Le père Krug parmi nous

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Eglise Notre-Dame- de Kazan, Moisenay. Fresques du père Grégoire Krug, peintes vers la fin de sa vie, années 1962-1964.

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Moisenay. Le père Krug utilisait des peintures de mauvaise qualité et des mediums de sa composition. Les fresques sont dégradées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n’avais jamais vu les fresques du père Grégoire Krugprononcer Kroug – (1908-1969). Elles se trouvent dans des ermitages (skit) de la banlieue parisienne, situés à Mesnil-Saint-Denis et Moisenay. Difficile d’accès sans voiture, un ermitage est un endroit isolé où moines et moniales vivent à l’écart du monde : c’était l’été,  il faisait beau, j’étais quasiment seule dans le RER ou le train, le bus empruntait les rues Youri Gagarine, l’allée des Pâquerettes…Un paroissien obligeant m’attendait parfois à la gare.

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Le skit du Mesnil-Saint-Denis fut acquis en 1934. Des bâtiments de fortune furent construits  et le père Grégoire s’y installa en 1948, après son ordination. Il est enterré près de l’église.

A Moisenay, les grandes fresques de Notre-Dame-de-Kazan couvrent les murs et le plafond de l’église ; celles de la petite chapelle du skit du Mesnil-Saint-Denis, qui ne peut accueillir qu’une vingtaine de personnes, sont encastrées dans la roche, à portée de la main. « Bienheureux les simples en esprit » ai-je pensé avec gratitude. Et aussi : «C’est David et Goliath. Mieux valent les fresques d’un moine un peu fou que les ors et la pompe des cathédrales». Je n’avais jamais rien vu de tel dans une église orthodoxe et n’imaginais pas que dans un domaine aussi assujetti aux règles canoniques que celui de «l’écriture» d’icônes, une telle liberté d’expression pût être possible. Il est vrai que cette liberté est plus grande dans le domaine des fresques que celui des icônes.

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Grégoire Krug en 1948, au moment de son ordination.

Je ne reviendrais pas sur les détails de la biographie de Georges Krug (1908-1969), devenu moine en 1948, à l’âge de quarante ans, sous le nom de Grégoire : conversion à l’orthodoxie, mysticisme, études de peinture dans plusieurs académies, internements en hôpital psychiatrique à Paris, trente années au sein de l’Eglise orthodoxe avec, très tôt, réalisation de fresques et d’icônes (au total, plus de 400), vie hors du monde au skit du Mesnil-Saint-Denis. Elle nous touche avec d’autant plus de force qu’elle fait appel à un imaginaire russe confus, proche de l’enfance, à des notions et des mots dont nous pensions depuis longtemps avoir perdu le sens : skit/isba dans la forêt des contes ; staretz /Dostoevsky, yourodiviy/ fou de Dieu ; philocalie /prière du cœur/ pèlerin russe ; icône miraculeuse /strannik / mysticisme…

Mentionné dans toutes les biographies, l’internement du jeune Georges Krug à l’hôpital Sainte-Anne (1942),  pose  probablement davantage de questions aujourd’hui que de son vivant. Chacun connaissait le psychisme instable et le mysticisme exalté du jeune homme mais à peine devenu moine, le père Grégoire fut auréolé d’une vénération quasi superstitieuse, exempté de tout péché : les troubles psychiques en faisaient encore partie et à l’époque, on ne parlait pas de cela. Les rares brochures, très hagiographiques, publiées par les amis du père Krug après sa mort, n’évoquent que très vaguement cet aspect de sa personnalité : elles mentionnent une dépression, la perte du phosphore du cerveau, des crises de mysticisme…L’imprécision domine.

Le contraste avec la description d’un père Grégoire proche de la sainteté, hors du monde – oubliant de fermer les tubes de peinture qu’il mettait dans ses poches, s’essuyant les mains pleines de couleurs sur les cheveux, avalant ses médicaments en une seule prise -, tellement aimé de tous, hommes et animaux  «… que même une souris avait fait son nid sous son oreiller… » n’en est que plus marquant. On aimerait davantage d’informations et l’on attend avec impatience le biographe – orthodoxe, mais pas trop –, capable de retracer l’itinéraire de Grégoire Krug, ainsi que l’éditeur capable de financer  autrement que par  de médiocres reproductions  l’iconographie d’une œuvre à nulle autre pareille.

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Georges Krug fut interné à Sainte-Anne de février 1942 à novembre 1943, ainsi qu’à Epinay en 1940. 

Je suis donc allée consulter les archives de Sainte-Anne. Une grande partie d’entre elles est réservée, montrant ainsi que la famille, – la mère, la sœur-, voulait  préserver des zones d’ombres (mortifications, troubles sexuels?) pouvant nuire à la réputation du jeune homme. La partie ouverte au public évoque des « doutes anxieux » sur le dogme (filioque), des apparitions effrayantes – la tentation de Saint Antoine -, mais également un « délire mystique sur fond de déséquilibre mental » , une schizoïdie, un apragmatisme social et sexuel… « Le patient …a brisé les ampoules  électriques de l’église parce qu’il pense que les icônes doivent être éclairées par des bougies de cire, cassé la compteur électrique…réclame le port d’une croix pectorale, etc. »                    

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Le père Grégoire Krug à la fin de sa vie.

