Un cimetière, 70 églises

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                 Le cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois, à 30 km de Paris

Longtemps, le voyage à Sainte-Geneviève a été un problème d’organisation : trouver une voiture ou les horaires du car partant de la place Denfert-Rochereau, faire en sorte que les membres de la famille n’habitant pas Paris soient présents à la panekhida (bref office de commémoration du défunt célébré devant sa tombe), se mettre à la recherche d’un prêtre, ne pas oublier les outils de jardinage (petite pelle, racloir, sécateur) pour les fleurs, etc. Avec, chaque fois, le plaisir de retrouver les arbres, les tombes à bulbes et les croix orthodoxes … loin, très loin de la morne plaine des cimetières français. Et, toujours, un soulagement proche de ce sentiment de supériorité qui ne demande qu’à éclore chez les Russes : « C’est quand même mieux chez nous! »… « Pour rien au monde, je ne voudrais être enterrée ailleurs »…J’avoue que, moi aussi…  

1940 ST GE

Eglise de la Dormition de la Vierge, près du cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois vers 1939. Carte postale. On doit les plans à Albert Benois (1888-1960), souvent confondu avec Alexandre Benois (1870-1960 ), créateur de décors pour les Ballets russes, qui émigra en 1926.

Au temps de l’URSS, le cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois a incarné la Russie pour des milliers d’émigrés.  Il est aujourd’hui le haut-lieu et la mémoire des différentes vagues de l’émigration russe en France.

Trois facteurs ont contribué à faire de « Sainte-Geneviève » un lieu unique : la proximité d’une maison de retraite et le nombre important de décès, donc de tombes russes, l’absence d’un autre cimetière de cette dimension à Paris (les carrés russes des cimetières de Nice et de Menton sont de moindre importance), ainsi que l’existence de l’église de la Dormition de la Vierge – consacrée en 1939 -, dont le pittoresque accentue la beauté du site. Souvent associé aux premières années d’exil de l’émigration russe, il n’a pris sa forme actuelle que vingt ou trente années après l’arrivée de ceux que l’on appelait encore les « Russes blancs ».

Euloge portrait

Le métropolite Euloge (1864-1946). Portrait de G.Bobrovskyi, 1927. Source « La bibliophilie russe »  

Nul ne s’étonnera que, comme tant d’exilés, les Russes aient cherché le réconfort au sein de l’Eglise, mais à l’exception de la cathédrale Saint-Alexandre Nevsky à Paris et de quelques églises situées sur les lieux de villégiature de l’aristocratie (Biarritz, Nice, Cannes), celles-ci étaient rares,  éloignées des grandes villes ou des usines offrant aux émigrés la possibilité de gagner leur vie. Ils ont donc été contraints d’improviser, de trouver et aménager des locaux de fortune. Vivant dans le désarroi et une misère aujourd’hui difficiles à imaginer, les premiers émigrés se sont contentés d’améliorer des lieux de culte (garages, appartements) qui ne pouvaient être que provisoires.

Il fallait un homme capable de leur insuffler l’élan nécessaire à la création de véritables églises. Le métropolite Euloge fut cet homme providentiel. On peut affirmer sans se tromper que sans lui, la majorité des églises orthodoxes que nous connaissons aujourd’hui n’existerait pas. De 1928 à 1938, pas moins de soixante-dix églises ont vu le jour en France, dont celle, tardive, de Sainte-Geneviève-des-Bois. La guerre et le décès du métropolite ont mis fin à cet extraordinaire élan bâtisseur.

Les Russes ont toujours été attachés à l’orthodoxie et, dès leur arrivée en France, la religion a repris la place importante qu’elle occupait avant l’exil. En Russie comme en exil, tous les enfants étaient baptisés, tous les mariages, religieux, et aucun ensevelissement ne se concevait sans panekhida ; je n’ai jamais entendu citer ne serait-ce qu’une seule famille qui ait passé outre (j’évoque ici mes souvenirs personnels). Athées, croyants et juifs russifiés, souvent convertis, se rendaient à la cathédrale de la rue Daru, à Clamart ou à Sainte-Geneviève-des-Bois pour assister à la procession pascale, déposer oeufs peints et bougies sur les tombes de leurs proches. Au-delà de sa signification cultuelle, Pâques était le point culminant de la mémoire de la Russie et des morts, l’expression de l’identité nationale. La Russie n’était pas seulement liée au passé : comme la religion, elle était ce qui est  éternel et ne peut  mourir.

Nommé métropolite de l’Eglise orthodoxe russe en Europe occidentale en 1921, Monseigneur Euloge (du grec : eu, ce qui est bien, bon et logos, la parole « celui qui parle bien »; le métropolite donne une autre version de ce prénom « celui qui est béni ») arrive en France en 1922. Encore jeune – il a 58 ans -, il s’installe dans un petit logement de l’une des maisons situées dans la cour de la cathédrale Saint-Alexandre Nevsky, familièrement appelée « rue Daru » par les émigrés.

Un peu d’histoire. Lorsqu’ils eurent compris que les jeux étaient faits et qu’ils ne parviendraient pas à venir à bout des bolcheviques, les émigrés se sont  affrontés sur le programme capable de redresser la Russie à la chute de l’URSS. Leurs opinions politiques n’ont pas manqué de rejaillir sur la religion, la ligne de fracture étant celle de l’obédience à un patriarche (qui, à la différence du pape, n’est pas le chef suprême de toute l’orthodoxie mais de l’une des Eglises territoriales). Les nouvelles paroisses vont refléter ces orientations politiques : certaines sont hostiles au patriarcat de Moscou – inféodé à un pouvoir prônant l’athéisme et la persécution des chrétiens -, d’autres font obédience à l’Eglise Hors frontières (créée en 1922 en Serbie, politiquement engagée, hostile au communisme), d’autres encore au patriarcat de Constantinople (politiquement neutre).

Euloge

Remarquable organisateur, Monseigneur Euloge (1864-1946) voyait loin: il fut le premier à envisager des offices en français et non pas en slavon

Ces différentes obédiences – les juridictions – et les luttes qui les opposent les unes aux autres marquent profondément la vie des croyants. En 1931, Monseigneur Euloge rompt avec le patriarcat de Moscou et choisit le rattachement à Constantinople. En 1945, cependant, bouleversé par les souffrances du peuple russe, il se rapproche des « patriotes soviétiques » aux yeux desquels l’Eglise orthodoxe russe est inséparable de la Russie, quelle qu’elle soit. Au grand émoi de ses paroissiens, il envisage un retour au sein du patriarcat de Moscou ; en 1946, la mort met fin à cet hasardeux projet. Son successeur s’empresse de confirmer le rattachement de la rue Daru et d’autres paroisses au patriarcat de Constantinople.

La majorité des émigrés suit ces querelles de loin,  fréquente par habitude telle église de préférence à telle autre. Les offices étant les mêmes, seule, la mention du patriarche auquel la paroisse fait obédience et l’orientation politique des écoles paroissiales fait la différence.

En dix années seulement, nous l’avons vu, Monseigneur Euloge parvient à créer 110 églises en Europe, dont 70 en France. L’Eglise étant pauvre, le métropolite sollicite et obtient les dons. Les églises s’installent d’abord dans des locaux de fortune, garage, entrepôt.., parfois à proximité des usines (Ugine, Citroën, Le Creusot, etc.), près des garages employant ces chauffeurs de taxis russes dont aucun Français ne se souvient sans nostalgie, ou encore dans les arrondissements de Paris regroupant la communauté. Mais le métropolite va plus loin : il incite les paroissiens à acheter une ou plusieurs « pierres » destinées à financer de nouvelles constructions. Les terrains de la banlieue parisienne étant encore bon marché, les croyants acquièrent des parcelles pour construire une « vraie » église. D’innombrables disputes portant sur le style, le toit, plat ou à bulbe (le bulbe l’emportant nettement), l’iconostase, etc. naissent alors, renforçant la cohésion et l’attachement des paroissiens à « leur » église, ce substitut de la terre natale. Le métropolite est très présent: il nomme les prêtres, suit leur action au sein de la paroisse et déplace ceux qui ne parviennent pas à une bonne entente avec les fidèles.

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L’église Saint-Nicolas à Ugine, près de l’aciérie.  La direction des usines mettait parfois une salle à la disposition d’une main-d’oeuvre qu’elle voulait s’attacher.

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Eglise de Chelles. Carte postale (l’existence de ces cartes témoigne de l’attachement des paroissiens à leur église). Autour du bâtiment, c’est presque la campagne 

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Sortie de l’église, Chelles, années trente.   Toutes classes sociales confondues, je n’ai jamais vu les émigrées que nu-tête. En URSS, la tradition paysanne de la tête couverte, proche de celle des vieux-croyants,  détrône le chapeau à partir de 1917. Elle est actuellement très suivie : il suffit de se rendre  à la cathédrale de la rue Daru ou ailleurs pour identifier les différentes vagues d’émigration . 

Mais il ne suffit pas d’aménager des églises, il faut également les décorer. Les paroissiens donnent ou lèguent leurs icônes à l’église de la paroisse ; des peintres peignent iconostases et icônes – les premières icônes dites « françaises »  – ainsi que des fresques. Tous sont animés de la foi la plus vive. Les biographies de Dimitri Stelletsky, qui transforme le temple luthérien de la rue de Crimée en église orthodoxe, de Grégoire Ouspensky ou du père Grégoire Krug, le plus inspiré de tous, témoignent du nouveau souffle de l’orthodoxie en France.

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Icône de voyage de Saint- Séraphim de Sarov peinte par Grégoire Krug (1901-1989). 

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Saint-Seraphim de Sarov, par le père Grégoire Krug vers 1960. Chapelle de Montgeron. Deux représentations du même saint, très vénéré en Russie.    

Quel  enfant d’émigrés de la première génération n’a, un jour ou l’autre, fait à ses petits camarades d’école un exposé sur l’orthodoxie ? Qui, dans cette France encore catholique, n’a défendu comme il pouvait le mariage, et même l’obligation de mariage (ainsi que celle du port de la barbe) des prêtres orthodoxes? Et qui, comme moi, à un âge où je voulais tellement être « comme les autres » tout en refusant d’être française, n’a jamais eu honte en voyant, dans la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare ou ailleurs, les gens se retourner sur un moine barbu, les cheveux longs, une grande croix pectorale portée en évidence sur une soutane pas très nette ?

Cette image du « pope » ivrogne et sale dont les voyageurs occidentaux – le marquis de Custine (1839), Alexandre Dumas, Honoré de Balzac, la comtesse de Ségur – ont introduit l’image en Europe, m’a toujours blessé, comme le mot « pope » lui-même. Systématiquement employé par les Occidentaux fiers de montrer leur connaissance du monde slave, il n’est  utilisé par les Russes que revêtu d’une connotation péjorative.

De ces prêtres orthodoxes mariés, je ne garde qu’un bon souvenir. J’ai joué avec leurs enfants, me suis moquée de telle ou telle matouchka (« mère », la femme du prêtre) un peu folle ou qui perdait sa perruque, et si certains prêtres abusaient parfois de la boisson, les commentaires des adultes à leur égard étaient rarement méprisants. Ces prêtres leur ressemblaient. Ils étaient comme eux, ils avaient connu la guerre civile, perdu des proches et luttaient pour gagner leur vie...

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En 1925, l’une des premières acquisition du Monseigneur Euloge fut  un ancien temple luthérien de la Première Guerre mondiale, devenu l’église Saint-Serge. Il créa également l’institut de théologie qui, de 1925 à 1944, fut l’unique établissement de formation de prêtres orthodoxes.

A la fin de la guerre, une nouvelle génération de prêtres, issue des DP – ces Displaced Persons, prisonniers de guerre ou déserteurs venus d’URSS ou d’ailleurs -, apporta un nouvel élan à la vie paroissiale. A la fin d’un parcours cahotique  (un grand nombre d’entre eux avaient  combattu dans l’Armée rouge, s’étaient engagés à la Légion étrangère et avaient exercé de nombreux métiers), ils avaient enfin trouvé leur voie. Originaires d’un pays déchristianisé, beaucoup ignoraient tout de l’Eglise, découvraient que le Christ était juif… mais leur foi était grande. « Ils n’avaient peur de rien » écrit Monseigneur Euloge dans ses Mémoires, aujourd’hui traduites en français.  

Les nouveaux arrivants s’intégraient bien à la communauté des émigrés, mais la vie des prêtres était dure. La grande majorité de leurs épouses travaillaient pour subvenir aux besoins du foyer pendant qu’ils couraient d’une paroisse à l’autre, visitaient des malades, célébraient baptêmes et enterrements en utilisant les transports en commun qui, on l’a oublié, étaient loin de ressembler au RER…Il fallut attendre les années soixante pour que les émigrés possédant une voiture puissent aller chercher le prêtre vieillissant à la gare et le raccompagner le soir  à Paris.

Daru

Cathédrale Saint-Alexandre Nevsky, rue Daru, à Paris. Années trente. Sortie de la messe. A gauche, le pavillon où vécut le métropolite Euloge.

Nous allions rarement à l’église et les affrontements internes de certaines paroisses ne parvenaient pas jusqu’à nous. De 1944 à 1949, ma mère a dirigé la colonie de vacances Saint-Nicolas créée par l’archiprêtre Alexandre Tchékan (1893-1982). A Courcelles/Yvette ou à Meudon, dans des bâtiments gracieusement prêtés par le riche homme d’affaire Alexandre Kliaguine ou les pères Jésuites, ces colonies de la banlieue parisienne permettaient à de nombreux  écoliers (jusqu’à 200 enfants) de quitter Paris en été.

Le père Alexandre était notre ami, il avait des enfants de mon âge et nous fêtions Pâques ensemble. Il vivait dans l’une des maisons de la cathédrale Saint-Alexandre Nevsky et, comme il officiait, nous devions attendre la fin de la liturgie pascale pour réveillonner. Et vers deux ou trois heures du matin, il fallait rentrer chez nous, à Suresnes. A pied. Six kilomètres, j’ai vérifié. Je suis d’abord restée dormir rue Daru, puis j’ai accompagné mes parents. J’avais douze/treize ans et, fière d’être grande, marchais bravement dans la nuit, découvrant un Paris inconnu. Qui referait un tel chemin aujourd’hui ? 

En 1951, maman a trouvé du travail à la maison de retraite du comité Zemgor. Nous avons déménagé à Cormeilles-en-Parisis, acheté d’occasion une traction-avant noire. Cette voiture fut le début de la reconquête. Nous pûmes célébrer Pâques à Sainte-Geneviève- des-Bois, aller en Espagne, en Italie…  Une page se tournait, la plus amère et la plus difficile d’entre toutes, celle des commencements. Pour les Français comme pour les émigrés, les Trente Glorieuses commençaient. Avec, pour la seconde génération, le temps d’une progressive et pas toujours simple intégration.

                                                                              Marina Gorboff. Paris, 8 janvier 2016

Pour citer ce billet   Marina Gorboff. Paris, 8 janvier 2016 https://gorboffmemoires.wordpress.com/2016/01/25/un cimetière, 70 églises –, publié le 8 janvier 2016

contact: gorboff.marina@gmail.com

 Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff:

                           patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                     

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