Mes Souvenirs, par Sophie Masloff / Gorboff.1885 (2). Nicolas Masloff. La fin

Nicolas Masloff Moscou Archives Masloff (c)

Nicolas Ivanovitch Masloff (1826-1882) Moscou. Archives Masloff (c)

Alors que la première partie des souvenirs de Sophie Gorboff (1863 -1949) – consacrée à l’ascension sociale du fils de berger analphabète que fut son père Nicolas Masloff (1826-1882) – est intéressante à plus d’un titre, la seconde partie déçoit.

Sophie Nicolaevna Masloff fut avant tout la femme de deux hommes : son père et son époux. L’amour qu’elle porte Nicolas Ivanovitch Masloff l’incite à n’omettre aucun souvenir de sa petite enfance (barbe de papa qui pique, jeux, bonbons…) ni le moindre détail se rapportant à la construction d’une nouvelle maison ou à la longue maladie de son père.

Rien de plus ennuyeux que ce genre de souvenirs… Afin de ne pas lasser le lecteur, j’ai donc procédé à des coupes pour ne garder que le récit des relations père/fille adulte ainsi que la partie la plus émouvante du récit, celle de la mort de ce père tant aimé.

Rédigés par une jeune fille du XIXe siècle (rappelons que Sophie Masloff est âgée de vingt-deux ans), la vie et la fin de Nicolas Ivanovitch sont un bel exemple de moralité chrétienne ; elles relèvent quasiment d’une vie de saint, si ce n’est des « Vies » de Plutarque. Cette hagiographie familiale révèle l’empreinte de la religion et de la culture classique, très présentes dans certains milieux russes au XIXe siècle.. On s’étonne de voir Nicolas Ivanovitch –  rossé dans son enfance lorsqu’il est surpris un livre à la main – citer Shakespeare à la fin de sa vie, comme on s’étonnera de voir le beau-père de Sophie Nicolaevna, le charmant et (nouveau) riche marchand Michel Gorboff (1826-1894) traduire Dante ou Goethe … Une commune passion des livres unira les deux familles.

Nicolas Ivanovitch Masloff et Elizaveta Vassilievna Polojentseff ont eu cinq enfants : Sophie, l’aînée (1863-1949), ma grand-mère, Serge(1867- 1927, Alexandrie) devenu homme politique et notable de la ville d’Orel, auquel mon père fait allusion dans ses Souvenirs de la guerre civile ; vient ensuite Michel (1866-1929) devenu médecin-chef de l’hôpital de Livny et deux sœurs cadettes Lida et Olga. Les deux frères apparaissent dans le second cahier de Souvenirs de ma grand-mère, rédigés trente-neuf ans plus tard, en exil. 

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Michel Masloff, 1898 Archives Masloff (c)

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Serge Masloff ( 1867-1927) Archives Masloff(c)

 

                                                 

 La brièveté de cette seconde partie du texte de Sophie Nicolaevna me permet de souligner une fois encore l’importance et le rôle de la seconde génération dans la transmission de la mémoire. Nous sommes les derniers témoins de l’émigration russe de 1920 et il sera bientôt impossible de nous interroger. La question des archives familiales se pose déjà et se posera davantage encore à nos descendants francophones. Que faire de ces archives ? Comment les exploiter ? Alors que la Russie s’emploie à les rapatrier (c’est-à-dire à les contrôler car chacun sait que leur consultation est aléatoire, soumise à des restrictions d’accès), nous pensons qu’à l’exemple des autres diasporas, cette mémoire doit être conservée dans le pays où l’émigration a vécu. Internet permet aujourd’hui d’échapper aux frontières ; il appartient aux familles de mettre en ligne leurs archives – aussi « peu intéressantes »  paraissent – elles, mais tout est intéressant en histoire, surtout pour les familles elles-mêmes – afin qu’elles soient disponibles à leurs descendants et aux chercheurs. Elles s’apercevront alors que de nombreuses questions surgissent à mesure  que l’on tente d’établir ne serait-ce qu’une biographie : ces questions doivent et peuvent  être posées avant qu’il ne soit trop tard.

                                               

                                     MES SOUVENIRS :  Deuxième partie : la fin

(…) A six ans, on me confia à une gouvernante et j’ai commencé à étudier sérieusement. De nouveaux souvenirs surgissent, des conversations sur ce que j’apprends, ce que je lis. Avec quelle joie et quel amour mon père voyait se développer en moi le désir d’apprendre, tellement semblable au sien lorsqu’il était petit ! Comme il partageait mon intérêt pour les héros des livres d’enfants qui enflammaient mon imagination, et comme il essayait d’orienter mon intelligence d’enfant vers une compréhension plus profonde du texte ! Et à chaque occasion propice, il me répétait inlassablement qu’il fallait apprendre, étudier et que, sans le savoir, la vie était dure et amère…

Michel, Lida, Sophie, Olga,Serge Maslov Livny, vers 1880 Archives Masloff (c)

Michel, Lida, Sophie,
Olga, Serge Masloff
Livny, vers 1880. Archives Masloff (c)

J’ai souvent observé les relations parents-enfants et n’en ai jamais vu d’aussi simples, bonnes, chaleureuses que celles qui nous unissaient à notre père. La plupart du temps, les pères se tiennent loin de leurs enfants, surtout lorsqu’ils sont petits. Harassés de soucis professionnels, ils préfèrent le silence et le calme de la maison familiale à la compagnie bruyante et parfois gênante de leurs enfants… Notre père était notre principal ami, le premier dépositaire de nos petits chagrins. Les enfants couraient à sa rencontre dès qu’il rentrait à la maison ; il ne leur refusait jamais ses caresses ni ses bonnes paroles. Mais ne pensez pas, mes chers enfants, qu’il approuvait tout ce que nous faisions. Oh non : il était très sévère et ne laissait rien passer lorsqu’il remarquait quelque mauvais penchant. Il détestait surtout la paresse et l’orgueil.

       – Je ferai sortir la mouche qui est dans ton nez, disait-il lorsqu’il remarquait que l’un de ses enfants avait une trop haute opinion de lui-même. Il aimait les comparaisons et sa parole était souvent imagée. Mais comme il savait caresser et choyer ses enfants lorsqu’il était content d’eux ! Combien de jouets et de friandises avaient-ils à leur disposition !

        – Obéis, travaille, étudie et je ferai tout pour toi, disait-il.

Lorsque je fus mise en pension, il dit à la directrice : – Soyez sévère avec elle ! Faites-la travailler ! Si vous êtes mécontente de quelque chose, dites- le moi : nous réglerons le problème ensemble.

Lorsqu’il apparut que je travaillais bien et répondais à ses attentes, il apporta des sacs de friandises : toute la classe se réjouissait de sa venue. Je n’oublierais jamais mes voyages avec papa lorsqu’il venait me chercher à Moscou pour Noël ou les fêtes de fin d’année afin de me ramener à la maison. Nous bavardions si bien à l’hôtel. Je lui parlais de ma vie, de mes professeurs, de mes camarades, il me posait des questions, riait. Puis nous prenions le train de  nuit ; on était à l’étroit, j’étendais mes jambes. Il me plaçait à ses côtés et ne bougeait plus pendant que  je dormais, la tète sur le col de son manteau de fourrure ….

Et ses venues à Moscou lorsque toute la famille s’y installa pour l’éducation des enfants ! J’avais grandi, il m’emmenait au théâtre, en promenade. De retour à la maison, nous buvions du thé et parlions tard dans la nuit. La dernière année, ses conversations furent particulièrement intéressantes : j’avais terminé ma scolarité et il me parlait comme à un camarade, me faisait part de ses centres d’intérêt, écoutant avec un sourire condescendant mes jugements encore enfantins et inexpérimentés sur la vie et les hommes. Ces conversations m’ont beaucoup appris…Mais je m’aperçois que je parle trop de mes souvenirs personnels. Revenons  à  la vie publique de Nicolas Ivanovitch après son mariage

Livny vers la fin du XIXe siècle

Livny vers la fin du XIXe siècle

Après la construction de la nouvelle maison, son hospitalité s’accrut encore et sa maison devint l’une des plus ouvertes de la ville. Fonctionnaire nommé à un nouveau poste, médecin, ingénieur… tous ceux qui s’installaient à Livny faisaient connaissance de Masloff, fréquentaient cette maison où ils étaient assurés de recevoir un bon accueil et de passer agréablement le temps. Nous avions donc toujours des invités. Rares étaient les fêtes où nous étions seuls, et rares étaient les soirées où l’on ne jouait pas aux cartes. Nicolas Ivanovitch ouvrait à tous les portes de sa maison et recevait tout le monde de la même façon. Il n’exigeait qu’une chose : être traité en égal, que personne ne se méprenne sur son amabilité et n’y voie le désir effréné de plaire. Il savait qu’il occupait une position exceptionnelle dans la société, celle d’un homme appartenant à la classe des marchands. Aujourd’hui les choses ont peut-être changé mais alors, il n’en était pas de même  : qu’était donc un marchand aux yeux des nobles ?  Certaines marionnettes étaient prêtes à souffrir toutes les humiliations pour qu’un noble les admette en sa compagnie ; choyés pendant un certain temps, ces gens mal élevés et ces rustres étaient rejetés sans pitié…Nicolas Ivanovitch portait son étendard très haut.

La société qui se réunissait chez lui était essentiellement composée d’intellectuels : médecins, juges, propriétaires terriens, chef de la police…à l’exception de quelques «aristocrates» dont les familles nous ignoraient ; ils vinrent aussi à la maison, mais plus tard. Nicolas Ivanovitch resta en contact avec les marchands, mais c’était des relations d’affaire auxquelles seuls les hommes participaient. Il est vrai qu’après son mariage il fit, pour la forme, les visites d’usage.. Les marchands passaient le matin «pour affaire» dans son bureau ; Elizaveta Vassilievna invitait certains à prendre le café. Si quelqu’un arrivait à l’heure du déjeuner, on ajoutait un couvert sans faire d’histoires. A de rares exceptions près, on ne les voyait pas le soir : c’était heure des intellectuels. Nicolas Ivanovitch était aimé pour son intelligence, sa chaleur humaine et sa gaieté : personne mieux que lui ne savait plaisanter, placer un bon mot au cours de la conversation. Mais on avait également peur de lui : les hypocrites voyaient qu’il les avait percé à jour et tremblaient, sachant qu’un jour il leur dirait le fond de sa pensée. Les marchands le vénéraient désormais. Le maire de la ville passait le voir pour lui demander conseil et ce Nicolà dont on se moquait jadis leur montrait leurs erreurs, expliquait la signification de telle ou telle loi ou le fonctionnement d’une institution. Respectant son intelligence et son intégrité morale, ils lui obéissaient aveuglement.(….) Telle était la position  sociale de la famille Masloff dans le monde.

La vie familiale se déroulait tranquillement et sans heurts. Nous passion l’hiver en ville, l’été dans notre maison de Novosselki, à la campagne. Les enfants avaient une gouvernante russe pour l’enseignement des matières scientifiques, de la musique et du français, ainsi qu’une bonne allemande. La construction de la nouvelle maison et ma mise en pension se rapportent à cette époque, avant le départ de la famille à Moscou.

Nicolas Ivanovitch Masloff, Moscou. Archives Masloff(c)

Nicolas Ivanovitch Masloff, 1883, recto et verso. Moscou. Archives Masloff (c)

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(….) L’été 1877 fut le dernier été passé en famille avant notre départ pour Moscou. Malade, j’avais été exemptée d’examens et étais revenue à Livny début avril. Toute la ville bruissait dans l’attente d’une guerre imminente. Il y avait les journaux mais nombreux étaient ceux qui avaient souscrit à un service de télégrammes : nous fîmes de même. Des cartes de l’Europe et de la Turquie d’Asie avaient été épinglées dans la salle à manger, les épingles indiquant la progression des armées. Le moindre télégramme rassemblait des gens qui commentaient les nouvelles avec agitation. Je regrette de ne pas les avoir écouté davantage !

En juin, en emmena Serge passer des examens à Moscou et il fut inscrit en première année au lycée classique privé Polivanov. En août, la famille au complet se mit en route. La maison de Livny fut rangée et transformée : le rez- de- chaussée fut loué à une banque et le premier étage, transformé en appartement pour Nicolas Ivanovitch, un appartement de solitaire ! Il s’y installa avec Avodotia afin de mener, une fois encore, la vie qui avait été la sienne avant son mariage, dans l’ancienne maison….

(…) Le train partait le soir. De nombreux amis nous avaient accompagné à la gare. Malgré les protestations de papa, le chef de gare fit accrocher le wagon de directeur à notre attention. Adieux, souhaits, mouchoirs….Papa nous accompagna jusqu’à Orel, les affaires l’empêchant de venir avec nous à Moscou. Il nous dit au revoir et revint, seul, à Livny…Cette séparation était cruelle mais, cinq années durant, avant que ses forces ne le trahissent, il porta vaillamment la croix qu’il s’était volontairement imposée.

 …L’absence de sa famille bien-aimée pesait à Nicolas Ivanovitch mais c’était un homme au caractère bien trempé. Il ne voulait pas que ses enfants soient éduqués dans les écoles de Livny mais qu’ils aillent  à l’université ; il pensait qu’on ne pouvait les mettre en pension à Moscou. Pour Nicolas Ivanovitch, toute vie hors de la cellule familiale menait les jeunes gens à la perversion et à l’acquisition de mauvaises habitudes. «La famille est le principal moteur de l’éducation» disait-il, et il sacrifia son bonheur personnel à l’avenir de ses fils. Pendant que ses enfants étudiaient à Moscou, il travaillait pour eux à Livny, se consacrant au bien public afin de mieux remplir sa vie solitaire..

En tant que fille et très jeune fille, il ne m’appartient pas de juger cette activité publique. Qu’un ancien collègue le fasse pour moi. Voilà ce qu’il écrivait dans le nécrologue paru dans Les Nouvelles d’Orel   : …Nicolas Ivanovitch fit partie de ceux qui œuvrèrent activement à la mise en service du chemin de fer (1870). En 1872,  une filiale de la banque commerciale d’Orel fut créée à  Livny :  Nicolas Ivanovitch  la dirigea pendant dix ans et obtint de remarquables résultats bien qu’il y ait eu une autre banque en ville. En 1880 (deux ans avant sa mort) il fut élu maire et entreprit aussitôt  la réfection des écoles….Il réunit la somme de 13 000 roubles pour venir en aide aux pauvres, auxquels on ne donna pas de petites sommes mais un petit capital pour redémarrer dans la vie . Nicolas Ivanovitch créa également  une cantine qui distribua près de 100 repas par jour…Il remplaça les baraques vétustes de la place du marché par des bâtiments solides et obtient pour le club de Loisirs de Livny  l’autorisation  de construire un bâtiment d’été dans le parc municipal, ainsi que  des parterres de fleurs et des jeux pour enfants…

(…….) Papa venait plusieurs fois par an nous voir à Moscou, en général pour une semaine,  d’abord en septembre ou octobre, puis pour Noël, le mardi gras et à Pâques. Je ne décrirais pas la joie et l’animation qui régnaient alors car vos pères s’en souviennent encore, mes chers enfants. Demandez-leur de vous raconter comme ils aimaient les visites de votre grand-père…Une atmosphère spéciale régnait alors dans l’appartement : animation joyeuse, visages illuminés, odeur de cigarette dans les pièces, nombreux invités au  déjeuner, théâtre le soir et, de retour à la maison, ces tranquilles conversations que j’ai évoquées plus haut, mon plus cher souvenir…

(…) Telle était la situation en 1882. Nicolas Ivanovitch était connu à Livny où il occupait deux fonctions importantes ; maire de la ville et directeur de la banque commerciale. Outre sa maison en ville et la fabrique de savon, il possédait deux propriétés et une terre louée à la ville. Les marchands le respectaient beaucoup, c’était un respect parfois proche de la peur, et son avis faisait autorité. Les propriétaires terriens recherchaient sa compagnie : il dirigeait un établissement qui pouvait, ou ne pouvait pas, faire couler dans leurs poches un flot de cet argent soi-disant «méprisable» mais en réalité fort estimé de tous.. A la banque, Nicolas Ivanovitch était à la tête d’un véritable « club » : gens de passage ou habitants de Livny venaient tous le voir pour lui communiquer une information, lire les journaux. Nicolas Ivanovitch se servait parfois de ces réunions pour alimenter ses œuvres de bienfaisance, une loterie ou une souscription destinée aux pauvres.

 – Donnez-moi donc la feuille des dons, disait-il et, pendant que ses visiteurs échangeaient des plaisanteries, la feuille se couvrait de chiffres. Jouant habilement sur les points faibles de ses visiteurs, il savait solliciter les plus avares. « Que nous importent les raisons qui motivent ces dons, disait papa. Dieu jugera. Ce qui compte, ce sont les sommes  inscrites et les bienfaits que l’on peut réaliser grâce à elles. »

                                                La fin de Nicolas Ivanovitch

(Gravement malade, on décide de le transporter à Kiev afin qu’il puisse consulter un médecin)

(…° On était vers le 11 août. Ce jour-là, nous n’avons pratiquement pas dormi et nous sommes levés tôt : on devait accompagner papa qui quittait Novosselki pour toujours.. Dans le pavillon, je le trouvais en conversation avec ses fils. Il sourit à la vue de mon visage défait.

  • – Alors, « Il est dur de vivre, ami Horatio », n’est-ce pas, ma fille ? Qui a dit cela ?
  • – Hamlet, chuchotai-je. Papa, les chevaux sont prêts.

Il se leva et, appuyé sur une canne, alla doucement vers la porte. Mon Dieu ! Que ce trajet du pavillon jusqu’à la maison fut pénible ! En descendant l’escalier, s’arrêta deux fois et jeta un regard d’adieu sur ce qui l’entourait. Enfin, il atteignit l’équipage auprès duquel nous nous tenions en silence.

  •  – Adieu, les enfants, dit-il, bénissant et embrassant chacun de nous. Que Dieu vous bénisse !  – Que Dieu vous bénisse, dit-il encore une fois.

«Dans quel état va-t-il arriver à Livny ?» pensais-je toute la journée, n’arrivant pas à me calmer. Les chevaux revirent dans la soirée avec un mot de maman : « Bien arrivés, mais il somnole tout le temps ». Nous, c’est-à-dire moi et mes frères, devions nous rendre à Livny le lendemain. J’attendais ce départ avec impatience. Lorsqu’on arrive à Livny en venant de l’Est, on voit  la ville, agréablement disposée sur les rives de la Sosna. A cette vue familière, mon cœur se serra. « Il est né et a grandi ici ! Voici la colline, la rivière, les bâtiments qui ont occupé ses pensées, où il a passé les meilleures années de sa vie ! Livny ! Livny ! Que serez-vous pour moi lorsqu’il ne sera plus là ?». Un vide glacial m’a envahi. Avdotia vint à ma rencontre.

  • – Alors ?
  • – Rien, il a l’air de dormir et demande tout le temps : – Quand les enfants arrivent-ils?

Maman raconta qu’à son arrivée, on l’avait aidé à descendre de  la voiture ;  le chef de la  police qui le connaissait bien et était venu l’accueillir avait difficilement retenu ses larmes tant Nicolas Ivanovitch était faible et  pitoyable. A peine installé, papa se rasa, s’habilla et se rendit à la banque. Il y demeura deux heures, donnant des ordres, apurant les comptes…puis il réunit les fonctionnaires et leur dit adieu.  – Adieu, Messieurs. Je pars et ne reviendrai peut -être pas. Merci pour tout. Gardez un bon souvenir de moi ! Continuez à travailler sans moi comme vous l’avez fait avec moi. De retour à la maison, il envoya chercher un notaire et écrivit son testament spirituel.6 Me voila tranquille, dit-il après avoir terminé. Je suis libre maintenant. Ses jambes se mirent à enfler. Ultime et dernier signe avant la fin ! La tension dans laquelle nous vivions s’accrut encore. Le voyant si faible, on redoutait le voyage.- Il peut non seulement à Kiev mais à Paris, disait le docteur Z, et maman était complètement perdue.

….« Et si l’on faisait venir Afanassiev  ? » Nous envoyâmes un télégramme à Kiev et la réponse vint le soir. Hélas ! Afanassiev se remettait à peine d’une pneumonie ! Les événements se liguaient contre nous et une force inconnue poussait papa dans le vide. Rien à  faire, il fallait l’emmener coûte que coûte. Et le jour du départ arriva. Et ce jour maudit où je le vis pour la dernière fois était celui de mon anniversaire ! La veille du départ, nous ne fermâmes pas l’œil de la nuit. Il toussait et se retournait sans cessa dans son lit…Lorsque j’entrais le matin dans la chambre de papa, il était assis sur son lit comme il le faisait dans le pavillon, ses jambes enflées recouvertes d’un plaid reposant sur un banc. Il toussait doucement.

