Sophie Nicolaevna avait dédié son premier texte des Souvenirs de 1885 aux enfants mâles de ses frères, mais ce second cahier de Souvenirs, dédié à ses propres enfants, quel que soit leur sexe, marque une nette évolution de sa perception du monde .. Elle l’écrit en 1924, en exil, après le décès de son mari, Nicolas Mikhaïlovitch Gorboff (1859-1921) à Francfort/Main. On ne peut que remarquer la similitude de sa démarche : comme pour son père, elle attend trois années avant d’entreprendre le récit de sa vie avec un époux non moins aimé mais au caractère bien plus difficile ..
Par son mariage avec Nicolas Gorboff (1887), Sophie Masloff découvre un milieu inconnu, celui de riches marchands moscovites, et une famille dominée par la haute figure de son beau-père, Michel Akimovitch Gorboff (1826-1894), qui fut l’ami et le protecteur de son propre père ; elle lui sera très attachée. Nous avons fragmenté en trois parties le récit de ces premières années de vie conjugale, qui prend fin en 1890 avec l’arrivée d’un premier enfant.
MES SOUVENIRS
(à mes enfants)
Combien de fois me suis-je assise devant une feuille de papier afin de commencer le récit de cette seconde partie de ma vie – et je n’arrivais pas à écrire. Saurais-je le faire ? La personnalité de votre père est tellement complexe, fragile et insaisissable, tellement pleine de contradictions. Vous connaissez ses qualités : esprit clair, noblesse d’âme et bonté de cœur – où trouver un alliage aussi parfait ? Celui qui parvenait à approcher cette âme compliquée, cachée sous une carapace d’inaccessibilité, parfois même de rudesse, trouvait risibles et mesquins les griefs de ses proches : qu’il était bizarre, intolérant, trop exigeant et avait un don bien particulier, celui de discerner immédiatement le point faible des hommes et de frapper juste…Oui, il y avait cela en lui, mais pourquoi ? Parce que ses idéaux étaient trop élevés et son intelligence, trop aiguë…
C’est pour cela que je n’ai pas eu peur lorsque ma mère, devant ce très « étrange » fiancé, m’a plus d’une fois conseillé, en proie à une terrible émotion, de lui refuser ma main avant qu’il ne soit trop tard. Je n’ai pas eu peur lorsque ses propres parents et Nadia, mon amie, m’ont prévenue qu’il n’était pas facile vivre…Non, ce n’est pas de cela dont j’avais peur en l’épousant : j’avais peur de ne pouvoir réaliser les espoirs qu’il fondait sur moi…
(suivent quelques vers)
Voilà ce que m’écrivit votre grand-père quand je n’étais pas encore la fiancée de son fils, m’envoyant son portrait en cadeau. Et son fils, son fils aîné, dont il était fier à juste titre car il se faisait remarquer par son intelligence et sa culture, m’avait accordé une confiance plus grande encore en me choisissant comme compagne de sa vie. Pouvais-je fermer les yeux sur la lourde responsabilité qui était la mienne à son égard, devant ses parents et devant Dieu ?
Voilà comment nous envisagions notre vie future. Acheter une propriété quelque part, loin du chemin de fer, là où les gens seraient encore intacts et ne connaîtraient pas l’usine. Créer une école – sachant à l’avance qu’elle serait le but de notre vie, le centre de nos préoccupations, qu’elle occuperait pleinement notre temps – je devais être prête à passer des journées entières sans le voir. Les soirées, par contre, nous appartiendraient. De longues soirées d’hiver : il les aimait particulièrement. Nous serions entourés de livres. Nous serions seuls, totalement seuls. Dehors, la bourrasque ferait rage, alors que chez nous, il ferait chaud et agréable, le feu flamberait dans la cheminée. Je travaillerai, il me lirait un livre à haute voix. Nous nous tiendrions au courant de ce qui se passait dans le monde, nous correspondrions avec ceux que nous aimions – mais, de longues périodes durant, nous ne verrions personne …Peu à peu, notre école grandirait, la région se couvrirait de centaines d’écoles…Elles auraient besoin de maîtres et un centre de formation d’enseignants verrait le jour près de chez nous. Les fils de paysans : quelle merveille ! Leur instruction remplace tout, famille, amis, société. Je verrai et comprendrai cela.
Voilà ce que me disait mon fiancé. Il venait alors de faire paraître son livre : Les buts de l’école populaire russe et son premier cadeau portait l’inscription suivante : A ma chère fiancée. Il m’avait également montré son portrait en compagnie de son élève Micha, un garçon de dix-huit ans environ, qui travaille maintenant chez le pédagogue Leskovsky. Tous deux portaient des chemises russes.
- Il a un visage charmant, n’est-ce pas ?
Je pensais que le visage de son maître était plus charmant encore, mais ne dis rien, espérant qu’avec le temps, je saurais «voir » et « comprendre ».

Nicolas Gorboff, vers 1890, Moscou. Archives familiales(c)
Voilà, dans les grandes lignes, comment papa envisageait la vie qui nous attendait. Mais nous – moi, en tout cas – avions beaucoup de travail à accomplir pour être à la hauteur de ces hautes aspirations;
– J’aime que les hommes soient toujours « bien coiffés de l’intérieur», disait papa. En effet : toute grossièreté, toute forme de vulgarité blessaient son âme sensible. Je voyais qu’il faudrait entourer et protéger tendrement cet être rare, de santé fragile, porteur d’une aspiration tellement élevée qu’elle s’apparentait à une prière silencieuse.
A lire tout ce que j’écris sur papa tel qu’il était alors, on pourrait penser qu’un mariage modeste correspondrait à ses goûts. Mais ce fut exactement le contraire. Comme la mienne, sa famille fut étonnée de le voir inviter beaucoup de monde, souhaiter que tout soit au plus haut point cérémonieux et élégant, aussi bien à l’église qu’à la maison. Chœur au complet en vêtements de cérémonie, tapis, plantes, toilettes claires des dames, éclat des diamants, repas avec service et personnel de chez Olivier, fleurs en abondance, tel fut ce dimanche 26 avril 1887. Plus tard, papa m’avoua qu’en pareilles circonstances, la foule était plus facile à supporter qu’un cercle familial restreint : c’eut été trop de tension.