Le rôle de la sœur de Georges Krug – Olga, chercheuse à l’institut Pasteur – s’apparente à celui de la sœur de Nietzsche. Olga Krug adore son frère : c’est elle qui le fait interner (« avec son accord », précisent pieusement les brochures) et encore elle qui, après le décès du moine, trouve et met en forme – c’est-à-dire arrange à son goût –  les 25 cahiers, 4 carnets et divers bouts de papier sur lesquels le père Grégoire notait ses réflexions sur les fêtes orthodoxes et la symbolique des icônes. Publiés sous le titre de Carnets d’un peintre d’icônes (1983), difficiles à trouver dans le commerce, ces textes sont en ligne sur le web russe.

On eût aimé les voir tels qu’ils furent jetés dans le désordre par un homme qui peignait sans témoins, ne supportant que la présence de son ami et confesseur, le père Serge Chévitch (1903-1987), qui l’avait aidé à traverser la grande crise spirituelle et psychique de Sainte-Anne et à trouver sa voie au sein de l’Eglise. Recteur de la paroisse de Vanves, le père Chévitch avait encouragé Georges Krug à prononcer ses vœux et l’avait accompagné jusqu’à la fin de sa vie, venant le voir toutes les semaines au skit du Mesnil.

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Cyrille Chévitch (1903- 1987), devenu  en moine sous le nom de Serge, fut Mladoross (Jeune Russe) dans sa jeunesse. Ce mouvement voulait restaurer en Russie « le tsar et les soviets ». 

D’autres facteurs ont certainement contribué à accentuer le déséquilibre psychique du père Grégoire Krug. En 1931, à peine arrivé en France, il rejoint la Confrérie de Saint-Photius, créée en 1924 par de jeunes orthodoxes militant avec fougue pour redonner à l’orthodoxie sa véritable place – la première – en Occident. « …La dispersion des orthodoxes en Europe a été voulue par Dieu…afin d’apporter la lumière de l’orthodoxie qui, pendant mille ans, n’avait pas brillé en Occident » disent-ils. Voici le début de leur Manifeste : « Nous proclamons et confessons que l’Eglise orthodoxe est la seule, la vraie Église du Christ. Qu’elle n’est pas seulement orientale, mais qu’elle est l’Église de tous les peuples de la terre, de l’Orient, de l’Occident, du Nord et du Sud ». Cette intolérance envers les autres confessions, même chrétiennes (notamment vis-à-vis du catholicisme) qui nous choque tellement aujourd’hui, était celle de l’Eglise orthodoxe d’avant la révolution : fortement combattue, toute conversion était interdite, l’orthodoxie étant synonyme de l’amour inconditionnel de tout Russe à l’égard de son pays.  

La confrérie est patronnée par le patriarcat de Moscou, lui-même contrôlé par le pouvoir soviétique ; à la même époque (1931), le métropolite Euloge fait sécession afin de rejoindre celui de Constantinople. L’émigration se divise en plusieurs juridictions religieuses, fortement marquées par leur orientation politique; l’un ne va pas sans l’autre. D’ ardentes discussions opposent les fidèles ; mystique et exalté, Georges Krug les prend très à cœur.

A la fin de la guerre, la victoire de la Russie (aucun émigré ne disait l’URSS) sur l’Allemagne nazie réanime le patriotisme des exilés. L’habile propagande de Staline incite certains, notamment ceux qui sont proches du patriarcat de Moscou, à retourner en Russie afin d’aider à sa reconstruction. L’histoire est connue. Comme tant d’autres, Grégoire Krug, Nicolas Berdiaev, Serge Chévitch – et même le métropolite Euloge -, échangent leur passeport Nansen contre le passeport soviétique. Fort heureusement pour eux, tous ne sont pas retournés dans l’URSS de Staline.

Après tant d’années passées au sein de l’émigration, je m’étonne de n’avoir jamais entendu dire  : – Il faut aller voir les fresques de Grégoire Krug… à Moisenay, au Mesnil-Saint-Denis ou, plus simplement à Paris, dans les églises des Trois Saints Hiérarques, rue Pétel, ou dans celle de Vanves.

Très attachée à ce qui était russe et orthodoxe, la deuxième génération (la mienne)  amorçait son intégration : elle faisait des études, voyageait à la découverte des fresques de Giotto ou des églises romanes du Poitou mais négligeait son propre patrimoine.  Orthodoxie et art, ces deux pôles auraient dû attirer son attention, mais le poids de la tradition orthodoxe (les icônes ne sont pas des œuvres d’art, mais des objets sanctifiés par leur relation directe avec Dieu), ainsi que le rejet d’une certaine « russité » expliquent cette volonté de rupture : nous en avions assez du passé, le monde de nos parents n’était plus le nôtre, nous voulions être occidentaux, modernes, aimer Picasso, Faulkner ou Claude Lévi-Strauss. Dommage…Il est temps aujourd’hui de  reconnaître au père Krug le talent et la grâce des innocents.

                                                               Marina Gorboff, Paris, le 17 janvier 2017

Lien: Oeuvres et bibliographie de Grégoire Krug

contact : gorboff.marina@gmail.com

Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff:

                           patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                     

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