Les cahiers de Juliette Gorboff

Face au point de départ – cette photographie de maman jeune fille, telle que je ne l’ai jamais vue -, il y a celle dont on ne se souvient plus que comme d’une vieille, ou très vieille, dame. Le point d’arrivée est connu : voilà presque vingt ans qu’elle n’est plus, et malgré les nombreux différents qui nous ont opposés, je ne peux l’oublier. Dans ce blog destiné à servir de support à la mémoire de mes descendants, il ne sera question que de son attachement passionné à la Russie, où elle n’était jamais babi avion 2allée, de son activité publique au sein de divers organismes caritatifs russes et de son antisémitisme, qui nous a tant troublé. Le reste – notre affection, nos mésententes, nos joies et nos peines – relève de la transmission familiale, avant que le temps n’efface définitivement les traces de la famille Gorboff.

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Juliette Gorboff(1904-1998), Paris, vers 1996, archives Gorboff(c)

Dans un pays à l’administration aussi tatillonne que celle de la France, seul un miracle administratif a permis à ma mère de travailler jusqu’à l’âge de quatre-vingt-six ans : en 1990, elle mit elle-même fin à ses fonctions de gouvernante à la maison de retraite de Sainte-Geneviève-des-Bois. J’habitais rue du Bac, un appartement se libérait : nous avons vécu côte à côte, sur le même palier. De fille rebelle je suis peu à peu devenue la mère de ma mère ; l’histoire est classique. Nous nous sommes  alors retrouvées.

Julia Alexeevna Popovici était, comme son nom l’indique, fille de prêtre, peut-être même  d’une génération de prêtres, le nom de « popovitch » étant issu de « pope ». J’ignore tout de cette famille russe – ou très russifiée – vivant à Kichinev, en Bessarabie (aujourd’hui Chisinau, en Moldavie) où le père de maman dirigeait le séminaire de la ville. Elle parlait peu de son passé et lorsque cela arrivait, j’ai toujours eu le sentiment qu’elle avait tendance à l’embellir. J’ai retenu la présence de frères et de sœurs, d’une certaine aisance (je garde une photographie de maman en tenue de tennis), d’une niania qui l’avait emmenée aux bains publics – le choc devant tant de corps nus – , et le souvenir  d’une jeunesse provinciale heureuse avec amis et pique-niques… ainsi que du goût, jamais retrouvé, du raisin de Bessarabie.

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Alexis Popovici ,1938,Kichinev.Archives Gorboff(c)

En vérifiant ces quelques indications sur le web russe – très bien documenté,  mieux que le français pour ce qui concerne l’émigration -,  je m’aperçois aujourd’hui que je ne sais rien de la famille de ma mère : alors que tous les noms sont référencés, je ne trouve aucune mention d’Alexis Popovici ou Popovitch à la tête du séminaire de la ville. Je le regrette, évidemment, mais au fond, cela n’a que peu d’importance  car seul, l’itinéraire de maman m’intéresse. Une longue fracture a séparée sa vie au sein de l’émigration russe  de celle de sa famille restée en Roumanie, et je ne suivrai pas  les traces de Daniel Mendelsohn qui, dans Les Disparus, part à la recherche de ses parents dans les pays pudiquement appelés « de l’Est ». De rares lettres nous parvenaient, on les savait vivants, mais avec Ceaucescu, rien n’était impossible …  

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Maria Axonom, la mère de maman, vers 1938. Kichinev. Gorboff(c)

Oubliant que la Bessarabie avait été annexée par la Russie en 1812, maman haïssait les Roumains : ayant  repris possession de leur pays en 1918, ceux-ci avaient suivi l’exemple de leurs prédécesseurs en imposant du jour au lendemain l’usage de leur langue. Ma mère disait que ce fut la cause de son départ tardif  – en 1930 – pour Paris (elle avait 26 ans, n’avait pas fait d’études supérieures et je sais seulement qu’elle travaillait dans une banque). Le fait qu’elle n’ait jamais évoqué d’amourette, et encore moins de fiançailles, montre qu’incontestablement, il s’était passé quelque chose : à vingt-six ans, une jeune fille est rarement seule. Jusqu’à la fin de sa vie, maman n’a jamais fait allusion à un autre homme que papa. A mes yeux tout au moins, sa vie de femme devait commencer et s’arrêter avec lui. Incarnation de la morale chrétienne du XIXe siècle, maman pourrait être définie par un seul mot, celui de « devoir ».

A l’époque, une jeune fille ne voyageait pas seule. Son départ fut lié à celui de son amie Nadia Biderman  qui partait  à Paris avec sa mère. Quittant ce qu’il faut bien appeler les confins de l’Empire, les trois femmes se trouvèrent soudain projetées à Paris, au coeur du très actif mouvement deMladorossy (Jeunes Russes) où Svetlana Kazem-Beg tenait une pension de famille. Sous la conduite du charismatique Alexandre Kazem-Beg (1902-1977), ce mouvement rassemblait de nombreux jeunes gens brûlant, par la mise en oeuvre d’une audacieuse formule  – « le tsar et les soviets » -, de réformer la Russie à la chute du communisme. La jeune Julia Popovici rencontre mon père, se marie en 1934, devient française par mariage. Née en 1936, je suis leur unique enfant.

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Julia Popovici en 1932. Elle était coquette. C’est l’époque où papa lui faisait la cour. Gorboff(c)

Ne parlant pas encore le français (maman gardera toujours un accent russe et des tournures de phrases problématiques :  « jamais on ne sait pas » et « quand il faut, il faut » …sont aujourd’hui devenues des codes familiaux ; je précise que nous ne parlions que le russe à la maison), elle travaille d’abord dans un internat de Montmorency dénommé Le Vendredi maigre (Голодная пятница) : seuls les Russes peuvent dénommer ainsi un internat d’enfants nécessiteux. Après une interruption relativement prospère à l’époque de ma naissance – papa avait trouvé un emploi de chauffeur de maître auprès d’un banquier cultivé et affable ; juif, M. Morgenroth eut la sagesse de retourner aux Etats-Unis à la veille de la guerre -, maman dut suivre l’exemple de nombreuses émigrées prenant du travail à domicile : jour et nuit, elle fit du crochet pour une maison de couture dont j’ai gardé  le nom, Anny Blatt.

L’exode, la guerre. D’avril 1941 à octobre 1943, Juliette Gorboff devient éducatrice dans un internat situé à Villemoisson/Orge (la photographie qui ouvre ce blog remonte à cette époque). Avec, à sa tête, la princesse Vera Mestchersky (1876-1949), à l’origine de la maison de retraite de Sainte-Geneviève-des-Bois où, nous l’avons vu plus haut, maman mettra fin à son activité professionnelle. Ma mère était une femme forte et courageuse. Un demi-siècle durant, elle a dirigé des colonies de vacances,a été surveillante générale de différentes maisons de retraite, celle du comité Zemgor, des Invalides russes de Montmorency, de Rosay-en-Brie, de Sainte-Geneviève- des- Bois…

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Certificat de travail de Juliette Gorboff dans un foyer d’enfants russes à Villemoisson, 1944, signé par la princesse Mechtchersky. Archives Gorboff(c)

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Certificat du père Alexandre Tchékan destiné à  la candidature de maman à la maison de retraite du comité Zemgor,  à Cormeilles-en- Parisis. 1951.  Gorboff(c)

Lorsque j’évoque maman, trois choses me viennent immédiatement à l’esprit : elle se sentait russe avant tout, était passionnément attachée à la Russie et à la famille impériale et n’aimait pas les juifs. Je ne m’explique la genèse de cet amour de la Russie – où, je le rappelle, elle n’était jamais allée – que par le rejet de la Roumanie et une famille très russophile. Toute sa vie, maman se sentira exilée d’un pays qu’elle n’aura pas connu (ici, nos histoires se rejoignent) et les récits de mon père  sur la Russie deviendront peu à peu  les siens.

L’origine de l’antisémitisme de ma mère est facile à expliquer : il vient d’une enfance passée à Kichinev, ville tristement célèbre par ses pogroms (en 1903 et 1905, le premier avec une cinquantaine de morts). Sur cette terre où les juifs forment près de la moitié de la population et jouissent de conditions plus favorables  que celles  qui leurs avaient été imposées en 1791 par Catherine II dans la zone de résidence (hôpitaux, droit de posséder la terre, belle synagogue), maman respire l’antisémitisme dès sa naissance. Largement répandu  parmi les Russes et, plus tard, les Soviétiques, l’antisémitisme fut également partagé par certains  émigrés qui ne se privaient pas de souligner le  rôle des juifs dans l’instauration du communisme. Je suis devenue philosémite par réaction.