Nous nous sommes mariés à midi et demi en l’église des saints Pierre et Paul et à six heures, un train nous emmenait à Kiev, où nous voulions passer deux ou trois semaines car il faisait encore trop froid à la datcha que nous avions louée près de celle des Gorboff, sur la route de Yaroslavl. Comme grand-père était un des fondateurs du chemin de fer de Koursk, on nous fit voyager dans le wagon du directeur, avec un salon et deux grandes chambres. A Orel, on ouvrit pour nous la suite de l’Empereur. Valery Nicolaevitch Leskovsky, qui était alors le meilleur ami de papa et qui, pour je ne sais quelle raison, n’avait pu assister au mariage, avait tenu à venir à la gare, au matin du 27. C’est là qu’eut lieu mon premier rendez-vous avec lui – je dis bien rendez-vous et non rencontre – car celle-ci avait été depuis longtemps faite grâce aux récits de papa. Il nous conduisit dans son attelage à Dmitrovskoe, parla sans trêve durant tout le trajet et ne cessa de me recouvrir les jambes d’un plaid. Nous y passâmes la journée en compagnie de sa femme et de sa mère qui séjournait chez eux. Notre wagon nous attendait sur une voie séparée.
A Kiev, les Mantsnev, rentrés chez eux deux jours après notre mariage, nous ont répété que nos couverts seraient toujours mis chez eux, à déjeuner comme à dîner. Nous nous voyions presque quotidiennement. Lors des repas, je découvrais souvent sous ma serviette des billets d’opéra ou de théâtre. Dans notre salon de l’hôtel Belle Vue, sur la Krechtianka, nous trouvions presque tous les jours bonbons ou fruits rares avec la carte de l’oncle Hyppolite. Notre premier invité fut un Japonais, étudiant au séminaire de Kiev, Semion Yakovlevitch Min : papa, qui le connaissait par Tatiev, l’avait retrouvé. Nos chambres étaient envahies de livres et de journaux ; papa fit le tour des libraires de la ville et pour notre retour, il fallut acheter une grande boîte. Je fis alors connaissance de ce genre d’objet.

Nicolas et Sophie Gorboff avec Elisaveta Vassilievna Massloff, 1887, Moscou. Archives familiales (c)
Entre temps les deux mères, Sofia Nicolaevna (Gorboff) et Elizaveta Vassilievna (Masloff) avaient préparé notre datcha, achetant la vaisselle, expédiant divers meubles dont les Gorboff et les Masloff n’avaient pas besoin. Nous ne savions encore ni où ni comment nous passerions l’hiver. Papa espérait trouver un logement pendant l’été. Des commissionnaires rassemblaient des informations sur ce point.
Après Kiev, la vie paisible à la Khoutorka (située près de la gare de Tarassovka), avec de grandes promenades et de longues conversations, me permit de découvrir peu à peu ce que furent l’enfance et la prime jeunesse de papa. Ce tableau éclairait d’un nouveau jour la vie rue Basmannaya, expliquait les relations des membres de la famille Gorboff entre eux, qui m’étaient jusqu’alors demeurées incompréhensibles malgré nos relations amicales. Vivant avec eux, alors que je connaissais papa de mieux en mieux, je découvris peu à peu qu’à côté de grands dons d’intelligence et de cœur, Dieu l’avait gratifié d’une personnalité totalement inadaptée à la vie. Toujours et en tout, il ne voyait que le revers de la médaille ; il ne prenait jamais de décision sur le champ, oscillait entre le «oui » et le « non » ; il était assailli de frayeurs et de doutes sur des questions ne nécessitant aucune réflexion..Ce bouillonnement permanent et vain agissait sur ses nerfs. De longues migraines l’obligeaient à passer des journées au lit. En outre, il avait mal aux yeux et s’enrhumait facilement, surtout après une pneumonie ; tout rhume était suivi d’une toux longue et persistante. Comme il était influençable, il prenait immédiatement sa température ainsi que des médicaments ayant un effet néfaste sur son estomac, et comme notre humeur dépend pour une grande part de la digestion, son pessimisme croissait encore au cours de ces petites maladies. Il demeurait parfois silencieux, dans un état proche du désespoir et je ne savais que faire. Ma profonde compassion pour cette âme souffrante alternait avec cette question lancinante : n’était-ce pas moi, la coupable ? Comment avait-il pu, alors qu’il hésitait en toute chose, se décider à lier sa vie à la mienne ? Et s’il était en train de regretter cette décision et me dissimulait son erreur par grandeur d’âme ?
Ma confusion n’avait pas échappé à l’œil perçant de votre grand-père. Lorsque, en ces journées particulièrement pénibles, nous allions chez «les grands» Gorboff, je remarquais son regard posé sur moi. Enfin, un jour, comme nous étions seuls, il m’assaillit de questions :
– Alors, mon amie, ton « mari » fait des siennes ?
Il m’enlaça tendrement et m’emmena dans le parc. Il me dit que cette mélancolie était – malheureusement – passée de lui à papa, que c’était un trait héréditaire des Gorboff et qu’on pouvait difficilement la combattre…Il savait que c’était dur pour l’entourage – surtout pour les femmes – mais qu’il ne fallait pas s’en inquiéter. Par cette conversation paternelle, il enleva un grand poids de mon cœur. Je cessais de me ronger de doutes et me mis à penser comment et par quoi je pouvais soulager papa durant ces crises. Peu à peu, j’y arrivais. Mais plus d’une fois, au cours de ces premiers mois de ma nouvelle vie, je me remémorais les sages paroles de mon amie Olga Nicolaevna Nikiforova lorsque, à la veille du mariage, j’étais venue chez elle « pour lui dire au revoir ».
– Vous voyez, Sonia, comme nous sommes heureux avec Alexandre Alexandrovitch. Mais n’allez pas penser, ma chérie, que vous connaîtrez immédiatement le bonheur conjugal ! Il faut d’abord s’habituer, se polir l’un à l’autre. Cela nécessite beaucoup d’amour réciproque, de patience…Mais après, tant de bonnes choses vous attendent !
Et en effet, on ne peut mesurer tout le bonheur et l’amour que votre père m’a donné…
Au cours de nos longues promenades dans la forêt de conifères ou sur les sentiers serpentant parmi l’orge vert, il abordait un de ses thèmes favoris : notre vie est un marais qui nous enlise et dont il faut s’arracher de toutes ses forces. Pourquoi un marais ? Au début, je n’arrivais vraiment pas à comprendre. Vous avez pu voir, dans la première partie de mes souvenirs, comme tout était clair et facile dans ma famille, comment tout le monde vivait sans chercher à comprendre ce qui se passait dans son propre cœur ni dans celui d’autrui, sans approfondir ; notre amour nous unissait, léger et facile à porter…Les soucis matériels qui nous avaient amené à nous réfugier dans le travail et à affronter des problèmes concrets nous empêchaient de trop nous appesantir sur nous-mêmes. Notre vision du monde était plus limitée, nous étions moins cultivés. Papa découvrait à mes yeux un ordre supérieur auquel je n’avais pas eu accès et m’élevait au-dessus de la moyenne où j’avais grandi. Je m’étonnais de la hauteur de son esprit, il s’émerveillait de la fraîcheur et de l’entrain puisés dans mon enfance heureuse, ainsi que de notre union familiale. A la différence de la mienne, son histoire familiale était beaucoup plus triste.
Papa est né le 31 juillet 1859 à Orel. Son père, comme je l’ai déjà dit, s’était fixé pour but d’amasser une fortune (l’argent, c’est la liberté). Après son mariage, il obtint du gouvernement le contrôle – très rentable – de tout le commerce de l’alcool de la province d’Orel, ce qui amena la jeune famille, y compris la niania et les filles de celle-ci, à entreprendre, en calèche, le voyage d’Arkhangelsk à Orel, où elle s’établit rue Borissovkaya, dans une maison qui devint en 1917 propriété de T.
Mikhaïl Akimovitch Gorboff (1826-1894)
Grand-père Mikhaïl Akimovitch voyageait beaucoup pour ses affaires. Papa vint au monde en son absence ; il naquit difficilement, très difficilement, avec une grande tête. L’enfant fut sauvé par le docteur Kortman, que grand-mère évoquait toujours avec reconnaissance et qui devint son médecin traitant et son conseiller pour l’allaitement et l’éducation de ce premier enfant. A l’âge de neuf mois, le petit Kolia, avec sa maman, la niania et tante Zina, fut emmené à l’étranger : grand-père trouvait que sa jeune femme était trop timide et timorée. Il pensait que ce voyage allait avoir une influence positive sur son caractère. Chaperonner la jeune sœur de son mari avec, à ses côtés, son fils confié à une niania de confiance et expérimentée, ne pas avoir de soucis d’argent, que trouver de mieux pour qu’une jeune femme puisse s’affirmer ? Mais à en juger par le récit de papa, ce fut surtout tante Zina qui trouva ce voyage agréable. L’Europe n’intéressa pas spécialement grand-mère. Elle attendait avec impatience le retour de son mari qui devait avoir lieu pour le premier anniversaire de Kolia : lorsqu’elle le revit enfin, elle fondit en larmes, frôlant l’hystérie.

Sophie Nicolaevna Gorboff vers 1865, six années après la naissance de son premier fils, Nicolas
Rentrée en Russie en automne 1860, la famille s’établit à Moscou où les affaires de plus en plus florissantes de Mikhaïl Akimovitch avaient leur siège. Ils vivaient sur un grand pied dans un appartement luxueusement décoré, avec un chef coûteux, des laquais, des équipages. Grand-père voulait une maison ouverte, il voulait profiter de la compagnie d’interlocuteurs intelligents et pouvoir, lorsque les affaires le lui permettaient, se délasser et se reposer intellectuellement en pratiquant le commerce de gens instruits. En dépit de ses efforts, grand-mère ne s’épanouissait pas et la jeune pousse ne devenait pas la fleur rouge et épanouie qu’il voulait voir. Aimante et effacée, vénérant son mari avec dévotion, elle continuait à préférer une vie familiale confinée, se tenait à l’écart des milieux qui attiraient grand-père et se liait d’amitié avec des dames de condition plus modeste. Les enfants se succédèrent tous les deux ans. L’allaitement, l’éducation accaparaient de plus en plus grand-mère. Comme Dolly, dans Anna Karenine, elle se consacra entièrement à cette tâche…
Ce manque de réponse à son désir de fréquenter les intellectuels, cette trop grande importance accordée aux détails de la vie quotidienne alors que grand-mère pouvait se décharger de ces soucis sur une nombreuse domesticité et une maison bien organisée, contribuèrent à développer entre les époux une sorte d’insatisfaction. IL se moquait des frayeurs de la maîtresse de maison lors de l’arrivée d’hôtes inattendus : « Il y aura-t-il assez à manger ? ». ELLE faisait montre d’une trop grande susceptibilité alors qu’avec une plaisanterie réussie, elle eût pu se valoriser aux yeux de son mari. En un mot, il ne régnait pas dans la famille l’harmonie qui avait régné dans la mienne : chez nous, un seul regard, un seul mot suffisaient à notre père et à notre mère pour comprendre ce que pensait ou voulait l’autre. Et souvent, ils s’ennuyaient. Grand-père se réfugiait dans les livres, étudiait les langues : anglais, espagnol, hongrois, chinois…Grand-mère aimait travailler. Il se tenait dans son cabinet de travail ; elle, dans son boudoir. Tant que les enfants étaient petits, on pouvait difficilement imaginer une mère plus tendre et attentive que grand-mère. Mais à mesure qu’ils grandissaient, elle perdait toute influence sur eux. Ne s’estimant pas assez expérimentée pour diriger leur éducation, elle en chargea son mari. Aussi intelligents et cultivés soient-ils, les hommes d’affaires ne possèdent pas toujours le sens de la pédagogie. Tel fut le cas de votre grand-père. C’est pourquoi, à l’âge où les enfants ont particulièrement besoin d’autorité, les petits Gorboff se trouvèrent souvent dans des situations peu propices à leur épanouissement.
Voilà ce que je retins des récits de papa sur son enfance. Ne pensez cependant pas que je me permette de critiquer grand-mère, que nous avons toujours tellement aimée. Je n’écris pas cela pour la condamner, mais pour que vous compreniez la situation.
En 1872, Mikhaïl Akimovitch, qui fut toujours fragile des poumons, eut une pneumonie qui se transforma en forte fièvre et faillit l’emporter. C’est alors que grand-mère se montra à la hauteur de son amour et de son dévouement. Elle le sauva, littéralement, et le transporta, mourant, avec l’aide de son valet de chambre Erimée, dans un endroit appelé Pau, à la frontière de l’Espagne et de la France, où l’air pur le rendit à la vie. Mais cette vie était brisée : à la suite de cette maladie, Mikhaïl Akimovitch devint invalide. Seule, l’observation très stricte d’un régime l’aida à vivre jusqu’à l’âge de 67 ans, avec un seul poumon et de grosses cavernes. Il se sentait l’obligé de sa femme. Et elle, l’âge venant et après avoir connu tant de souffrances, devint peu à peu cette charmante vieille dame que tous aimaient et chérissaient.
Pour papa enfant, les fréquents et longs séjours à l’étranger qui suivirent la maladie de 1872 comme, plus tard, les nombreuses séparations avec ses parents ne furent pas une bonne chose. On l’envoya en pension au lycée Kreiman et, l’été, dans la famille d’un camarade (Mikhelson). En un mot, il était privé de ce foyer dont son âme sensible avait tant besoin.Gouvernantes, précepteurs, ainsi que sa propre grand-mère, Barbara Ivanovna Gorboff et tante Zina, entourèrent papa quand il était garçon. Son grand-père maternel, Nicolas Ivanovitch Arandarenko, qui avait quitté Arkhangelsk pour Pétersbourg et qui fut, je crois, sénateur, mourut d’un cancer de l’estomac quand papa était encore petit. Sa veuve vint vivre à Moscou. Papa décrivait sa grand-mère, Barbara Ivanovna, comme une vieille dame très forte, avec des lunettes, un bas ou un tricot à la main, racontant des contes passionnants et amusant les enfants par ses facéties. Son appartement était toujours rempli de pique-assiettes, de moines et de vagabonds. Lorsque les Gorboff étaient à l’étranger, elle allait habiter chez eux, emmenant tout son monde. Grand-mère Barbara Ivanovna mourut d’hydropisie lors d’un voyage à l’étranger de Mikhaïl Akimovitch, quand papa avait environ 13 ans.
A la différence de notre Elizaveta Afanassievna, aucune des nombreuses gouvernantes ne resta dans la famille. Ils en changeaient constamment ; papa n’aima qu’une certaine Alexandra Ivanovna, qui lui apprit à jouer aux échecs. Mais grand-mère racontait qu’elle l’excitait trop et le mettait, nerveusement, dans tel état qu’il ne dormait pas la nuit, ce qui l’amena à la renvoyer, au grand chagrin de papa. A l’âge de 13 ans, on lui fit une opération des yeux, car il souffrait depuis sa naissance d’un strabisme interne. Mais bien que réalisée par un des meilleurs médecins de la ville, cette opération eut apparemment un effet négatif sur son œil droit ; toute sa vie, il fut plus faible que le gauche et lui faisait souvent mal. En outre, papa était myope et chaque œil avait un degré de myopie différent. Tout ceci l’amena à porter très tôt des lunettes. Dès son jeune âge, il aima les livres avec passion. A l’image de son père malade, il lisait souvent allongé et cela aussi était mauvais pour lui.
A l’âge de quinze ans, il fut envoyé avec son frère Micha en Italie : ils étaient accompagnés d’un précepteur tchèque, Edouard Vassilievitch Wulf. Papa ne pouvait évoquer ce voyage sans indignation tant ce Tchèque était bête, stupide et inculte. Grand-père ne le découvrit qu’en Suisse, où les garçons devaient retrouver leurs parents. Au lieu de commenter les monuments et les œuvres d’art, le stupide Tchèque se moquait des statues dans les musées, tournait en dérision les tableaux des grands maîtres, faisait connaissances d’inconnus qui lui soutiraient de l’argent, etc…Papa sentait que ce n’était « pas ça » mais il était encore trop jeune pour donner une autre orientation à ce voyage. Ainsi, ce plaisir rare et cher, accessible à de rares privilégiés, n’apporta qu’une douloureuse désillusion à son âme.
Papa se liait difficilement avec les garçons de son âge et entretenait plutôt des relations de camaraderie que d’amitié. Son premier véritable ami fut un homme beaucoup plus âgé que lui, le précepteur de ses frères cadets, un étudiant en sciences naturelles qui devint plus tard professeur de botanique, Ivan Nicolaevitch Gorjonkine ; il l’était déjà à l’époque où papa terminait ses études secondaires. Les Gorboff s’étaient fait construire près de Pouchkino une datcha qu’ils aimaient beaucoup, située à côté de celle de A.N. Mamontov (cousin du célèbre marchand et mecène Savva Mamontov). Pendant leurs promenades, Ivan Nicolaevitch botanisait, et il enthousiasma tellement son jeune ami que papa, au grand étonnement de grand-père qui lui voyait un talent certain pour la philologie, décida de s’inscrire à la faculté des sciences naturelles ! Il n’y resta d’ailleurs qu’une année. Puis il eut une pneumonie et les médecins, redoutant la fièvre, l’envoyèrent passer l’hiver dans le sud. A cette époque, grand-père avait repris ses affaires et ne pouvait quitter Moscou. Grand-mère ne voulait pas se séparer de son mari. On demanda donc à Zinaïda Nicolaevna, qui venait de perdre son mari, de l’accompagner. C’est ainsi que papa et tante Zina partirent pour Naples.
Papa garda le meilleur souvenir de ce voyage. Gaie et charmante, Zinaïda Nicolaevna l’entourait de soins attentifs, lui faisait boire du lait de chèvre, le suppliant tous les matins comme un petit enfant, alors qu’il était encore au lit, d’en prendre un verre, l’accompagnait dans ses promenades afin qu’il ne commette aucun faux pas : en un mot, elle l’entourait de ses soins. Peu à peu, papa parvint à établir des relations n’entravant pas sa liberté, tout en sauvegardant une atmosphère amicale et gaie dans leurs rapports. Ils s’installèrent d’abord dans la pension d’un certaine madame Osanni, une Russe mariée à un Italien. La tante raconta plus tard (papa se taisait modestement) que la fille de l’hôtesse, Olga Osanni, tomba follement amoureuse de ce jeune homme bien sous tous les rapports, ce qui les contraignit à changer de logement. Mais papa racontait également (ce que la tante passait sous silence) que Zinaïda Nicolaevna eut l’imprévoyance de sortir un soir sur le balcon alors qu’un Italien, son admirateur, se tenait sous ses fenêtres. A Naples, cela pouvait passer pour la réponse positive à une demande en mariage. La tante ne pensait pas du tout à cela et il y eut un problème, réglé par l’intervention d’une famille russe amie, ce qui évita un duel à papa.
La famille était celle du professeur Dohrn qui dirigeait l’aquarium de Naples. Sa jeune femme, née Baranovsky, devint très amie avec papa et l’influença fortement. Ils emmenaient ses trois garçons faire de longues promenades instructives. Très intelligente et cultivée, Maria Egorovna Dohrn avait de longues conversations avec papa, lui conseillait des livres. Elle avait su créer un intérieur que papa tenait pour exemplaire. Ils correspondirent longtemps. Lorsque nous fûmes mariés, ils s’écrivaient encore souvent. Puis papa perdit la famille Dorhn de vue. Peu de temps avant la guerre, lorsque ses enfants furent grands, on apprit que Maria Egorovna s’était séparée de son mari. Il demeura à Naples, elle s’installa quelque part en Allemagne, à Dresde, je crois. La très grande différence d’âge qui existait entre eux fut probablement la cause de leur rupture.
Lorsque papa fut suffisamment rétabli, il voulut passer la fin de l’hiver en Suisse, mais seul, cette fois, et Zinaïda Nicolaevna retourna à Moscou. Elle rapporta à grand-père la traduction d’un dialogue de Platon faite par papa à partir du grec. Grand-père le fit imprimer et, à son retour, papa s’inscrivit en faculté de philologie.
Inutile de rappeler qu’il travaillait beaucoup, intelligemment, et qu’il devint un des étudiants les plus brillants de la faculté. Il avait hérité de son père la passion des livres et il commença peu à peu à constituer sa propre bibliothèque. A l’époque de son mariage, il avait déjà près de trois mille ouvrages. Au cours de ses premières années d’université, il se passionna pour la littérature allemande, ce qui l’amena à étudier l’allemand avec application et, pour mieux maîtriser cette langue, il tint même son journal en allemand. Goethe devint son écrivain préféré et le demeura toujours. Il étudia sa biographie de telle façon qu’on avait l’impression qu’il le connaissait personnellement. Sa thèse fut consacrée à Boèce (480-524), philosophe et homme d’Etat romain.
Papa passait les vacances d’été de ses années universitaires à voyager en Russie. Pour soigner ses poumons, il se rendit dans la province de Saratov afin de boire du koumis (lait de jument). Une autre fois, il alla sur les bords de la mer Blanche, à Arkhangelsk, et aux Solovki. Il a toujours beaucoup aimé la nature de ces régions septentrionales. Il rêvait d’aller en Islande. Ce petit pays perdu parmi les glaces l’attirait aussi par son haut niveau de culture : trois journaux y paraissaient ! Mais nous ne pûmes y aller ensemble, ainsi qu’en Ecosse, qui l’attirait beaucoup. Nous repoussions ce voyage jusqu’au moment où, après avoir élevé et marié nos enfants, nous pourrions voyager tous les ans : l’Italie en hiver, pour nous réchauffer au soleil, ou encore les pays nordiques…
Mais voici me voilà presque arrivée mon mariage, que j’ai commencé à décrire plus haut. Ce retour en arrière était indispensable pour expliquer bien des choses.
Nos paisibles journées à la Khoutorka étaient jalonnées par les visites que nous rendions aux «grands» Gorboff dans leur datcha. L’impression de majesté que la vie de la famille Gorboff produisait depuis toujours sur moi ne diminua pas lorsque j’en fis partie. Je pense que c’est partiellement du au caractère de grand-père et au sévère régime qu’il continuait de suivre pour sa santé. Toujours tiré à quatre épingles, en linge immaculé et le col amidonné ; impeccablement rasé (je ne le vis en robe de chambre que pendant de sa dernière maladie, celle qui devait l’emporter), il n’outrepassait jamais les règles de la politesse d’antan, même avec sa femme. Ils se disaient : «Vous, Mikhaïl Akimovitch !» «Vous, Sofia Nicolaevna !».Ceux qui n’étaient pas habitués à ce genre de choses s’étonnaient de cette froideur.
La journée était fractionnée en plusieurs parties. Lorsque grand-père, même avec la porte ouverte, lisait dans son fauteuil voltairien près de la fenêtre ou allongé sur le divan, seule grand-mère et, parfois, papa, pouvaient se permettre d’entrer dans la pièce. On lui servait le thé et les repas dans son cabinet de travail. Il passait toujours les heures suivant le thé du soir avec sa famille, ne quittant jamais sa place près de la longue table ; il feuilletait les journaux ou demeurait là, la tête appuyée sur la main. Les dames travaillaient. Tout le monde parlait. S’il faisait beau, il aimait se promener dans son magnifique parc de conifères et donner des ordres afin que l’on trace quelque nouveau sentier. Il s’asseyait parfois sur le balcon et portait toujours un panama et une canne incrustée d’ivoire. A la maison, tout était réglé en fonction de son état de santé. «Aujourd’hui, papa est resté longtemps dans sa chambre» «Papa a beaucoup de mal à respirer» «Papa a eu de la fièvre ? »..
– Vassili, comment se porte Mikhaïl Akimovitch ?
Le majestueux Vassili, aux longs favoris, des galoches en caoutchouc aux pieds pour ne pas faire de bruit, se déplaçait entre la table à thé et la chambre de grand-père, apportant et rapportant les verres remplis par grand-mère.
– Mon Dieu, voilà des gens qui arrivent ! disait-elle parfois, regardant l’allée menant à la gare. Et Mikhaïl Akimovitch qui ne se sent pas bien aujourd’hui !
Lorsqu’il pleuvait, la grande porte vitrée du balcon demeurait fermée afin que l’humidité ne pénètre pas dans la maison. Alors, tout le monde passait par l’entrée située sur le côté, traversant une cour agréable plantée de jeunes tilleuls, avec une galerie couverte menant à la cuisine et une volière grillagée pour les oiseaux. On achetait des poussins au détail chez les commerçants, comme tout ce qui était nécessaire aux repas. Bien qu’il y eût un jardinier coûteux à la datcha, il n’y avait ni potager, ni verger, ni baies. Les fleurs, par contre, étaient particulièrement aimées et soignées par grand-mère ; les habitants de la datcha rivalisaient entre eux et on tenait ce jardin pour l’un des plus beaux de la région…De l’autre côte de la route, il y avait une datcha semblable, de style russe, celle d’Alexandre Nicolaevitch Mamontov, et nos jardiniers cherchaient toujours à surpasser leurs vis-à-vis. Alexandre Nicolaevitch Mamontov était alors un vieillard aveugle. On le tenait par la main et il avait à demeure des étudiants et des jeunes filles pour lire les textes à haute voix. Sa femme, Tatiana Alexeevna, née Khloudova, l’avait quitté pour le gynécologue Snegirev avec lequel elle vivait. Sa fille Nora, qui épousa plus tard Zotov, fréquentait mes soeurs Nadia et Varia
Les invités de la grande datcha de Moscou nous regardaient, nous les jeunes mariés, d’un air interrogatif, s’attendant à ce que nous leur rendions visite. De sérieuses conversations eurent lieu à ce sujet : avec lequel de ces nombreux invités avions- nous envie de poursuivre le commerce ? En écoutant papa, je compris qu’il avait peur de remplir son nouveau home de ces Seraphim Nicolaevitch, Elizaveta Ivanovna dont grand-mère s’était entourée. Il regrettait presque d’avoir organisé un mariage aussi solennel. Lisant dans son cœur, grand-père résolut le problème. Il déclara que les invités du mariage se divisaient en deux catégories : ceux qui avaient été invités par les parents et ceux qui l’avaient été par les mariés. Il choisit les deux ou trois familles que nous devions recevoir pour des raisons familiales et, magnanime, prit sur lui et grand-mère le soin de repousser les autres.
Arriva enfin le jour où, à l’heure dite, un attelage nous attendait à la Basmannaya ; je devais revêtir une robe de soie et papa, la redingote. Nous étions arrivés par le train du matin. Liza et Axiouta, qui vivaient dans un petit appartement arrangé pour elles dans une aile de la maison, avaient préparé le déjeuner ; Liza m’habilla et m’arrangea. Je sentis immédiatement l’influence que Maria Mamontovna et Avdotia Vassilievna exerçait sur elles, et ce fut le début d’une grande amitié.
Je me souviens particulièrement de deux visites : chez les Goutchkov et les Chtegliaev.
Une des maisons que grand-père nous avait conseillées était celle de Fédor Evguenievitch et Olga Kirrilevna Goutchkov. C’étaient de typiques marchands vieux-croyants de Moscou, si bien décrits par Boborykine dans son « Kitaï-gorod ». Je n’avais encore jamais vu de maison aussi grande et luxueuse…Située dans la Preobrojenka, la propriété était entourée d’un énorme jardin. Un laquais majestueux nous précéda, traversant des salons, des salles, des petits salons, des salles de billards aux parquets étincelants avec des tapis, des meubles recouverts de tissu framboise, jaune ou bleu, des lustres, des vases, des tableaux… jusqu’à une terrasse vitrée où se tenait la maîtresse de maison, en élégant déshabillé. Elle commanda aussitôt du champagne et des pêches. Une cigarette, un petit chien, un babillage coquet, le temps qu’il faisait et la promesse de venir nous voir à la Khoutorka avec Olenka, son dieu, son fils unique âgé de 9 ans.
– J’aime cette dame, dit papa lorsque nous fûmes partis. Mais vous causez un peu trop en fillette avec elle.
Les vieux Chtegliaev étaient, eux, les amis de papa, et il voulut absolument me conduire chez eux. Je me sentis immédiatement beaucoup plus à l’aise dans leur grand hôtel de plein pied, meublé comme la maison d’un bon propriétaire, près de la gare de Nicoleavsk. Sergueï Ivanovitch Chtegliaev était l’intendant principal de Youri Stepanovitch Maltsov, propriétaire de la célèbre usine de verre de G, près de Vladimir. Lorsque nous entrâmes, papa était tellement pressé de les voir qu’il alla de l’avant, me laissant seule dans l’antichambre. Je ne savais que faire et me tenais devant la porte d’une grande salle à manger, lorsque soudain tante Sonia entra en courant (nous nous étions déjà vues rue Basmannaya, mais seul Vladimir Sergueevitch était venu à notre mariage) suivie d’une vieille dame adorable et gaie.
– On a laissé la pauvrette toute seule ! dit-elle avec une compassion comique, et elle entreprit de me réconforter. Sergueï Ivanovitch et Nadejda Vassilievna formaient un couple magnifique et leur agréable demeure devint une de mes maisons favorites à Moscou.
Cependant, le plus merveilleux de nos visiteurs était un être tout à fait particulier qui ne vivait pas à Moscou : Anna Fedorovna Okeanova, la fille d’Ivan Sergueevitch Tiouttchev. Papa le connaissait bien et tria ses papiers après sa mort. Lorsque nous n’étions encore que fiancés, il voulait m’emmener chez Anna Fedorovna mais, par timidité, il n’osa le faire. L’été, elle emménageait à T. afin de pouvoir se rendre tous les jours sur la tombe d’Ivan Sergueevitch. Je m’inquiétais beaucoup parce qu’Anna Fedorovna était une femme célèbre et cultivée. Avant son mariage, elle était fraulein de l’impératrice Maria Alexandrovna et préceptrice des grands-ducs Serge et Paul Alexandrovitch. Elle avait une très haute opinion de la défunte impératrice et était son amie. Je m’attendais à voir une dame devant laquelle il fallait faire la révérence et ne savais quand j’allais avoir le droit de m’asseoir. Quel fut donc mon étonnement lorsque je vis une petite femme très laide, mal vêtue d’un vieux manteau noir élimé, parlant un mauvais russe avec un fort accent étranger. Elle nous garda aussitôt à déjeuner. Je me souviens d’une tarte aux champignons. Un moine se joignit à nous. On parla de mystiques, de Schelling et de Swedenborg. Anna Fedorovna cherchait à entrer en contact avec l’âme d’Ivan Sergueevitch, lisait les grands mystiques, faisait du spiritisme. Papa me dit que la vie des époux avait été émaillée de nombreuses disputes, d’incompréhension et de malentendus.

Serge Ratchinsky (1836-1902), botaniste, pédagogue
Lorsque nous ne nous promenions pas, nous consacrions beaucoup de temps à la lecture, ensemble et séparément. Allongé sur le divan de son petit cabinet de travail, papa lisait alors les moralistes ainsi que Life of Wilberforce. Il me donna à lire Pestalozzi pour m’initier à la pédagogie. Il s’était intéressé à ses travaux lorsqu’il était étudiant : son père, qui exerçait la tutelle d’une école de Moscou, lui avait demandé de s’en occuper car n’avait plus de temps à lui consacrer. Cette activité éducative fut pour papa l’occasion de rencontrer Serge Alexandrovitch Ratchinsky. En été, il se rendit à Tatevo pour visiter sa célèbre école. La personnalité de Serge Alexandrovitch, sa famille, sa vocation, produisirent sur papa une impression inoubliable, tellement profonde qu’ayant achevé son cycle d’études à l’université, il ne poursuivit pas plus loin comme grand-père l’espérait, mais passa un examen de maître d’école et proposa à Ratchinsky de venir le rejoindre. Cela chagrina beaucoup grand-père qui, après avoir travaillé toute sa vie pour amasser une fortune, rêvait pour ce fils brillant et talentueux d’une haute fonction académique ou, tout au moins, d’une carrière de savant. Il le voyait professeur, dirigeant une académie et, avec le temps, qui sait ? ministre de l’éducation nationale…Et voilà que soudain, le jeune enthousiaste qui avait tous les atouts en mains : intelligence, talents, éducation.. ainsi que les moyens financiers de son père, choisissait une vie de pionnier, voulait s’enterrer dans une lointaine campagne dans les rudes conditions de vie d’une école villageoise, au mépris d’une santé déjà fragile…
Bien d’amères pensées envahirent alors grand-père…mais, connaissant son fils aîné, il ne chercha pas à le faire changer d’avis. Il pensait que cet enthousiasme de jeunesse allait passer et, cachant sa désillusion, il s’intéressa vivement à la personnalité et à l’activité de Ratchinsky. Serge Alexandrovitch lui rendit visite lors d’un passage à Moscou et, comme papa le dit plus tard, lui fit l’impression d’un homme éminent par son intelligence et sa culture. Comme vous le savez déjà, la maladie contraignit papa à abandonner sa formation. Bien que cela fut triste pour le cœur d’un père, je pense toutefois que grand-père fut content que cette période ait prit fin…Habitué à ne pas le contredire ouvertement, il se contentait de suggérer : ne serait-il pas mieux, avant de partir à la campagne, d’entrer au ministère de l’éducation nationale? ; de se faire des relations, des connaissances, une situation avant de mener une vie d’ermite en province ? Mais papa ne voulait rien entendre. Dans sa jeunesse, il était très impatient et direct. Pendant ses discussions avec grand- père, il était parfois tellement brusque que j’avais mal pour le vieillard et étais amère pour papa ; grand-mère pleurait. Seule avec lui, je lui exposais ouvertement mon indignation et l’assurais que si l’un de mes frères avait parlé de la sorte à notre père, il l’aurait jeté dans l’escalier. Papa écoutait, confus, mais je sentais qu’au fond de son cœur, il savait qu’il avait tort. Peu à peu, je parvins à l’influencer de telle façon qu’un jour, en hiver, grand-père me dit :
– Kolia semble avoir un peu changé, ces derniers temps…Je reconnais bien là l’influence féminine !
Je me souviens comme ces paroles me firent plaisir ; je ne les rapportais évidemment pas à papa.
Un jour, comme nous déjeunions dans notre petite salle à manger, une voiture arriva dont sortit un homme grand, mal bâti, avec une grande tête, des yeux et des sourcils semblables à d’énormes pensées. C’était Stepane Vassilievitch Smolensky, le célèbre spécialiste et professeur de plain-chant (grégorien) qui dirigea plus tard l’Ecole synodale de Moscou. Papa le connaissait par Tatiev et l’avait retrouvé lors de son passage à Moscou, alors qu’il rentrait d’une visite à Kazan, où Ratchinsky travaillait alors. Quelques années plus tard, nous devînmes très amis avec cet homme noble et généreux. Il fut notre premier invité à la Khoutorka, à l’exception de mon frère Micha Masloff, qui dormit chez nous avant son départ pour Novosselky.
Enfin, à la mi-juin, nous partîmes également pour Novosselky. A la gare Rousskyi Dvor, comme nous demandions :- Pourquoi restons- nous aussi longtemps sur place ? – Ce doit être le mécanicien qui n’a pas fini de boire son thé,..
Avdotia Vassilievna, le côte patriarcal de la maison de Livny, le côté champêtre de Novosselky où maman et Alexandra Vassilievna, en larges peignoirs blancs et, l’éventail à la main, se plaignaient constamment de la chaleur, papa apprécia cela comme il se doit mais le contraste entre le village et la vie élégante et animée de la datcha des Gorboff était trop marqué. Papa avait des discussions sans fin avec Serge, admirait le bronzage cuivré des dames, l’enthousiasme de Micha pour la gestion des affaires,participait à l’observation des étoiles qui passionnait les jeunes filles, grondait Maria Mamontova…mais l’absence d’arbres et les champs sans fin de la région d’Orel ne l’attiraient pas ; il préférait les grand sapins des environs de Moscou ou les collines de la région de Smolensk et persistait à vouloir s’installer dans le Nord.
Les commissionnaires nous apportaient souvent la description de domaines à vendre ; une ou deux fois, il alla les voir, mais rien n’était à son goût. L’été finissait et il devenait évident que nous passerions l’hiver dans l’incertitude. Déjà, à la grande datcha, on disait qu’il serait peut-être bon que nous trouvions un appartement lorsque soudain, un événement inattendu détourna l’attention générale de nous, les « jeunes »…
En rentrant de Novosselky, nous trouvâmes des changements à la grande datcha : elle était assidûment fréquentée par le hussard Ivan Orestovitch Evetzkyi, et il faisait une telle cour à

I.O.Evetsdkyi (1859-?)
