ПЕРЕВОД С РУССКОГО
Michel Gorboff (1899-1961), mon père, a rédigé ses souvenirs vers 1954, à l’âge de 56 ans. Ils sont demeurés inachevés. Ma mère me les a remis en 1995, lors de la rédaction de « La Russie fantôme ». Papa ne m’avait jamais parlé de ce texte : j’avais dix-huit ans et ma vie était ailleurs.
La publication de ces souvenirs de la guerre civile a d’abord été réalisée en russe par la revue Zvezda (2003, n°11). En février 2019, ils ont été inclus dans le blog.
Il m’a semblé que leur mise en ligne s’imposait également en français, notamment pour les descendants des émigrés de 1920 ne lisant pas le russe. Pour une meilleure lisibilité, j’ai procédé à quelques coupures et fragmenté le texte en trois parties. Seul le texte russe est complet.
1. Et l’on ne peut plus rien, désormais…
…Le désir de vous décrire, à toi, ma fille, et à toi, ma femme, ce qu’il m’a été donné de voir et de vivre m’est soudain revenu après avoir rencontré un camarade de la guerre civile. Il m’est apparu que j’avais déjà oublié beaucoup de choses, que je ne pouvais plus me rappeler la chronologie des événements, ni même le nom de tel ou tel autre individu, et que cette rencontre avait réveillé tous mes souvenirs. En trente-quatre ans, le temps a fait son œuvre, arrondissant les angles aigus, effaçant les choses encombrantes de ma mémoire. Il n’a ménagé qu’une seule chose : le sentiment que ces temps difficiles ont été pour moi les meilleurs moments de la vie. Jamais, plus tard, il ne m’a été donné de brûler d’une telle ardeur, jamais je n’ai retrouvé un idéal aussi élevé au nom duquel il fallait non seulement lutter, mais risquer sa vie. Lorsque cette flamme s’est éteinte, lorsqu’elle a été remplacée par la vie quotidienne avec ses grandes et petites difficultés, lorsque les mois et les années d’une existence difficile et souvent ennuyeuse se sont écoulés, alors, me retournant vers le passé avec ce camarade soudain retrouvé, j’ai perçu avec une force accrue le sens de ma participation à cette terrible guerre. Ce sens n’existe que pour moi et cela pour une raison bien simple : je n’ai pas à rougir en évoquant cette époque. Je ne pouvais alors ni donner davantage, ni faire plus, et ce sentiment m’est cher au soir de ma vie car j’ai commis de nombreuses erreurs et les choses n’ont pas été faites comme elles auraient du l’être. Et l’on ne peut plus rien, désormais.
Comme je l’ai déjà dit, le temps a effacé beaucoup de choses. Il a effacé le nom des personnes, l’appellation des lieux et la date des événements. Et c’est mieux ainsi. Pourquoi désigner chacun du nom qu’il portait il y a trente-quatre ans, pourquoi chercher à se souvenir dans quelle localité de la Russie méridionale a surgi le petit monticule de terre sous lequel se trouvent aujourd’hui les ossements de ceux qui ont refusé le mal, se sont dressés contre lui avec une détermination et un courage tels que pendant presque trois ans, les bolcheviks qui avaient pourtant des usines d’armement, des réserves militaires et qui nous écrasaient par leur nombre, n’ont pas réussi à nous vaincre ? Et nous, qui n’avions absolument rien, engagions souvent le combat ne serait-ce que pour nous procurer des armes. Pendant presque trois ans, trois millions de soldats de l’armée rouge ne sont pas arrivés à venir à bout de quelque soixante mille soldats blancs. N’est-ce pas la récompense de notre courage ?
*
Après la paix de Brest-Litovsk, les Allemands occupèrent le sud de la Russie où ceux qui n’avaient pas accepté cette paix affluèrent. L’ Armée blanche naquit alors sous le nom d’ Armée des Volontaires, car il ne pouvait évidemment être question de mobilisation. Au début, cette armée fut totalement dépourvue : ni approvisionnement, ni armes. Elle était pour une grande part composée d’officiers de l’armée tsariste. Les premiers arrivés occupaient les postes de commandement, et un lieutenant commandait souvent un régiment formé de gradés supérieurs. Tout le monde respectait cet état de choses sans murmurer et si, par orgueil ou ambition, il y eut des cas d’insubordination, on y mettait aussitôt fin. Les réfractaires étaient mutés dans un autre régiment, ce qui ressoudait le régiment d’origine.
Les actions militaires renforcèrent l’organisation de cette armée des commencements : l’ennemi assurait sa cohésion. En acquérant canons, trains blindés, locomotives et wagons, l’infanterie, jusqu’alors formée de différents corps d’armes, devint peu à peu un corps spécial. Apparurent des trains blindés, de l’artillerie et même, à la fin de la guerre, des tanks anglais. Cela contribua évidemment à nos succès. Le front d’étendit, et à un certain moment, la prise de Moscou, qui se trouvait à 400 verstes, ne releva plus de l’utopie. Le destin décida autrement.
Les Allemands regardaient d’un mauvais œil le développement de l’Armée blanche qui, s’estimant en guerre avec eux, les attaquait lorsqu’elle pouvait. A cette époque, s’ils n’avaient pas été en difficulté sur les front des alliés, ils auraient pu en venir facilement à bout ; puis ils ont transféré leurs troupes en France, ne gardant qu’un minimum en Russie. C’est ce qui a sauvé l’Armé blanche. Quand, défaits sur le front ouest, les Allemands ont décidé de quitter définitivement la Russie, nous avons pu organiser un véritable front en Crimée. S’il n’avait pas existé, ceux qui fuyaient le terreur rouge en se réfugiant là-bas auraient été impitoyablement exterminés. Par deux fois, quittant la Crimée, les Volontaires se sont dirigés vers le nord. Par deux fois, les Rouges les ont contraints à retourner à Sivach. La Crimée était devenue une forteresse. Et lorsque la paix fut signée entre Polonais et bolcheviks, ceux-ci ont pu déferler en masse en Crimée, qui fut prise. L’armée blanche quitta le pays, emmenant avec elle ceux qu’elle pouvait prendre avec elle et qui voulaient partir. En quatre jours, cent dix mille personnes quittèrent leur patrie pour la Turquie. Ceux qui n’avaient pu embarquer furent sauvagement exterminés par les rouges. Demeurée à Yalta, Katia parle de 17 000 fusillés.
J’évoque le début de la guerre civile aussi brièvement, de façon très schématique, parce que mon texte ne relève pas d’un récit historique. Si je ne l’avais pas fait, bien des choses seraient demeurées incompréhensibles. Cet ennuyeux avant-propos est une toile de fond, un canevas.
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Michel Gorboff en 1918. Archives Gorboff(c)
…En mars 1918, on décida d’envoyer papa et Sonia en Crimée. Il le fallait pour sa santé, mais aussi pour échapper à la terreur naissante. Maman, Macha et moi devions les suivre le plus rapidement possible. Nous vivions alors à Orel, chez oncle Serge (Masloff) qui était déjà parti. Notre situation devenait vraiment dangereuse. A cette époque les bolcheviks ne s’opposaient pas aux départs en Crimée et le voyage de papa, comme le nôtre, était lié aux difficultés d’un déplacement peu confortable. Il fallait aller jusqu’à la frontière dans un wagon de marchandises, et surtout franchir à pied, ou par tout autre moyen, les soixante verstes (une verste = 1,067 km) qui nous séparaient des Allemands.