  • – Bonjour, ma fille !  Quel jour sommes-nous aujourd’hui ?
  • – Le 13.
  • – Un vendredi 13 ! Quel jour pour partir en voyage ! Que diront les superstitieux ? Il essayait de plaisanter.
  • – Ma petite Sonia, c’est ton anniversaire. Pardonne-moi, ma chérie, de ne t’avoir rien  préparé !
  • –    Guéris vite, mon petit papa. Je ne veux pas d’autre cadeau.
  • – Guérir ? dit-il en faisant traîner les syllabes et en souriant de manière énigmatique comme il le faisait ces derniers temps. Puis il appela Micha et l’envoya chercher la copie de son testament spirituel chez le notaire. -Demande-lui un « extrait notarial », tu as compris ? Un extrait notarial, un extrait notarial..  répétait Micha en descendant l’escalier.

Le souvenir de ces journées tragiques demeure gravé en moi jusqu’aux moindres détails ! Je me souviens du moindre mot, du moindre regard de ceux qui étaient là,  de presque de chaque instant ! Micha revint avec le testament.

  •  – Mes enfants, je veux que vous écoutiez mes dernières volontés en ma présence, dit papa et il demanda à maman de lire à haute voix mais elle en était incapable. Il me tendit alors la feuille.
  •  – Lis, ma fille ! Je rassemblais mes dernières forces et lus d’une voix étouffée.
  • –  Merci, me dit-il, et je vis au ton de sa voix et à son regard qu’il savait ce qu’il m’en avait coûté. Puis il voulut se reposer et nous le laissâmes seuls. Quelque temps plus tard, je quittais ma chambre et m’installais doucement sur une chaise, dans un coin de la pièce d’où il ne pouvait me voir mais il m’aperçut dans le miroir.   – Viens, approche, ma fille …Alors, tu as de la peine ? J’éclatais en sanglots et quittais la pièce ; il baissa la tête…

Puis ce fut le tour des visiteurs : il leur dit adieu pour toujours. Vers cinq heures, il s’habilla et passa dans la salle à manger où l’on avait préparé des bonnes choses. Cet automne- là, la moisson était abondante mais personne ne toucha à rien. Papa  s’assit près de la table de jeu et je m’assis de l’autre côté, lui donnant à boire dès qu’il toussait. Ses mains étaient enflées et tremblaient beaucoup. Sa yeux étaient cernés. Serge était assis près de la fenêtre.

  • – Quel âge a-t-il ? demanda soudain papa
  • – Quinze ans.
  • – Quinze ans! Comme il a grandi, comme il a grandi, répéta-t-il plusieurs fois..

Avodtia entra dans la pièce, portant un verre.

  •   – Nicolas Ivanovitch, mon bon maître ! Prenez une décoction de grains de millet, c’est bon pour la toux ! C’est ce qui m’a sauvé quand  j’étais très malade ! Buvez un verre !
  •  – Va-t’-en, avec ta décoction ! dit papa en souriant. Mais nous approuvâmes Avdotia et il céda
  • – Voila, j’ai bu.. Vous êtes contents?

Le train partait à 9 heures du soir. A huit heures, nous donnâmes l’ordre d’atteler, puis ce fut l’heure du dernier adieu. Papa s’habilla pour la route, pria dans sa chambre devant la grande l’icône familiale de la Vierge de Tikhvine  et sortit dans l’antichambre. Il nous bénit et nous embrassa tous. Puis il se tourna vers Avdotia :

  • – Adieu, Avdotia ! Merci pour tout ! Embrassons-nous ! En pleurs, elle l’embrassa trois fois, comme à Pâques…A pas incertains, il entreprit de descendre l’escalier. Un domestique le soutenait.
  • – Aidez-le donc ! Vous ne voyez pas qu’il peut tomber, dis-je presque haineusement au docteur. Il se précipita  pour le soutenir de l’autre côté.

On installa papa aux côtés de maman et la voiture démarra lentement. Nous suivions dans un break. Je n’oublierai jamais ce ciel d’août sans nuage, les étoiles, et cette lune pâle qui éclairait son pâle visage. Les rues étaient vides, silencieuses. On longea le cimetière. Triste endroit, tristes pensées ! A la gare, une foule nous attendait. La nouvelle du départ de Nicolas Ivanovitch s’était propagée, ses amis et toute la ville étaient venus l’accompagner. Les fonctionnaires de la ville et de la banque l’aidèrent à descendre.

  • – Adieu, Nicolas Ivanovitch, dit notre vieux cocher, enlevant son couvre-chef.
  • – Adieu, Vladimir, prends soin des enfants !

On le conduisit lentement vers le wagon. Il était sans cesse arrêté par des gens. On nous pressait, nous étions en retard, le chef de gare avait retardé le départ du train. Lorsqu’on l’installa sur la couchette du wagon, il était épuisé. Je fus la dernière à poser mes lèvres sur sa joue froide.

  •   – Mon petit papa !
  •   – Adieu, adieu, chuchota-il…

On me tira en arrière, le train partit. C’est ainsi que je le vis pour la dernière fois et entendit pour la dernière fois sa voix…

Il mourut le 21 août à trois heures du matin, cinq jours après son arrivée à Kiev. Je ne vais pas évoquer ce voyage, ni ces journées passés dans l’angoisse et la tristesse. Lorsqu’il arriva à Kiev, il était déjà trop tard, une pleurésie s’était déclarée ; il avait aussi une mystérieuse maladie de cœur inconnue de la science. Il garda presque tout le temps ses esprits, parlant à  sa femme, évoquant les enfants.

  •  – Ma chérie, mon cœur, disait-il. Comment vas-tu vivre sans moi ?
  • – Mes enfants chéris ! Jamais plus je ne les reverrai ! Apporte-leur ma bénédiction, dis-leur que je les aime et pense à eux, que je veux qu’ils soient des hommes justes et  bons. J’ai toujours été un bon père, qu’ils soient de bons enfants !

 Vendredi 20, le soir, on lui proposa la communion.

  • – Voulez-vous recevoir les Saintes Espèces, Nicolas Ivanovitch ? lui demanda le prêtre.
  • – Oui, de tout cœur.

Il se confessa et répéta pieusement la prière. Il perdit définitivement conscience dans la nuit et s’éteignit peu à peu. Maman était près de lui et tant qu’il était conscient, il ne cessa de lui dire adieu.

    – Adieu ! Adieu ! Adieu ! Ne m’oublie pas, tels furent les derniers mots qu’elle entendit.

Tombe de Nicolas Masloff à Livny, 1929 Archives Masloff(c)

Tombe de Nicolas Masloff à Livny, 1929 Archives Masloff(c)

Selon la coutume en usage dans cette partie de la Russie, il fut enterré une croix dans les mains. On transporta sa dépouille dans un cercueil métallique jusqu’à Livny ; il repose près de son père et de sa mère.

Les habitants de la ville lui firent un accueil triomphal. Un train spécial transportant clergé et choeurs alla à sa rencontre à Verkhovie, la gare où commence le chemin de fer à voie étroite de Livny. Le cercueil fut placé dans le wagon mortuaire. La foule l’attendait à la gare. La procession s’étendait dans toute la rue. Les plus grandes couronnes –  celles de la municipalité, de la Douma et des habitants – étaient portées sur de longues perches. Le  père Serge Tesarovsky dit quelques mots simples mais chargés d’émotion. Le meilleur photographe de la ville prit des clichés de la procession et du cercueil. Un nécrologue paru dans Le messager d’Orel …mais que nous importent ces honneurs, mes chers enfants ! Ce qui nous importe, c’est l’amour et le respect qui les ont suscité et qui continuent de vivre dans le cœur de sa famille, de ses amis et de ses concitoyens. Et je suis persuadée que vous aussi, vous l’aimez déjà.

Quelques mots encore. Afin de mieux me concentrer sur le cher défunt, j’ai écrit mes souvenirs pendant les heures douces et silencieuses de la nuit, sans être distraite par le bruit du jour. Son image que j’appelle si souvent surgissait alors devant moi…Je décris Nicolas Ivanovitch dans le petit poème qui suit..

                                                                                          Sophie Masloff, Livny,1885

texte en russe : https://maslodmemoirs.wordpress.com/

contact: gorboff.marina@gmail.com

 Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff:

                           patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                     

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