Pour en terminer avec l’antisémitisme de maman, mais pas avec son souvenir, je voudrais raconter « l’histoire du train ». La voici : en 1938 ( j’avais deux ans)  nous sommes allés à Kichinev afin de faire connaissance avec la famille Popovici  ; mon père est revenu à Paris avant nous. Dans le train du retour, comme nous approchions de  la frontière, une femme juive affolée a demandé à maman de prendre sa fillette et de la faire passer pour sienne ; par je ne sais quelle ruse, maman a réussi. Papa m’avait raconté cette histoire après la guerre, à une époque où l’on ne parlait pas de la Shoah ; lorsque mes enfants et petits-enfants ont commencé à comprendre ce qu’était l’antisémitisme, elle fut le point de départ de quelques discussions. Ils avaient besoin d’être rassurés et de savoir que – à la différence de la haine antisémite et de l’Holocauste -, les préjugés de leur grand-mère n’avaient pas pesé lourd face à la vie d’un être humain.

Et les Français ? Dans les premières années de leur vie en France, mes parents ont eu de nombreux amis, tous russes. Leur jeunesse, l’exil, la langue et la dénonciation du communisme unissaient les émigrés. La fin de la guerre a marqué un tournant, certains

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Juliette Gorboff en 1947

amis sont rentrés en URSS, d’autres sont partis aux Etats-Unis ou ailleurs, d’autres encore, par leur succès professionnels et leur insertion dans la société, ont peu à peu été perdus de vue. Le cas de mes parents était particulier :  vivant à partir de 1951 dans une maison de retraite pour émigrés russes (où, je le rappelle, maman était surveillante générale) et donc en contact permanent avec les pensionnaires, de nombreux week-ends étaient  consacrés à la visite des malades à l’hôpital, papa faisant, à titre bénévole, office de chauffeur, ils n’avaient pas le temps de nouer des relations avec les Français. Et même s’ils avaient eu envie d’élargir leur horizon, cela n’eût pas été  simple.

On a oublié à quel point le monde a changé : à l’exception des ouvriers ou des paysans possédant une simplicité de mœurs aujourd’hui disparue, la classe moyenne, c’est-à-dire la petite-bourgeoisie française, évitait généralement toute relation avec les étrangers, aussi sympathiques fussent-ils ; sa porte leur demeurait fermée. Vivant dans des conditions précaires, les Russes ne se sentaient véritablement à l’aise qu’entre eux. Il fallut attendre ma génération, c’est-à-dire l’école française, pour que nous, les enfants, soyons invités chez nos compagnons de jeux. Et faute de logement décent, il nous était souvent impossible de rendre ces invitations. Ce problème ne fut résolu qu’avec l’amélioration de nos conditions de vie, c’est-à-dire, pour ce qui me concerne, vers la fin des années soixante, mais nous étions alors des adultes et les jeunes Français n’avaient pas les mêmes préjugés que leurs parents.

Et à dire vrai, maman n’avait d’autre centre d’intérêt que la Russie. Ses contacts avec les Français se limitaient à ceux qu’elle rencontrait dans le cadre de son travail : médecin (le Dr Le Gay, je me souviens encore de lui) ou personnel de l’établissement. Dans ce domaine, elle était parfaite : elle apprenait les bonnes manières (dire « oui » et non pas « ouais ») à une jeune femme de service qu’elle appelait « la petite sauvageonne » – qui vint la voir rue du Bac pour lui présenter son enfant -, remontait le moral d’une lingère en constante dépression, avançait de l’argent au marchand de légumes ayant des problèmes de trésorerie, etc… Cette réelle générosité de coeur allait probablement de pair avec le désir de montrer la nature profonde  des Russes.

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Maman avec ses petites-filles, Alexandra et Hélène. Paris, 1990. Archives Gorboff(c)

En regardant d’anciennes photographies,  j’ai retrouvé celle du mur de la chambre de maman.  A côté du tapis rapporté de Kichinev  – tissé pour elle, il porte la date de sa naissance et, comme il est d’usage au Moyen-Orient, maman l’avait suspendu au  mur -,  on aperçoit celles de la famille impériale. Elles illustrent son amour inconditionnel  de  la monarchie, amour qui s’est reporté sur de Gaulle et Soljenitsyne, auquel elle écrivit des lettres. Les grands hommes de ma mère n’étaient pas poètes, mais  guerriers.

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Carte de vœux avec, au verso, un texte de maman à ses petites-filles: » Mes très chères Alexandra et Hélène ! Que Dieu vous garde, soyez heureuses ! Mes pensées sont toujours avec vous! Souvenez-vous de la Russie – vous êtes Russes ! Babi, qui vous aime ». Gorboff(c)  

Monarchiste, antisémite, aimant passionnément un pays qu’elle ne connaissait pas, parlant de son « devoir » et jamais de ses « droits », fasciste, raciste, nationaliste, que sais-je encore ?…aujourd’hui, maman eût été l’incarnation de tous ces péchés… Pauvre Babi ! Pardonne-moi de t’exposer ainsi au regard du monde : je le fais parce que je sais que tu aurais approuvé ce blog et parce qu’il ne saurait exister sans toi, à la fois témoin de l’émigration et membre de la famille Gorboff.

Au cours de ses dernières années, maman à beaucoup lu. J’ai épuisé le fonds russe des bibliothèques des VI et VII èmes arrondissements, et davantage encore… Witte, Herzen (qu’elle tenait en haute estime, un juif !), Krapotkine, Custine, Radichtchev, Kerensky, les souvenirs de ceux qui avaient côtoyé le tsar, la fausse Anastasia, Trotsky…elle lisait tout. Elle entreprit ensuite de recopier des pages entières, à ses yeux significatives, de certains ouvrages. Trente-quatre cahiers furent ainsi remplis  – Tu les liras après ma mort ? disait-elle. Je l’assurais que oui, je les lirai… mais nous savions toutes deux que je ne le ferai pas. J’ai gardé quatre ou cinq cahiers avant de me résoudre à brûler les autres ; ils revivent ici. Ainsi, après avoir aimé la Russie sans l’avoir connue, maman a réécrit (car en les recopiant, c’est bien ce qu’elle faisait) le texte d’autrui afin de transmettre à ses enfants – et, au-delà, en Russie – l’attachement qu’elle portait à ce pays qu’elle aimait et croyait comprendre  mieux qui quiconque. Quel étrange destin !

Elle commença à perdre un peu la tête et, avec la force et l’opiniâtreté qui furent toujours les siennes, décida qu’il fallait faire parvenir un résumé de ses cahiers -« mon travail », disait-elle – à des éditeurs. Des mois durant, j’ai prétendu avoir envoyé le manuscrit, menti en disant que la réponse était toujours très longue à venir, qu’il fallait souvent attendre longtemps, que les maisons d’éditions ne prenaient pas la peine de répondre…jusqu’au jour où les choses ont pris une tournure quasi dramatique. Alors que je cherchais désespérément une issue à cette impasse et comme je passai devant les éditions Grasset, j’ai poussé la porte et demandé à parler à la personne en charge des manuscrits. Elle était justement là et, ô miracle, tout fut réglé en dix minutes : sur en-tête de l’édition, une charmante dame dont j’ai oublié le nom écrivit un mot disant que, en dépit de l’intérêt certain du manuscrit, elle pensait qu’il ne trouverait pas de public en France.

Maman s’est apaisée, le cancer a pris le dessus et les cahiers ont disparu de son horizon. J’avais cessé de travailler en 1997 et restais auprès d’elle. Elle écrivit les instructions relatives à son enterrement : …Envoie mes affaires et mon travail en Russie afin qu’il serve à la jeunesse russe et à la Russie future, grande et tant aimée (великой и родной)Bеликой и родной, ces simples mots  sont intraduisibles. Maman a passé sa vie sous leur signe  et j’écris ces pages à sa mémoire.                        

Marina Gorboff, Paris, le 30 janvier 2016

Et aussi : Jacques Gorbof, lettres à Vera  

contact: gorboff.marina@gmail.

 Après ma disparition,ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff:

                           patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                     

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