendre quoi que ce soit, avait dit le médecin… Je me suis souvenue de Ceausescu interdisant de soigner les personnes âgées de plus de 70 ans. Et dans cette clinique équipée d’appareils sophistiqués où je me trouvais une fois encore du bon côté de la barricade, mon coeur se serra en pensant à elle.
Tatiana Ougrimoff mourut deux années après nos retrouvailles. Elle eut le temps de trouver un éditeur russe pour les Souvenirs de mon père. Nous correspondions, je l’incitais à écrire ses souvenirs de toute jeune fille découvrant l’URSS du temps de Staline… « Il est peu probable que j’écrive mes souvenirs, je n’éprouve aucun désir de « me raconter » mais qui sait, après tout, il ne faut jurer de rien »… m’écrivait-elle tout en corrigeant les épreuves de De Moscou à Moscou en passant par Paris et Vorkouta. A force d’en vérifier et revérifier les moindres détails, elle n’a jamais vu ce livre qui lui est dédié, comme papa m’avait dédié le sien. Nous sommes également les dernières à porter le nom de notre lignée.
Il est difficile d’exposer sa vie sur la place publique et Tatiana, qui voulait tellement que le livre de son père paraisse, repoussait inconsciemment cette échéance. De saint Augustin à Chalamov en passant par des milliers d’inconnus, ceux qui éprouvent tôt ou tard l’irrépressible besoin de « se raconter » ou de rapporter ce qu’ils ont vu savent que leurs témoignages ont besoin de lecteurs pour révéler pleinement leur dimension. Nous pouvons dire qu’au moins, nous avons essayé.
Marina Gorboff, Paris, mai 2015
Pour citer ce billet : https://gorboffmemoires.wordpress.com/ Marina Gorboff, mai 2015, Irina Nicolaevna, le retour
по русски : Marina Gorboff, « Ирина Николаевна, Возвращение » Париж, август 2017, https://gorboffmemoires.wordpress.com/
contact/gorboff.marina@gmail
Après ma disparition,ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff: