J’ai commencé à photographier les vieilles dames à la veille de mes mes soixante-quinze-ans, et la première photographie fut prise au Luxembourg : cheveux blancs coupés courts, fine silhouette vue de dos, jeans, la vieille dame avait de l’allure.
Et moi, à quoi je ressemble ?
Quelques jours plus tard, à la terrasse d’un café, une autre vieille dame est passée, bossue, avec une canne, en veste rouge. Elle se détachait parfaitement sur le fond vert d’une boutique et sans réfléchir davantage, j’ai décidé de photographier les « très vieilles dames » de la rue, par opposition et, en quelque sorte, en prévision, de ce que j’allais – de ce que nous allions toutes – devenir.
Les professionnels reconnaîtront immédiatement des photos d’amateur, mal cadrées, surexposées, que sais-je encore… Aucune d’entre elles n’a été posée, toutes ont été volées. Les clichés ont été pris avec un Lumix de dix méga pixels acheté d’occasion qui me sert loyalement depuis des années. Il fut choisi pour son zoom et sa discrétion.
Il ne faut pas croire, cependant, que photographier des gens dans la rue soit aisé ; pour des raisons que chacun comprendra – notamment celle de blesser la pudeur des personnes âgées – j’ai toujours évité de le faire ouvertement. Cela signifie qu’il faut agir vite : le temps d’apercevoir le «sujet», de trouver l’appareil dans le sac, de zoomer, il est souvent trop tard.. J’ai appris à maîtriser certaines petites ruses : faire rapidement demi-tour puis revenir en toute hâte sur mes pas afin de me porter à la rencontre de la personne en question ; à moins que, lui faisant face et photographiant ostensiblement l’immeuble qui se trouve derrière elle, je n’abaisse soudain mon appareil en la visant. Et même dans ces conditions, les choses sont loin d’être simples. Le cliché le plus difficile à prendre a été celui de la vieille dame à la capeline, dans le bus.
Dès le début, je me suis fixée quelques règles : éviter les personnes infirmes, dérangées, diminuées, alcooliques, difformes…A l’exception de deux ou trois vieilles dames photographiées à Florence, la plupart d’entre elles vivent dans les beaux quartiers de Paris, dans le Ve arrondissement ou à Saint-Germain-des-Près, plus exactement. Rien de pire que les clichés faciles et le pittoresque de la pauvreté et de la vieillesse.
Chacun de nous chérit une certaine catégorie d’individus : moi, ce sont les très vieilles dames à l’extrême pointe de leur existence que seul, un fil ténu mais incroyablement solide, relie encore à la vie. J’aime la vieille grand-mère qui, dans La complainte du sentier, de Satyajit Ray, se réjouit à l’idée de manger une mangue et attend « le passeur qui l’emmènera sur l’autre rive… » ; j’aime les terribles vieilles comtesses russes si bien décrites par Dostoïevski, qui me font beaucoup rire ; j’aime George Sand dans ses vieux jours, montant des charades avec ses petits-enfants et houspillant son vieil ami Flaubert et j’ai aimé quelques vieilles dames que je n’oublierai jamais et dont je ne montrerai jamais le visage.
Et il me semble qu’en photographiant les vieilles dames de Paris et d’ailleurs, c’est toujours la même personne (moi-même, peut-être) que je cueille avec une empathie croissante.
En un peu plus d’un an, le nombre de clichés pris au vol s’est rapidement étoffé et lorsque, comme je le fais souvent, je les fais défiler sur mon ordinateur, ces vieilles dames si différentes les unes des autres, qui contrastent tellement avec la monotonie de la rue, m’apparaissent semblables à des oiseaux bariolés, une espèce rare de papillons. De temps à autre, Nabokov m’accompagne dans ma chasse aux plus grands et émouvants coléoptères du monde, et je me prends parfois pour lui lorsque j’attrape une belle éphémère dans ses ultimes moments de liberté. Elle poussera bientôt la porte de la maison de retraite ou de l’hôpital pour entrer dans le long tunnel des souffrances menant à sa dernière et mortelle métamorphose.
Certaines vieilles dames – qui ne savent pas qu’un œil attentif les suit – réapparaissent d’une année sur l’autre ; d’autres se reposent toujours sur le même banc ; rares sont celles qui s’installent à la terrasse d’un café pour lire un journal ou un livre, c’est une affaire d’homme et de génération. Souvent absorbées par la douleur d’un genou ou plongées dans leurs pensées, elles ne remarquent pas – ou feignent ne pas remarquer – mes agissements indiscrets ; quelques-unes m’adressent un petit sourire en coin ; une seule d’entre elles s’est fâchée.
Chaque fois que j’ai demandé l’autorisation de photographier, elle m’a été refusée : je suis donc condamnée au vol. Comme s’ils devinaient la pureté de mes intentions (une vieille dame photographiant une autre vieille dame, quoi de plus sympathique?), des passants intrigués par mon manège m’ont souvent gratifié d’un petit sourire approbateur, si ce n’est complice.
Mais pourquoi photographier des vieilles dames et pas des vieux messieurs, direz-vous ? Les vieux messieurs cheminent en couple avec leurs femmes ; ils meurent souvent avant elles et ceux qui restent sont souvent pitoyables ; certains vont en compagnie de jeunes femmes envoyées par les services sociaux. Ajoutons que dans leur grand âge, la détresse des hommes est difficile à regarder, donc à photographier. Ils le savent et se cachent. Je ne cueille donc que les beaux vieillards dont la vue réjouit l’âme, ceux que, en mon for intérieur, j’appelle les flamboyants. Ils ne sont pas nombreux.
Ma petite-fille Vera, huit ans, se trouve souvent à mes côtés. – Regarde, là… me dit-elle parfois, mais ses choix sont rarement les miens : ses vieilles dames ne sont ni assez vieilles, ni suffisamment expressives (notre relation au temps diffère). Elle sait qu’à tout moment, je peux lui dire – Ne bouge pas, et me précipiter sur le trottoir d’en face, la laissant seule. Ce jeu l’amuse : nous n’oublierons jamais la silhouette d’une jeune femme aux jambes superbes et à la démarche capable de réveiller un mort que nous avons un jour suivie ; les hommes se retournaient sur son passage. Le visage de cette magnifique créature tenait-il ces promesses de grâce et de beauté ? – Cours, Vera. Elle a couru, l’a dépassée, est venue à sa rencontre, a été déçue (je crois qu’elle s’attendait à voir Marylin Monroe). Quand elle sera grande, Vera photographiera les belles filles, et moi, je ne sais pas encore ce que je ferai…
Marina Gorboff, Paris, 18 février 2015
contact: gorboff.marina@gmail.com
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