Varia (Barbara, soeur de Nicolas Mikhaïlovitch) qu’on s’attendait à une déclaration imminente. Qu’elle serait repoussée, ni les parents, ni les jeunes – c’est-à-dire Nadia (une autre fille de Mikhaïl Akimovitch) et les cousines Arandarenko qui nous rendaient visite – personne n’en doutait. Personne ne prenait Ivan Orestovitch au sérieux, on se moquait de lui et si on s’inquiétait, c’était parce qu’on ne savait pas comment cette histoire allait se terminer. Et voilà qu’un matin, Mikhaïl Akimovitch reçoit une lettre avec une demande en mariage officielle. Un autre père aurait probablement eu une conception moins compliquée de ses obligations familiales et aurait amicalement conseillé à Varia de lui confier le soin de signifier son refus par écrit. Mais avec son penchant inné pour les choses officielles, Mikhaïl Akimovitch n’osa contourner habilement la demande du hussard, celle de se présenter le jour même à la datcha pour entendre de la bouche de Barbara Mikhaïlovna quel serait son destin. Un mot de grand-mère nous rassembla au déjeuner. Le train devait arriver à trois heures. Varia, très excitée, alla à sa rencontre après avoir jeté à sa sœur et à ses cousines cette phrase énigmatique : « Vous verrez ce que je vais lui dire ! ». Son absence ayant paru trop prolongée à son père, il mit sa papakha et se dirigea sans hâte vers le parc. Quel fut son étonnement lorsque Varia et Ivan Orestovitch apparurent, rayonnants, se tenant par la main ! Que s’était-il passé dans le parc et comment Ivan Orestovitch avait-il persuadé Varia de la sincérité de ses sentiments, personne ne le sut jamais. On se sentait très bête. Grand-mère se mit à pleurer. Grand-père était très alarmé.
Bouquets et bonbons furent désormais livrés tous les jours et la période exubérante des fiançailles commença. De nouveaux parents apparurent : le frère aîné, Fédor Orestovitch, marié, ophtalmologue, et une sœur non mariée, Anna. Comme elle était jolie et vive, oncle Micha se mit immédiatement à la courtiser. La femme de Fédor Orestovitch, la spirituelle et gaie Sofia Mikhaïlovna, conversait avec les aînés…Afin de ne pas avoir à venir tous les jours de Moscou, le fiancé loua dans les environs un petite datcha minuscule, baptisée le « chalet ». Il promenait Varia sur un char à bancs, l’emmenait à Moscou voir ses amis et insistait pour que le mariage se fît au plus tôt car le Ier septembre, il devait rentrer à Varsovie et rejoindre son unité. Il avait déjà donné l’ordre de louer et de meubler un luxueux appartement dont le plan était sur la table de Varia avec les échantillons de tissu pour le grand salon, le petit salon, le bureau, le boudoir et la chambre. A elle de choisir ce qui lui plaisait. Pour aider grand-mère à commander le trousseau, on fut venir Liza d’Italie, alors qu’elle venait à peine de s’y rendre pour voir sa fille.
Avec l’apparition de Liza, des bruits commencèrent à courir selon lesquels la fortune d’Ivan Orestovitch était surestimée, qu’il avait déjà dilapidé un grand nombre de fortunes et qu’il s’apprêtait maintenant à faire de même avec celle de Varia. Un certain Alexeï Pavlovitch avait donné ces informations : c’était l’ex-valet de chambre du comte Komarovsky, chez lequel le défunt mari de Liza était chef cuisinier. Mais personne n’osait avertir grand-père et grand-mère. Un grand ami de la famille, Dmitri Fedoseevitch Kondratiev, s’y engagea. Comme il l’avoua plus tard, il changea d’avis lorsqu’il sut que la demande en mariage avait déjà été acceptée. C’est ainsi que le mariage de Varia fut décidé.
Papa regardait cela avec tristesse et de sombres pressentiments. Ce n’était pas le mari qu’il souhaitait à sa sœur. Il regrettait qu’elle ne se soit pas engagée avec son ami, Alexis Ivanovitch Stankevitch, un homme très cultivé, issu d’une famille célèbre et respectable. Je crois qu’ils avaient abordé cette question avec grand-père.
Quittant l’atmosphère joyeuse de la datcha, ses nombreux invités, ses promenades et ses parties de canotage, nous retournâmes avec un plaisir certain dans notre chaumière, nous réjouissant de notre isolement.
Cependant, le court été moscovite touchait à sa fin. Les soirées d’août étaient là, avec leurs nuages de moustiques. Je n’étais jamais allée dans la province d’Orel : les balcons, les bancs du jardin, tout était mouillé. Quand il pleuvait, il fallait chauffer, chose impensable dans la partie méridionale de la Russie. Devrais-je vraiment vivre sous de tels cieux ? pensais-je.
Les commissionnaires ne nous offraient toujours rien à notre convenance. Nous commençâmes à chercher un appartement à Moscou.
C’est alors que Katkov mourut. Grand-père et papa admiraient beaucoup ce publiciste et homme de lettres… Papa se rendit à son enterrement. Tous les journaux moscovites étaient pleins d’articles à son sujet ; c’était un grand événement de la vie politique et littéraire du pays.
Cette année là, les habitants de la grande datcha s’apprêtèrent à rentrer plus tôt à Moscou : le mariage était fixé au 19 août. Il fallait s’y préparer et recevoir la famille Mamontov venant de Pétersbourg. La maison de la rue Basmannaya était tellement grande qu’on nous proposa de passer ensemble les jours précédents le mariage. Des rayonnages de livres séparèrent la chambre de papa en bureau et chambre à coucher. En ajoutant un lit pliant, on obtenait un endroit confortable.
Le mariage de Varia fut à l’image du nôtre : l’office n’eut pas lieu à midi, mais à quatre heures et à la place d’un déjeuner, il y eut un dîner avec de la musique. A neuf heures du soir, on accompagna les jeunes mariés à la gare de Varsovie, puis les jeunes revinrent et dansèrent longtemps. Alexis Ivanovitch Stankevitch casa son binocle à la gare et ne revint pas à la maison de la rue Basmannaya.
Sophie Gorboff, 1924, Passau
texte russe : Мои воспоминания 1. С.Н.Горбова. Пассау,1924
voir la suite : SOUVENIRS 2 et 3
contact: gorboff.marina@gmail.com
Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff: