
Oscar Rabine (1928-2018). « Nature morte à la Pravda », 1968. Déchu de la nationalité soviétique en 1978, devenu français en 1985, russe en 1990, Oscar Rabine vit aujourd’hui à Paris. Par bien des aspects, cette oeuvre « non- conformiste » condamnée par les autorités soviétiques illustre ce que fut la vie en URSS.
Une année particulière s’annonce, celle du centenaire de la révolution d’Octobre 1917. Hier encore, du temps de l’URSS, les victimes de la dictature communiste auraient subi, la mort dans l’âme, ce bruyant rappel d’une mythologie révolutionnaire dont ils ne connaissaient que trop bien les cruelles déviations.
Mais la fête est finie et aujourd’hui, elle ne relève plus de la chair et du sang des victimes mais de la mémoire. En émigration comme en Russie, ceux qui se sont heurtés au totalitarisme attendent une nouvelle approche de ce siècle riche en bouleversements. Il est vrai qu’en 2017, le temps d’échapper à la langue de bois semble enfin venu: l’Union soviétique n’est plus, la parole est libre et les historiens disposent de nouvelles archives pour l’étude de l’un des événements majeurs du XXe siècle.
Tant en Russie que dans le monde, colloques, ouvrages, forums, médias se préparent et, à en juger par le web russe, ce jubilé passionne l’opinion. Il sera beaucoup question de communisme, ce qui ne laisse personne indifférent. On observera avec intérêt la leçon que Poutine triumphans ne manquera pas de tirer d’un passé dont il avoue regretter la disparition.
Parmi les voix qui s’élèveront pour témoigner, j’ai pensé que la mienne devrait se faire entendre. Non qu’elle soit exceptionnelle, mais justement parce l’anti-communisme dont elle est le reflet fut celui d’une grande partie de ma génération. Celle-ci disparaît, le communisme lui-même ne sera bientôt qu’un souvenir et nos descendants connaissent à peine ce mot, vide de sens. Le mal subsiste cependant et renaît sous des formes à la fois différentes et proches.
«Les Russes ont été humiliés par la façon dont l’Occident les a traité à la chute du communisme», cette phrase revient fréquemment dans la bouche de ceux qui s’intéressent à la Russie. Et chaque fois, l’image de ce jeune Pragois pleurant d’humiliation et de honte lors l’entrée des chars soviétiques dans sa ville s’impose à moi avec force.

Budapest, 1956. L’insurrection hongroise ébranla les communistes du monde entier. 200 000 Hongrois furent tués, 160 000 quittèrent le pays. Les radios libres occidentales avaient encouragé le soulèvement, sans que l’Occident ne vienne en aide à un pays annexé par la toute-puissante Union soviétique.
C’est donc des humiliés et de ceux qui humilient les autres dont il sera ici question. Tallinn, Riga, Vilnius, Bucarest, Berlin, Budapest, Prague, Varsovie, Grozny, Géorgie, Crimée, Ukraine…tant de noms ensanglantés au nom de la délivrance des peuples et de l’impérialisme russe. Non, la Russie – soviétique et post- soviétique – n’est pas un pays comme les autres. Et la magnifique culture russe qui attire notre regard et illumine nos coeurs éclipse, trop souvent encore, les ténèbres dont elle s’est nourrie. Ceux qui ont détruit Marina Tsvetaeva, Ossip Mandelstam, Vassili Grossman et tant d’autres savent utiliser son pouvoir d’attraction afin de poursuivre leurs buts .. ad majorem Russiae gloriam.
Des deux côtés de la frontière hermétique qui les séparait jadis, le « Russe blanc » et « l’homme rouge » ont depuis longtemps cessé de se combattre. L’anti-communisme rassemble aujourd’hui anciens émigrés, D.P., zeks et dissidents. « Vous détestez l’Union soviétique parce qu’on vous a pris vos biens », me disaient encore, à la fin des années soixante, des partisans sincères ou abusés de la lutte des classes, détournant pudiquement les yeux de la famine des années trente, des procès de Moscou (1937), des camps de rééducation par le travail, des insurrections de Berlin Est (1953), Budapest (1956), Prague (1968)… Prague, surtout, que je ne peux oublier tant j’avais eu honte – avais été tellement humiliée – de me sentir liée par des fils invisibles à un pays que, même sous le nom d’URSS, je croyais encore être le mien.
Je suis une anti-communiste primaire. La mémoire courte de la Russie et de l’Occident m’attriste et m’effraie, et je partage la crainte actuelle des anciens « pays frères » annexés par l’Union soviétique lors de leur « libération » du joug nazi. D’une vie placée sous le signe de la dénonciation du système – mais pas des hommes qui l’ont subi dans un malheur et une détresse que nous pouvons difficilement imaginer -, je retiens surtout l’impunité de ceux qui, du haut au bas de l’échelle, ont fait tourner les rouages de la machine : ni responsables, ni coupables, ils obéissaient aux ordres…où ai-je déjà entendu cela ?

Alexandre Loukachenko (1954- ) président de la république de Biélorussie, réélu en 2015 pour un 5e mandat, après 21 ans de pouvoir. Ici et là, de nouvelles dynasties communistes fleurissent…Hurrah! Hurrah! Hurrah!
En ce 7 Novembre 2017, c’est donc vers les pays vivant encore sous la dictature communiste : Biélorussie, Corée du Nord, Cuba, ou à ceux qui l’ont subi – Chine, Cambodge et tant d’autres, partout dans le monde -, que mes pensées se tournent. Ainsi qu’au désespoir et à l’humiliation de tant d’hommes contraints de supporter un système détruisant leur liberté intellectuelle et physique ; à ces défilés célébrant la naissance du communisme où, une fois encore et depuis tant d’années, ils se rendront contraints et forcés en agitant avec lassitude de petits drapeaux rouges, pour écouter les discours enflammés de leurs chefs sur la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Ad majorem Russiae gloriam… Face au communisme, cette émigration dont je suis issue a-t-elle gagné ? Perdu ? Devant un tel malheur – notre malheur commun -, la question ne se pose pas en ces termes. Nous avons résisté à la solitude de l’exil et à la misère, connu les camps pour étrangers indésirables lors du pacte germano – soviétique, été traités de chiens (« tout anti-communiste est un chien ») ou de fascistes par une gauche mentant délibérément « pour ne pas désespérer Billancourt », assisté au procès de Kravtchenko, à la dénonciation des soi-disant mensonges de Soljenitsyne (« les camps n’existent pas en URSS »), dit et répété, toujours en vain, que l’homme n’était pas libre en Union soviétique… et, lorsque le gigantesque mensonge s’est effondré, entendu dans la bouche de ceux qui avaient soutenu la dictature « oui, c’est vrai, il y a eu des erreurs, mais au fond, nous avions raison » avant qu’ils ne se rangent bruyamment dans le camp de ces exilés qui, au long d’interminables décennies, dénonçaient la dictature du prolétariat.
La page est tournée, mais il ne faut pas oublier. Dans la joie de voir les ex-Soviétiques enfin délivrés d’un régime totalitaire, l’émigration a fraternisé avec eux, osant à peine croire à un possible renouveau de la Russie. C’est alors que, venant à la suite des « nouveaux Russes » aux poches cousues d’or, de nouveaux apparatchiks sont apparus : occupant des postes de choix, n’ayant pas de mots assez durs pour condamner le « terrible » régime dont ils avaient apparemment supporté le poids sans trop de peine, certains se sont comportés en vainqueurs : parfaitement à l’aise au sein de l’émigration comme ils l’avaient été dans les arcanes du pouvoir soviétique, ils se sont avancés parmi nous comme en terrain conquis.
Décliné sous différentes formes, un leit-motiv, une injonction, toujours la même, est apparue, pas tout à fait nouvelle à dire vrai : au nom de l’avenir de « notre » Russie commune, ad majorem Russiae gloriam, nous devions, nous, les descendants des émigrés, abandonner notre mémoire et notre identité au profit de « notre » patrie retrouvée. Nos biens les plus précieux, églises, musées, archives personnelles, sépultures, tous les éléments de cette culture que les communistes d’hier avaient anéanti et que nous avions sauvegardé (et dont ils sont tellement fiers aujourd’hui), tout, disent-ils, doit converger vers la Russie. Pour les « vrais » Russes (les émigrés adhérant à Russie éternelle telle que M. Poutine la conçoit), il ne peut y avoir d’autre patrie – élective, spirituelle, imaginaire – que la toute-puissante, charnelle, émotionnelle, matricielle… Fédération de Russie.
Une nouvelle diaspora, élargie par l’installation massive d’ex-Soviétiques venus vivre en France à la chute de l’URSS (49 000 Russes nés en France en 2010), se substitue progressivement à l’ancienne émigration sur son déclin (voir l’article de Olga Bronnikova ici). Une certaine forme de cohabitation eût pu être paisible si différents groupes et associations issus du communisme (souvent patronnés par le ministère des affaires étrangères ou des associations para-gouvernementales russes) ne s’employaient à guider les Russes, tous les Russes – émigrés et ex-Soviétiques -, vers le pouvoir centralisateur de Moscou.
Ainsi sont nés les « compatriotes russes » ( en russe, sootechestvenniki, 2001) puis, en 2003, le Conseil international des compatriotes russes (CICR) et diverses associations, dont Le Monde russe, (Russkii mir) en 2007. Quelques associations d’enfants d’émigrés de la première heure les ont rejoint, prônant le soutien à la politique de Vladimir Poutine, avec ce que cela implique d’adhésion à une vision impérialiste du monde.
La pierre angulaire de cette politique repose sur l’amour inconditionnel de la patrie, au nom duquel tout serait permis. Quel que soit le nom qu’elle a porté au cours des siècles, la Russie a annexé le territoire de différents peuples, cherché à contrôler la pensée et la mémoire des hommes. Et bien que les événements de ce mémorable mois d’Octobre 1917 tellement lourd de conséquences pour le destin de millions de personnes, aient depuis longtemps fait l’objet de nombreuses études, de nouveaux travaux nous permettront peut-être de mieux appréhender cet événement qui a plongé le monde dans la fureur, le sang et les larmes.
Marina Gorboff, Paris, le 27 décembre 2016
Pour citer ce billet : Marina Gorboff, »1917-2017 ad majorem Russiae gloriam », Paris,le 27 décembre 2016, https://gorboffmemoires.wordpress.com/
gorboff.marina@gmail.com
Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff: