Mes Souvenirs, par Sophie Masloff / Gorboff. 1885 (1). Nicolas Masloff, premiers pas

Sophie Gorboff, née Masloff , Moscou, vers 1888 Archives familiales(c)

Sophie Gorboff, née Masloff (1863-1949) Moscou, vers 1888 Archives familiales(c)

Lorsque Sophie Masloff rédige ce texte, en 1885, elle a vingt deux ans et vit dans la petite ville de Livny, à 37I km de Moscou. Son père Nicolas Ivanovitch Masloff (1826-1882) est mort trois années plus tôt. Leur entente était parfaite et la jeune fille est encore sous le coup de sa disparition. Elle veut sauvegarder sa mémoire et transmettre l’histoire de sa famille. Sophie ignore encore qu’elle épousera Nicolas Gorboff, le fils du grand ami de son père Mikhaïl Akimovitch Gorboff (1826-1894). Ce sera fait  deux ans plus tard, en 1887.                 

Je ne sais si les enfants de Sophie Nicolaevna ont eu connaissance de ce premier cahier de souvenirs. Il m’a été envoyé de Saint-Pétersbourg par André Alexandrovitch Lodkine (né en 1945), dont la mère, née Masloff, était la fille de Michel Masloff, l’un des frères de ma grand-mère. Qu’il soit ici remercié, ainsi que pour les photographies des archives Masloff, notamment pour celle du père de ma grand-mère, Nicolas Ivanovitch, sans laquelle ce blog eut été incomplet.

La lecture des Souvenirs de Sophie Masloff risque d’être quelque peu difficile pour les Français et ceux qui ne sont pas familiers avec le monde russe, notamment à cause de l’emploi fréquent de diminutifs et de patronymes. »Comment veux-tu qu’on s’y reconnaisse? me disait un ami français…On vient de croiser Vania et c’est Ivan Petrovitch qui descend l’escalier »… Qu’ils sachent seulement que le jeune garçon dénommé Nicolà est Nicolas Ivanovitch, le père de Sophie Nicolaevna (fille de Nicolas) Masloff. Afin de faciliter la lecture, nous avons également respecté dans la mesure du possible l’orthographe française des prénoms (Nicolas au lieu de Nicolaï, par exemple). Que les russophones me pardonnent ; ils rectifieront.

Dans ce texte dédié aux petits-enfants « mâles » de Nicolas Masloff, l’auteur désigne constamment son père par « votre grand-père », ce qui n’en facilite pas la lecture.. Ces petits écueils franchis, le lecteur appréciera à sa juste valeur l’histoire de l’ascension d’un jeune paysan russe du milieu du XIXe siècle, ainsi que la description d’un monde qui lui est probablement inconnu.  

                                                                           

                                                       MES SOUVENIRS                            

                        Dédiés aux descendants mâles de Nicolas Ivanovitch Masloff                                                          (adresse destinée aux frères de Sophie Nicolaevna)

    Si Dieu daigne vous bénir en vous accordant un jour une famille, mes chers frères, je dédie ces souvenirs  à vos fils et petits-fils. C’est à eux, à ces enfants, que je pense en écrivant avec amour ces  lignes. Que le cœur de ces petits êtres garde en lui l’image de leur grand-père qui n’a pas eu la joie de les connaître ! Que la famille Masloff transmette de génération en génération le récit de la vie de l’homme que fut Nicolas Ivanovitch, remarquable par son intelligence et ses qualités morales  …

 A vous d’apprécier la véracité et l’exactitude de mon récit ; je vous autorise à corriger tout ce qui  serait  inexact  ou ce que vous pourrez apprendre d’une autre et meilleure source ; mais si vous le faites, ne touchez pas à l’âme de mon récit, écrit avec tout l’amour et le respect que je dois au défunt ! Que les enfants y trouvent le reflet, clair  et précis, de la personnalité de leur grand-père, telle qu’elle vit en moi  et en vous-mêmes, mes chers frères : tel est  mon modeste souhait !

   Mon récit ne respectera pas la chronologie, il ne sera ni équilibré ni spécialement adapté à une tranche d’âge..Quand faudra-t-il le lire à vos enfants ? Cela dépendra de leur développement et de votre point de vue personnel. Je pense que douze ans serait bien, quatorze ans de toute façon : à cet âge là, le cœur est encore très réceptif, l’imagination est développée et le raisonnement commence à se former. Je ne me préoccupe pas des qualités littéraires de mon texte ; soyez indulgent à son égard ; mon but est de vous faire partager ce qui fut. Si, après l’avoir lu, les enfants se sentent emplis d’amour et de respect pour leur grand -père, s’ils ont envie de lui ressembler, alors je serais heureuse ! Mais si, au contraire, mon récit leur parait ennuyeux et inintéressant, je me consolerais avec cette pensée : j’ai tenté de faire pour mon père ce qu’il aurait  souhaité  que je fasse lorsqu’il était en vie : si j’ai échoué dans cette entreprise, je n’en suis pas responsable!

                                                             MES SOUVENIRS

                                                    PREMIERE PARTIE 1825-1862

      – Ecoute, ne sois pas trop fière de tes origines, me dit un jour votre grand-père. Souviens-toi que ton arrière grand -père fut un bandit de grand chemin !

   Vous verrez, mes enfants, que vos origines ne sont pas nobles : selon la légende familiale, mon arrière grand-père, votre arrière arrière grand-père (de votre père), Piotr Stepanovitch Masloff, homme d’une force exceptionnelle, commença sa vie en détroussant les gens. Pris, condamné aux verges, il  s’installa dans la ville provinciale de Livny (oblast d’Orel) où il fonda notre famille. Son fils, Ivan Petrovitch, devint marchand et épousa Ekaterina Nicolaevna Tikhonova. Je sais peu de choses d’Ivan Petrovitch, le père de votre grand-père, qui parlait davantage de sa mère que de lui, mais j’ai entendu dire que c’était un homme d’une grande bonté, presque excessive, et que c’est votre arrière grand-mère Ekaterina Nicolaevna, femme d’une intelligence et d’une énergie exceptionnelles, qui dirigeait le ménage. Les Masloff possédaient une petite maison en bois : sans être riches, ils vivaient comme des marchands. Ivan Petrovitch faisait commerce de bétail, ce qui impliquait de longs déplacements : il achetait la marchandise dans le sud du pays, dans la steppe ou au Caucase. Ekaterina Nicolaevna restait à la maison ; en l’absence de son mari, elle s’occupait de son intérieur et des enfants. Quatre avaient survécus : trois filles et un fils. Un fils aîné, Nicolà, était mort en bas âge ; on donna son nom au second. Les filles s’appelaient : Alexandra, Olympiada et Marie. La première hérita de la bonté et de la douceur de son père, elle fut la sœur préférée de votre grand- père ; la dernière était une beauté.

    A cette époque, les marchands ne se préoccupaient pas de l’éducation de leurs enfants, notamment de celle des filles : tout ce qu’on leur demandait, c’est qu’elles sachent plus ou moins bien lire. Leur éducation reposait sur les travaux d’aiguille,  la bonne tenue de la maison. Selon un ordre défini à l’avance, les sœurs allaient à tour de rôle à la cuisine où elles  apprenaient à cuisiner, à faire des pâtisseries, des confitures…Leur principale activité manuelle était le tricot (crochet et aiguilles), la couture et la broderie. Les jeunes filles de l’époque brodaient avec de la soie et des petites perles.  Leurs distractions étaient également très simples : le soir, elles allaient s’asseoir sur un banc pour croquer des graines de tournesol ou des noix, bavarder et regarder les passants…Les jours de fête : messe le matin, et le soir, après s’être faites belles, elles allaient se promener avec leur mère dans le jardin public de la ville, ou se réunissaient chez une amie  pour  chanter et bavarder. On leur apportait un plateau chargé de confitures, de pains d’épices et de noix. Il y avait une cuillère à thé sur chaque petite assiette à confiture, et les amies en prenaient  à tour de rôle. Les mariages étaient toujours un événement important. L’usage de la « sélection visuelle du fiancé »  existait alors : les jeunes filles venaient admirer les danseurs en se plaçant sous les fenêtres de la salle de bal brillamment éclairée.. Lorsque vos grand-mères n’étaient pas encore en âge d’être mariées, elles allaient «  regarder » tous les mariages par les fenêtres mais en devenant de grandes jeunes filles, elles s’invitaient elles-mêmes à danser chez les amis et ne « regardaient » que sous les fenêtres des inconnus. Telle était la vie des sœurs Masloff. Et celle de leur frère ?

Nicolas Masloff Moscou Archives Masloff (c)

Nicolas Ivanovitch Masloff (1826-1882) Moscou. Archives Masloff (c)

Ce frère était un solide gaillard, gai, vif, souvent puni pour ses bêtises et espiègleries. Jusqu’à l’âge de douze ans, il grandit sans contrainte. Libre de ses mouvements, il allait où il voulait. Sa mère craignait pour sa vie et sa santé  parce qu’il aimait beaucoup se baigner en été… elle avait pris l’habitude de coudre le col de sa chemise afin qu’il ne puisse l’enlever mais Nicolà la faisait passer par-dessus tète et se baignait « au moins une douzaine de fois par jour ». Je peux raconter deux autres anecdotes que je tiens de votre grand-père. Je me souviens de l’une d’elles comme d’un fait étrange, inexplicable ; l’autre est plus gaie. Ekaterina Nicolaevna souffrait d’une maladie nerveuse : elle était « hystérique ».. Certains disaient que cette maladie n’existait pas, et que toutes les hystériques simulaient et en effet, certaines jouaient la comédie ;   cependant  certaines femmes  le  sont vraiment, ce sont des malades, ce qui était le cas de votre arrière grand-mère. Grand-père a vu de ses propres yeux comment, pendant les crises, sa tête pivotait soudain de telle sorte que son visage se mettait à la place de la nuque ; elle riait, criait, pleurait… Aucun médecin ne pouvait lui venir en aide, et Ekaterina Nicolaevna avait déjà perdu tout espoir de guérison lorsqu’on lui dit qu’il y avait en ville un homme qui « jetait un sort » à ce genre de maladies. On le fit chercher. C’était un vieux, un homme simple. Il demanda une cruche d’eau bénite précisant que celui qui devait l’apporter devrait observer l’injonction suivante : ne  se retourner sous aucun prétexte. Qui envoyer ? Ekaterina Nicolaevna appela Nicolà, lui dit ce qu’on attendait de lui et fit valoir tous les espoirs qui reposaient sur lui. Le garçon fit très sérieusement ce qu’on lui demandait. Alors le vieux chuchota quelques mots au-dessus de l’eau bénite, fit le signe de croix et ordonna à la malade de boire cette eau à l’aube, à trois reprises. La maladie disparut comme par magie et cet événement se grava pour toujours dans la mémoire de Nicolas Ivanovitch. L’autre fait, maintenant. Ekaterina Nicolaevna attendait chez elle un respectable ecclésiastique, le père Ivan Piatine. Elle avait fait mettre une nappe propre, préparé des tasses et mis dans la théière un thé spécialement destiné à son hôte. Il faisait chaud. Ekaterina Nikolaevna alla  sur le perron et envoya Nicolà chasser les mouches qui tournaient au- dessus de la table. Mais le garçon n’avait aucune envie de s’ennuyer ainsi. Il jeta un œil dans la théière : « Tiens, du thé…  Et si j’en goûtais ? ».C’était bon ; pincée après pincée, le thé sec disparaissait dans la bouche du vaurien et il n’en restait plus lorsque sa mère entra dans la pièce avec son invité. Vous imaginez  la suite !

Quand il eut douze ans, l’éducation de Nicolà commença. Il y avait à Livny un vieil homme, ancien soldat ou membre du clergé. Pour une modeste somme – le plus souvent en nature – il réunissait un groupe de gamins auxquels il apprenait à lire à l’ancienne, en ânonnant..On lui confia Nicolà ; au début, il ne fit pas de progrès à cause de sa mauvaise mémoire, mais lorsqu’il maîtrisa enfin la lecture au point de comprendre ce qu’il lisait, il se passionna pour tout ce qui lui tombait sous la main. De nature sensible et réceptive, Nicolà se précipita avidement sur ce qui  nourrissait  son esprit et son  imagination. Mais dans sa famille –  comme chez tous  les marchands – l’éducation était une chose secondaire  pour laquelle il ne fallait pas perdre son temps. Un garçon devait tant bien que mal savoir lire, écrire et compter sur un boulier… c’était bien suffisant … et les études s’arrêtaient là. Les amis de Nicolà partageaient le point de vue de leurs parents, mais lui, il  était d’un autre avis…Il continua  de lire lorsque les cours prirent fin ; davantage même, il se procurait des livres où il pouvait en trouver et, assoiffé de connaissance, lisait sans cesse..

Il  grandissait ;  le père et la mère commencèrent à voir en lui le futur soutien de la famille et voulurent lui apprendre son métier, le commerce. J’ai déjà dit que le père de votre grand- père était un homme faible de caractère : parents et amis lui disaient du mal de Nicolà, répétant  qu’il  « ne ferait rien de bon », qu’il lisait de « mauvais » livres où il puisait de mauvaises pensées….Ivan Petrovitch dit à son fils d’abandonner toutes ces » idioties », mais voyant que cela ne servait à rien et influencé par les moqueries de ses parents, il employa d’autres méthodes. Chaque fois qu’il trouvait  Nicolà en train de lire, sa mère l’emmenait aux bains et, la tête du garçon entre ses genoux, le fessait durement avec des verges.. A  la fin, Nicolà avait  tellement  mal qu’il n’avait même plus la force de crier, mais sa soif d’apprendre était telle qu’à la première occasion, il se remettait de nouveau  à lire, au risque d’encourir le même châtiment.

    Entre-temps, le commerce prospérait. Le père commença à emmener Nicolà dans ses déplacements. Tel un simple berger, le garçon  devait guider les troupeaux de vaches, lier leur queue, enduire les télègues de goudron, tenir les rênes du cheval…Le soir, Nicolà allumait le feu, faisait cuire le « koulach »  ou du « gratin » . Après dîner, assis près du feu emmitouflé dans son manteau de bure, il laissait vagabonder son imagination en regardant les étoiles, se remémorant ce qu’il avait vu  et  ce qu’il avait pu lire dans ses bien-aimés livres.. A l’aube, père et fils se remettaient en route à travers la steppe, contournant les villages, les bourgs et les villes.

  Outre le commerce de bétail, Ivan Petrovitch, mais surtout Ekaterina Nicolaevna, vendaient du savon. Ils possédaient une petite fabrique près de Livny et lorsque Nicolà eut quinze ans, ils l’envoyèrent dans les foires, les villages et les villes environnantes. Il put ainsi rencontrer  les gens les plus divers dont certains l’incitaient à lire – « l’instruction, c’est la lumière, l’ignorance, les ténèbres » dit le proverbe –  et  lui donnaient parfois des livres. Les affaires marchaient bien : Nicolà était un garçon débrouillard et futé. N’ayant pas à se plaindre de lui, ses parents  s’habituèrent peu à peu à la « lubie » de leur fils. Une seule chose les préoccupait : n’allait-il pas devenir athée ? Ils l’obligèrent donc  à jurer  sur une icône que les livres qu’il lisait n’étaient ni mauvais, ni contre Dieu, et qu’il ne lirait jamais ce genre de livres là. Ils cessèrent ensuite de combattre son inclination mais les amis et les camarades de Nicolà continuaient à voir en lui un être bizarre et têtu.

  C’est ainsi qu’au prix de grandes souffrances, mes chers enfants, votre grand-père parvint à conquérir le droit de lire. Remerciez donc le ciel que non seulement vos parents ne vous empêchent ni de lire, ni d’étudier, mais qu’ils vous  en donnent les moyens. Remerciez Dieu et ne soyez pas fainéants : soyez dignes de votre grand-père !

De quinze à vingt ans, Nicolà passa la plus grande partie de son temps dans la boutique de son père, près de la maison. Lorsqu’il ne servait pas les clients, il lisait, jouait aux dames ou bavardait avec des amis. Il ne manqua jamais la messe, ni le dimanche  ni les jours de fêtes,  et conserva cette habitude jusqu’à la fin de sa vie. Ses sœurs s’adressaient à lui avec respect et même, comme cela se faisait alors, avec une certaine crainte. Il respectait et aimait beaucoup sa mère ; je le sais parce qu’il l’évoquait toujours avec plaisir. Quant à ses relations avec son père, je ne peux pas  dire grand-chose parce qu’il en parlait si peu que je n’ai pu me faire une opinion. Je me souviens seulement qu’il citait le proverbe préféré de son père, probablement inspiré par son métier : « Quand on a  l’os, on a la viande ».

   Autant que je me souvienne, les affaires des Masloff n’étaient pas brillantes à la fin de la vie de Ivan Petrovitch, qui mourut dans sa soixante quinzième  année alors que son fils allait sur ses vingt ans. Je ne connais aucun détail sur sa mort.

 Les Gorboff entrent en scène

    Ainsi, le jeune homme se vit chargé de famille – une mère et des sœurs – avec très peu de moyens. Il fallait travailler pour manger. La famille, qui  avait  toujours porté un regard peu bienveillant sur Nicolà,  ne lui vint pas en aide ; elle  fut en quelque sorte heureuse de son malheur et se moqua encore plus de lui. « Tu nous évitais .. tu étais toujours avec tes livres …débrouille-toi tout seul, maintenant ! Ce n’est pas à nous autres, pauvres gens incultes, de venir en aide à un savant ! ». Nicolà ne perdit pas confiance et, soutenu par sa mère,  se mit énergiquement à l’ouvrage. C’est alors qu’un événement important modifia le cours de sa vie : sa rencontre avec les Gorboff fut le début de son évolution. La vie de votre grand-père avant son mariage ne  m’étant connue que dans ses grandes lignes, je ne peux  décrire  ses relations avec la famille Gorboff ; je peux seulement  évoquer les êtres qui ont joué un rôle tellement important dans la vie de votre grand- père. Voilà ce que je sais.

Akim ? Gorboff Archives familiales (c)

Mikhaïl Akimovitch Gorboff (1826-1894) Archives familiales (c)

 Parmi les grands marchands de Livny, le vieux Akim Vassilievitch Gorboff, était l’un des plus riches et des plus influents. C’était un homme  intelligent, instruit  (plutôt autodidacte) qui, par son développement intellectuel et son humanité, dépassait de loin les hommes de sa condition. Il était également bon, doux, délicat et tendre de cœur. Akim Vassilievitch avait quatre fils instruits car il estimait – chose alors peu courant dans ce milieu – que l’instruction était indispensable. Il tenait se maison grande ouverte, c’était une des plus importantes de la ville. Son bon cœur le poussait également  à s’occuper des pauvres et, en homme d’affaires, il le faisait rationnellement. On peut encore voir à Livny le Centre Gorboff d’apprentissage pour filles, fondé dans un bâtiment lui appartenant.

     Comment Nicolà, jeune homme d’une famille pauvre, a-t-il pu entrer en contact avec eux ? Ce fut le hasard qui les mit en présence. Le deuxième fils de Akim Vassilievitch, Mikhaïl Akimovitch, jeune homme du même âge que Nicolà, vivait  à Moscou  où il étudiait à l’Académie des Sciences Pratiques. Il vint un jour à Livny, entendit parler d’un être bizarre, un certain Masloff qui, ayant enterré son père, subsistait péniblement  avec sa mère et ses sœurs, cherchait à innover : au lieu de vivre et de  commercer de manière habituelle, il voulait étudier, acheter des livres  et  dépensait ses derniers kopecks  pour ces choses inutiles…Peut-être sous l’influence de ce qu’il avait appris à l’école sur Lomonossov, Koulibine et d’autres autodidactes, à moins que ce ne fut le mouvement involontaire de son jeune cœur, mais le jeune Gorboff fut intéressé par ce pauvre jeune homme dont on se moquait : il voulut le rencontrer. L’observant avec attention, il vit non pas un  être  « bizarre », mais un travailleur honnête et humble qui, sachant  peu de choses, avait  du potentiel  et un  certain développement intellectuel. Mikhaïl Akimovitch le prit sous son aile, le réchauffa de son amitié  – quelle joie pour Nicolà ! –  lui donna des livres utiles à lire ; il fit même plus, il  expliqua à Nicolà ce que celui-ci ne comprenait pas, travailla avec lui. Les jeunes gens  firent feu de tout bois et cette instruction à laquelle le jeune Nicolà rêvait depuis longtemps débuta enfin : suivant les indications de son camarade, il lut avec avidité  les livres que celui-ci lui donnait,  écouta  tout aussi avidement ses explications et se passionna  pour ce nouvel ami  qui ressemblait si peu aux garçons de son âge. Le jeune Gorboff introduisit Nicolà dans la maison de son père, qui l’accueillît avec chaleur et,  n’écoutant que son grand cœur, invita le jeune homme à revenir souvent. Ils avaient de nombreuses conversations  au cours desquelles le vieux Gorboff donnait des conseils pratiques à Nicolà, conseillant le jeune homme inexpérimenté comme s’il était son fils…

Mes enfants, n’oubliez jamais la dette que vous avez auprès du vieux Gorboff et de son fils ! Jusqu’à la fin de sa  vie, grand-père conserva des relations amicales avec Mikhaïl Akimovitch, disant à ses enfants à quel point il lui était redevable. Il ferma lui-même les yeux du vieux Gorboff, et l’évoqua toujours comme un homme rare, honnête, d’une grande humanité. J’ai vu la chambre où il est mort, votre grand-père me l’a montrée. Elle fait aujourd’hui partie de l’école de filles de Livny. Tel est le destin des maisons Gorboff, qui deviennent soit des bâtiments publics, soit des écoles (la Douma, l’école d’apprentissage Gorboff, l’école de filles). Votre grand- père racontait avec quel amour il avait soigné le vieux Gorboff lorsque celui-ci était tombé malade et comment le vieillard l’avait béni, lui demandant de transmettre sa bénédiction à ses fils qui étaient absents ; grand- père disait aussi que sur son lit de mort, Akim Vassilievtich  lui avait dit qu’il le considérait comme son cinquième fils…

    …Lorsque je revis Mikhaïl Akimovitch après la mort de mon père, mes chers enfants, il était plongé dans la rédaction de mémoires se rapportant à leur rencontre, et ses récits m’ont donné une idée de la vie de Nicolas Ivanovitch  à cette époque.

Imaginez une petite maison en bois gris avec une petite annexe au fond de la cour. Votre grand-père vivait là et ses fils sont nés dans cette maison. En haut, les pièces de réception ; en bas, la salle à manger et les chambres. Dans la rue, près du portail, la petite boutique où Nicolas Ivanovitch se tenait souvent.

La mère de Nicolas Ivanovitch continuait à tenir la maison et, de temps à autre, venait écouter les conversations de son fils et de Mikhaïl Akimovitch Gorboff. Par ses remarques simples mais pertinentes, elle fit souvent preuve d’intelligence. Gorboff disait que c’était une femme peu ordinaire et les descriptions qui en ont été faites évoquent un physique sympathique. Grande, ne passant pas inaperçue, elle portait toujours des vêtements sombres et une coiffe. Vous pouvez imaginer ses traits en regardant le portrait de votre grand-père qui, disait-on, lui ressemble beaucoup.

Une autre très vieille dame respectable vivait également à la maison, la niania de Nicolas Ivanovitch, qui s’appelait Arina, je crois. Chargée de la volaille et ne sachant pas compter, elle reconnaissait chaque poule, chaque canard, chaque poussin à son aspect, tant sa mémoire visuelle était développée. Il y avait également un commis, Evtei Grigorievitch, ou plutôt Grigorievitch. Je me souviens de ce vieil homme qui, quand j’étais petite, dissimulait parfois mes bêtises et me faisait toujours un cadeau pour ma fête ou mon anniversaire. J’avais dix ans lorsqu’il est mort.

A cette époque, la vie matérielle de Nicolas Ivanovitch commençait à s’arranger. Ayant acquis quelques connaissances en chimie avec l’aide de Gorboff, il améliora la fabrication de son  savon qui devint meilleur que celui des autres et dont il n’augmenta pas le prix. Cela rehaussa son prestige. On commençait à murmurer : « Nicolà n’est pas aussi bête qu’on le croyait ». Sous l’effet de ces améliorations matérielles, les sœurs eurent des prétendants. Bientôt la sœur cadette, la plus belle, Marie, épousa le marchand de bois Deev ; la deuxième fut Olympiada. Maria ne vécut pas longtemps et mourut jeune, sans enfants. Olympiada Ivanova Akceneva perdit son mari et vécut avec sa fille dans un petit logis proche de la maison de Nicolas Ivanovitch ; la petite Aniouta devint la préférée de son oncle qui aimait les enfants. Seule, l’aînée des filles, la préférée de son frère, Alexandra Ivanovna, célibataire, vivait avec sa mère et son frère.

Comme je l’ai déjà dit, le vieux Gorboff tenait table ouverte. Les hommes les plus éminents de la ville, commerçants ou propriétaires terriens, se rendaient chez lui. C’est ainsi que votre grand-père  rencontra des intellectuels et des gens cultivés. D’un naturel affable et d’abord  facile,  Nicolas Ivanovitch était un excellent compagnon et lorsqu’il s’attachait à quelqu’un, il le faisant sans réserve ; par contre, comme tous les êtres impressionnables, il était prompt à s’enflammer et sensible aux offenses. En homme intelligent, il étudiait attentivement les gens qu’il fréquentait : s’il lui semblait que ses nouveaux amis le traitaient avec dédain, il les évitait et se tenait à l’écart. Il méprisait  ceux qui avaient la détestable habitude de rechercher les bonnes grâces de gens de condition supérieure et lorsqu’il remarquait ce défaut chez quelqu’un, il se moquait de cette personne et la méprisait.

« Rien de pire qu’un corbeau affublé de plumes de paon » ou « C’était une fermière, et la voilà grande dame » disait-il souvent. Sachant que ceux qui ne comprenaient pas ses nouvelles fréquentations les mettraient sur le compte de sa vanité,  il  ne modifia pas sa manière de vivre et conserva la simplicité de mœurs dans laquelle il avait été élevé. En passant de Nicolà à Nicolas Ivanovitch, il continua  de se lever tôt, d’aller aux offices les jours de fête, d’observer tous les jeûnes, de se rendre au magasin et de respecter les habitudes de sa mère. Il voulait montrer aux parents et amis qui s’étaient moqués de lui et l’avaient évité que la science et la connaissance  n’avaient pas faits de lui un impie ou un orgueilleux, qu’il était demeuré un homme simple et honnête. Ses nouveaux moyens financiers lui permettaient  d‘acheter des livres et de souscrire à des revues. Nous avons encore Le Contemporain de 1847 auquel Nicolas Ivanovitch fut abonné jusqu’à ce qu’il cesse de paraître. Il achetait aussi Le Temps, L’Epoque,  La parole russe, Athénée ?, Le Messager russe  et  fit venir Les  Annales russes  et  Le Messager de l’Europe jusqu’à sa mort.

Ainsi, sans changements notables, s’écoulèrent les neuf années qui suivirent la mort d’Ivan Petrovitch. En 1853, Ekaterina Nicolaevna tomba malade et mourut au mois de mars, ayant eu le temps de marier sa fille Alexandra à un marchand de Kalouga, Ivanov. Elle bénit son fils avant de mourir et, dans son testament spirituel, légua tous ses biens à Nicolas Ivanovitch à condition qu’il les répartisse entre ses sœurs. Nicolas Ivanovitch accomplit religieusement les souhaits de sa mère et fit édifier un monument funéraire sur les tombes de Ivan Petrovitch et Ekaterina Nicolaevna, celui-là même que vous voyez aujourd’hui près de sa propre tombe.

Après le décès de sa mère, Nicolas Ivanovitch vécut solitaire, en célibataire. Avdotia Vassilievna Tatarnikova entra alors à son service : elle assista plus tard au mariage de NIicolas Ivanovitch, à la naissance de ses enfants et elle vit  toujours au sein de notre famille. Elle connaissait  tellement bien ses habitudes qu’elle demeura jusqu’à la fin son unique gouvernante et femme de chambre. Nicolas Ivanovitch  loua le pavillon, s’installa  au rez- de- chaussée de la maison et conserva le mode de vie instauré par sa mère. Les visiteurs venaient en général le voir le matin, alors  qu’il buvait du thé en fumant sa longue pipe ; il les invitait aussitôt à prendre place près du samovar. On peut dire qu’il pratiquait l’hospitalité russe dans la plus noble acception du terme: il aimait réellement inviter et recevoir.

Sa place parmi les marchands devint éminente. Ils ne venaient pas seulement pour affaires, mais aussi pour des conseils, et c’était parfois les mêmes personnes qui s’étaient moquées de lui et l’avaient traité avec condescendance. Voyez, mes enfants, comme Dieu se place au côté du juste. Qui était auparavant votre grand-père aux yeux de ceux qui ne l’aimaient pas ? Ne se détournait-on pas de lui, ne se moquait-on pas de lui ? Mais Nicolas Ivanovitch ne fit rien pour se faire accepter par eux : avec le temps, ils comprirent eux-mêmes qu’il avait choisi le bon chemin et s’inclinèrent devant ses connaissances, sa simplicité et son honnêteté. Ils virent peu à peu en lui un homme supérieur qui, dans des conditions semblables aux leurs, avait su créer une vie meilleure. Mais bien qu’ils se soient rendus compte que Nicolas Ivanovitch avait raison, il y avait une idée qu’ils ne pouvaient admettre : celle qu’ils pouvaient faire comme Nicolas Ivanovitch, si ce n’est pour eux-mêmes mais au moins pour leurs enfants, en les mettant dès leur jeune âge sur la bonne voie. Je me rappelle – mais c’était déjà plus tard, j’étais assez grande pour comprendre les conversations des adultes –  d’ un marchand en long pardessus ; mon père l’avait installé près du samovar et lui disait : « tu » (Ivan Ivanovitch ou Semion Pavlovitch) devrais faire étudier tes enfants, ils deviendraient quelqu’un ». Et il lui expliquait de façon simple et précise les bienfaits de l’instruction (il eut été inutile d’évoquer l’aspect moral des choses) et le marchand  ne répondait que par des phrases toutes faites : – Si c’est comme vous dites, Nicolas Ivanovitch, alors qu’au fond de son cœur, il doutait. – Que faire avec ces gens-là ?  disait parfois mon père après leur départ, et il laissait tomber. Mais ce qui inspirait surtout confiance en Nicolas Ivanovitch, c’était son exceptionnelle droiture et son honnêteté. Ne biaisant jamais, toujours très direct, parfois même un peu brutal, il disait toujours la vérité. C’était un homme moral dans l’acception la plus élevée du terme – l’histoire de sa vie en témoigne – et cette autorité morale était unanimement acceptée par ceux qui le connaissaient.

Mais je parlais de la vie célibataire de Nicolas Ivanovitch. Il déjeunait à midi, avait l’habitude de faire une sieste et passait ses soirées – s’il ne devait pas se rendre quelque part –  à lire ou à bavarder avec des amis, en général célibataires comme lui. Ils discutaient, débattaient, se disputaient…mais ils savaient aussi être gais et participer à des réjouissances collectives. La petite Aniouta venait souvent du pavillon voisin. Nicolas Ivanovitch la prenait sur ses genoux, l’embrassait, la caressait, lui donnait des friandises. Il avait décidé d’instruire la petite orpheline, de la faire étudier..Au fond de son cœur, sa mère trouvait peut-être cela inutile mais elle ne pouvait s’opposer à son frère (Aniouta répondit aux attentes de son oncle et termina  l’Institut d’Orel avec succès).

Sept ou huit années s’écoulèrent ainsi. Nicolas Ivanovitch avait déjà dépassé 35 ans, il approchait de l’âge auquel tout homme pense à fonder une famille afin de ne pas rester seul sur ses vieux jours. Son âme sensible et son amour des enfants l’incitaient à se marier. Ses affaires marchaient bien, il avait acquis de l’aisance, une place et même du poids dans la ville. Il aurait facilement pu épouser une fille de marchand mais ce genre de femme ne lui convenait pas. Il voulait quelqu’un de plus instruit, un ami et un compagnon  pour échanger des idées. Le hasard le mit en présence d’une telle jeune fille.

Nicolas Ivanovitch avait loué le pavillon à un jeune hobereau, Dimitri Vassilievitch Polojentsev, brave garçon et bon camarade. Il venait souvent chez Nicolas Ivanovitch et l’invitait chez lui. La sœur de Dimitri Vassilieviitch vivait à la campagne et venait fréquemment le voir. Nicolas Ivanovitch aima d’abord son caractère aimable et son égalité d’humeur. Il l’observa et remarqua qu’Elizaveta Vassilievna était une jeune fille intelligente, avec du caractère, et que ce genre de femme saurait tenir une maison selon ses désirs. Il lui fit la cour et la demanda en mariage. Elizaveta Vassilievna réfléchit et trouva le parti à son goût. En femme intelligente, elle ne chercha pas à outrepasser les préjugés de la noblesse encore très forts à l’époque. Nicolas Ivanovitch lui plaisait, elle les sacrifia à son bonheur. Cet acte était vraiment un sacrifice car elle fut contrainte de rompre avec une partie des siens ; elle n’eut jamais à le regretter car Nicolas Ivanovitch lui donna plus d’amour que sa propre famille, des moyens financiers et une place éminente dans la ville. Le mariage fut célébré à Zadonsk, les jeunes mariés se rendirent ensuite à Saint-Pétersbourg et revinrent à Livny au bout d’un mois. Entre-temps, la maison avait été rénovée selon les instructions de Nicolas Ivanovitch.

La première partie de mes souvenirs s’arrête ici, chers enfants. Désormais, ce ne seront plus des informations éparses glanées ici ou là, mais des souvenirs personnels : je vais vous décrire Nicolas Ivanovitch en tant que père.

                                                                                                Sophie Masloff, Livny, 1885

Pour citer ce billet : Gorboff Sophie N. « Mes souvenirs. 1885 (1). Nicolas Masloff, premiers pas. » Publié le 07.02.2015 https://gorboffmemoires.wordpress.com

en russe Marina Gorboff, Paris, 24 novembre 2015  https://wordpress.com/post/gorboffmemoires.wordpress.com/2830

 contact:https://gorboff.marina@gmail.com/

 Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff:

                           patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                     

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