J’accompagnais papa et Sonia jusqu’à la frontière, et revins à Orel où je me mis à presser maman. Nous partîmes quelques jours plus tard. Près de la frontière, les nuages s’accumulaient : décrété par on ne sait qui, un contrôle avait été mis en place. Mais tout s’est bien passé. A la gare de Solntsevo (dernière gare avant Belgorod occupé par les Allemands), nous avons franchi les soixante verstes en télègue. Je me souviens que ce fut très inconfortable. Nous ne sommes pas restés longtemps à Belgorod, et c’est dans un vrai train, avec des places réservées, que nous sommes arrivés à Sébastopol où Sonia et papa devaient nous attendre. Ils n’y étaient pas. Nous étions très inquiets : et s’ils avaient disparus en cours de route ? Où les chercher ? Il fut décidé d’aller à Yalta en voiture. On pouvait aussi y aller en bateau, ce qui était beaucoup moins cher, mais dans l’incertitude où nous nous trouvions il nous semblait impossible d’attendre davantage. Je me souviens de cette route magnifique : les rochers brûlants, les forêts de conifères sous le soleil, et soudain, au tournant, la vue sur la mer Noire, d’un bleu marine foncé ! Après Orel dévasté, le froid, la faim, tant de peurs et d’offenses, la paix semblait venir de cette mer immense.
Nous avons retrouvé papa et Sonia, et il a fallu tant bien que mal organiser notre vie. Nous nous sommes installés à l’hôtel, cherché un appartement et retrouvé de nombreux amis dont Dorik Soukhotine. Nous pensions qu’à l’abri des boucliers allemands, nous n’avions rien à redouter des bolcheviks. Tout paraissait tenir solidement en place et on avait l’impression que l’ancienne vie pourrait continuer en dépit de la révolution. Nous avions encore de l’argent et n’étions pas dans la gène.
La question de savoir comment vivre désormais était très simplement résolue. Coûte que coûte, il fallait vivre comme on avait vécu auparavant. Si la révolution devait nous ruiner, il fallait essayer de ne pas perdre nos droits, afin de mener la vie que nous avions connue. Evidemment, tout cela était très naïf, mais il n’était pas facile de mettre brusquement fin à ce qui avait existé. Papa évoqua l’université afin que je puisse terminer mes études, ne serait-ce que pour avoir de quoi subsister.
Lorsque je pense à cela, je m’étonne que de tels projets aient pu être évoqués en pareilles circonstances. C’était la force de l’habitude, la routine. Quant à moi, je comprenais encore moins la situation. Je répète qu’à l’abri des boucliers allemands, tout semblait si simple. Je ne m’apprêtais cependant pas à entrer à l’université, ni même à rester en Crimée : je voulais aller à Moscou. J’avais de bonnes raisons pour cela, auxquelles je pense avec douleur. J’écrirai un jour là-dessus. Je fuis ces pensées qui ne me laissent jamais en paix. Plus tard, je raconterai.
Et puis un jour, ma décision fut prise et je partis pour Moscou. Dans quelles circonstances mes parents m’ont-ils laissé partir, comment me suis-je entêté, inutile d’en parler. Aller à Moscou où la terreur sévissait ? Mais je n’y parvins pas et fus contraint de m’arrêter à Orel. Impossible d’aller plus loin. Aucun train ne marchait ; dans les gares, les arrestations et les exécutions sommaires d’individus suspects – dont je faisais évidemment partie – étaient courantes. C’était pure folie que de rester à Orel où ma soudaine apparition venant de Crimée était suspecte. La Crimée avait une odeur de contre-révolution. Chacun savait dans cette petite ville que j’étais le neveu de Masloff, en fuite et recherché par les révolutionnaires. Je dus fuir de nouveau et retourner en Crimée. Je dis fuir car on m’avertit la nuit qu’au petit matin, il y aurait une rafle de jeunes officiers. J’avais peur en allant à la gare, où j’ignorais ce qui m’attendait. Il fallait éviter la rafle, trouver un train de marchandises… Me fondant dans la masse de soldats débraillés, j’ai pu partir. Dieu veillait sur moi. Pour la deuxième fois, je passais de Solntsevo à Belgorod.
En Crimée, je fus accueilli avec autant d’appréhension que de joie. Il était évident que ce voyage infructueux n’arrangeait rien et qu’il fallait s’attendre à des nouvelles « histoires » de ma part. C’est bien ce qui arriva. Après être resté quelque temps avec les parents, je suis reparti pour Moscou. Il fallait avoir vingt ans pour les affliger si cruellement ; je pense sincèrement que je n’étais pas mauvais et que même en les faisant souffrir ainsi, je ne pouvais agir autrement. Si je n’étais pas allé à Moscou, je ne sais ce qui serait arrivé. De telles déceptions et de telles horreurs m’attendaient, venant aussi bien de moi-même que des autres, que je fais silence sur ce qui s’est passé. La vie était dure, très dure. Mais je ne pouvais rester à Moscou : la révolution avait atteint le stade de la terreur la plus sanglante. En passant le long de l’Ecole militaire, on entendait les salves de fusillades. Dans la rue, des piquets de soldats s’emparaient des gens dont le destin ne faisait aucun doute. La famine commençait. Il y avait de nombreuses arrestations. On ne laissait personne quitter la ville sans un laissez-passer officiel délivré par le soviet des soldats et des travailleurs. Il fallait fuir, coûte que coûte,
Nous vivions avec Iacha dans notre ancien appartement, vendant les objets trouvant preneur. Mais cela aussi, ce n’était pas simple et nous devions trouver un peu d’argent pour la route. Après d’incroyables moments d’incertitude et de terreur, notre décision fut prise : aller jusqu’à la gare de Koursk et se débrouiller pour partir. Comment ? On verrait bien. Il nous fallut partir, ou le pire allait arriver. A la tombée de la nuit, nous nous sommes mis en route, ne prenant que l’essentiel. Ici, je dois dire quelques mots sur cet « essentiel ». Aujourd’hui encore, quand j’y pense, mes cheveux se dressent sur ma tête : comment cela a-t-il pu arriver, comment une chose aussi stupidement dangereuse a-t-elle pu se produire ? Il semble que les risques du voyage auraient du limiter à cet « essentiel », mais si l’on avait ouvert nos valises on aurait trouvé, outre quelques objets indispensables, d’autres plus compromettants qui n’auraient pas manqué de nous faire fusiller sur place. Dans la valise de Iacha, il y avait son uniforme des forces motorisées. Dans la mienne, celui d’artilleur à cheval. On ne pouvait trouver pire, car les unités de cavalerie – les plus imperméables à la propagande révolutionnaire – faisaient figure d’ennemis du peuple. Sous ces uniformes, il y avait plus de trois cent photographies de Petrovskoe. Katia avait ses icônes favorites et quelques bijoux. Je répète qu’on pouvait difficilement trouver bagages plus stupides. A la recherche de spéculateurs et de contre-révolutionnaires, on arrêtait les gens dans les rues. Comment nous sommes arrivés jusqu’à la gare, ce fut un miracle.
Nous étions cinq : Katia avec Mikouchka, alors âgé de deux ans, Iacha avec Vera, moi et Choura Stankevitch, le fils de mon parrain. Pas question de billets : on ne les délivrait que sur ordre des révolutionnaires. Il ne pouvait également être question d’aller sur le quai sans billet, le contrôle étant très strict. Et voici – et ce fut encore un miracle – que nous sommes tranquillement allés vers le quai avec un groupe de commissaires du peuple partant vers le sud ; les gardes lettons ont laissé passer tout le monde. Nous avions très peur. Nous suivions en silence ces gens dont le but était l’extermination physique de nous autres, les bourgeois. Nous sommes montés dans le wagon, et quel wagon ! Celui de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, spécialement affrété pour les commissaires. En ce temps là, tout le monde voyageait en train de marchandises. Sur le quai, les gens nous regardaient en silence, avec haine. Les « nouveaux bourgeois » passèrent, mais le train ne démarrait toujours pas. Les minutes s’écoulaient, pesantes, étranges. Enfin, le train s’ébranla. Dieu merci, les places n’étaient pas attribuées à l’avance, et chacun s’installa comme il put ; quelqu’un céda même sa place à Katia avec l’enfant. A peine le train parti, ces infects personnages commencèrent à sortir de la nourriture : nous n’avions rien, évidemment, ce qui pouvait nous perdre. Mais le destin en avait décidé autrement. Durant tout le trajet jusqu’à Koursk, c’est-à-dire toute la nuit, personne ne nous adressa une seule fois la parole. Personne ne nous demanda qui nous étions ni où nous allions.
Nous avons quitté ce terrible train à Koursk et attendu longtemps le moyen d’aller plus loin. Mais ce n’était déjà plus pareil. Il n’y avait pas en province l’animosité et la suspicion qui régnaient à Moscou : cela se sentait et l’on pouvait demander un renseignement sans paraître suspect. La Russie toute entière transitait alors par les gares. Tout le monde voyageait dans les pires et les plus incommodes conditions : certains rentraient chez eux, d’autres étaient en quête de nourriture, d’autres encore, comme nous, cherchaient à sauver leur peau. Après d’interminables heures d’attente, nous sommes néanmoins parvenus à grimper dans un train de marchandises allant vers la frontière. Grimper est bien le mot : il n’était pas question de s’asseoir, il fallait prendre le wagon d’assaut, pousser et se battre parce que les gens, entassés les uns sur les autres, fatigués et haineux, ne voulaient laisser monter personne. Une fois dans le wagon, chacun défendait sa place, et nous avons fait de même.
Et nous voici enfin à Solntsevo, que je connaissais déjà. Le train n’allait pas plus loin. La liberté et la fin du danger se trouvaient à soixante-dix verstes. Nous avons quitté le train et déposé nos valises près d’un local destiné à l’entretien des lampes de chemin du fer. Il fallait trouver des chevaux pour aller « chez les Allemands ». Quelques attelages de paysan, et même un attelage à ressort, stationnaient dans la cour. M’étant mis d’accord avec le cocher, j’étais en train de charger l’une des valises, lorsqu’un soldat de l’armée rouge s’est approché:
- Ce sont vos affaires, camarade ?
- Oui.
- Mettez-les un peu plus loin, s’il vous plaît. Ici, elles gênent le passage.
- Mais nous sommes sur le point de partir.
- Je vous prie de les déplacer. Quant à partir, c’est encore à voir. Il y en a plein, ici, de gens qui y vont, chez les Allemands. Voyons d’abord cette valise et après, vous pourrez partir.
Nous étions glacés d’effroi. Tout s’écroulait au dernier moment. Que faire ? Lui donner de l’argent ? S’il ne le prenait pas, ce serait se trahir. S’enfuir, en laissant tout sur place ? L’abattre comme un chien ? Que faire ?
Entre temps, le soldat avait pris nos affaires et les avait lui-même portées dans le local et fermé la porte à clef derrière nous. Il était clair que nous étions arrêtés. Un quinzaine de personnes étaient là. On voyait tout de suite à qui on avait affaire : c’étaient les nôtres. Chacun se taisait, tendu, condamné d’avance. Certains déchiraient doucement des lettres, jetant subrepticement les morceaux dans un coin ou sous le siège du voisin. Nous sommes demeurés ainsi près de quatre heures. Dieu veuille ne jamais revivre cette terrible attente ! Mikouchka pleurait doucement de faim et de fatigue. D’autres personnes pleuraient aussi, s’attendant au pire. La porte s’ouvrit soudain, laissant passer deux commissaires. A en juger sur leurs physionomies, rien de bon à espérer… De vrais commissaires du peuple aux faces haineuses, obtuses, conscientes de leur supériorité et de leur force. Camarades, suivez-moi s’il vous plaît pour la fouille. Voyons un peu ce que vous avez là.
On emmena un homme doux, terrifié. Une heure s’écoula. Puis un autre fut emmené quelque part. Quel fut leur sort, personne ne le sut jamais. La nuit tombait, il y avait encore beaucoup de voyageurs avant nous. Il était évident qu’on n’arriverait pas à nous avant l’aube. Katia demanda qu’on la laisse sortir afin de se promener quelques instants avec Mikouchka. Débonnaire, la sentinelle accepta. Katia nous dit plus tard qu’assise sur les vieilles marches en bois de notre prison, elle avait dissimulé quelques bijoux sous l’une d’elles. Le temps passait, combien, je ne saurais le dire, des êtres hargneux et terrifiants entraient et sortaient, emmenant des gens on ne sait ou, dans l’obscurité… Je me souviens que nous parlions peu, même entre nous. De quoi pouvait-on parler quand l’espoir d’échapper au sort commun s’amenuisait peu à peu ? Nul ne savait le sort qui lui serait réservé. Fusillé ? On n’entendait aucun coup de feu. Et s’ils ne fusillaient pas ? Il ne s’agissait peut-être que d’une simple fouille, ils prendraient les objets de valeur et nous laisseraient aller ? Personne ne savait rien, on ne pouvait avancer aucune hypothèse. Le temps passait. Lentement, très lentement. Il semblait qu’on ne pourrait plus supporter cette tension davantage. Que faire, par ailleurs ? Voilà qu’on emmène la dernière femme, celle qui était juste avant nous. Comme on lui demande où sont ses affaires, elle répond qu’elle n’en a pas et ne veux même pas adresser la parole « à des salauds de votre espèce ». On la fait sortir. Nous nous attendons au pire. Le prochain tour, c’est le nôtre, et cette femme aura irrité ces salauds, ou ces commissaires, ce qui revient au même…
Un long moment s’écoule, la porte s’ouvre de nouveau. Le cœur bat plus lentement. Allons, tout se décide maintenant.
Alors, camarades, vous êtes tous ensemble ? Qu’est-ce que vous avez là ? Ouvrez donc cette valise.
Quelque chose avait changé dans l’ordre habituel de la fouille. On ne nous emmenait nulle part. Que se passait-il ? Ce serait mieux, ou pire ? Iacha ouvrit l’une des valises, celle où il y avait son uniforme. Faisait-il nuit, l’homme qui nous fouillait était-il fatigué, je ne sais. Mais il ne remarqua rien et sembla même ne rien regarder.
- Et là, qu’avez-vous dans ce sac ? Que le diable vous emporte ! Allez-vous faire voir ! Et ces salauds, qui ont jeté des papiers partout ! Faudra encore les ramasser ! Tirez-vous de là tant qu’il n’est pas trop tard !
Inutile de se faire prier. Ma valise de plomb me parut légère comme une plume. Katia attrapa Mikouchka et sauta d’un bond dans l’escalier. Elle réussit à récupérer ses bijoux sous la marche. Dans la cour, devant nous, le même équipage à ressort attendait ; personne ne l’avait apparemment retenu parce qu’il était trop cher. On sauta dedans. Le gars comprit tout de suite la situation et, longtemps immobiles, ses chevaux s’envolèrent quasiment au galop.
Que s’était-il passé ? Qu’est-ce qui avait changé ? Nous n’aurons jamais de réponse à ces questions. C’était un miracle. Il faisait déjà nuit mais les jeunes gens sont tellement stupides qu’au lieu de fuir le danger, nous avons laissé exploser notre joie. Fallait-il vraiment se mettre à hurler « Dieu sauve le Tsar » ?
Au bout de dix verstes, le cocher se retourna et nous dit : « Vous feriez bien de vous taire, mes jeunes barynes. On est pas loin du dernier poste. » Mais nous ne rencontrâmes pas de Rouges et quatre heures plus tard, nous étions à Belgorod.
Après la Russie dévastée par les bolcheviks, Belgorod offrait un saisissant contraste : une nourriture abondante. Du pain blanc. Des trains parfaitement à l’heure. Des officiers avec des épaulettes, ceux de l’armée d’Ukraine formée par les Allemands. Et surtout, on avait une impression de sécurité. Le sentiment lancinant et honteux de se trouver en insécurité dans son propre pays nous avait quitté ; et c’était bien le cas dans cette partie de la Russie occupée par l’ennemi. On pouvait quand même s’adresser aux Allemands comme à des êtres humains et s’il arrivait quelque chose, s’expliquer avec eux. Avec les bolcheviks, c’était tout à fait impossible. Nous savions d’expérience ce que signifiaient arrestation et privation de liberté.
Pressés de regagner le sud, nous ne nous sommes pas attardés dans la ville. Je devais me retrouver à Belgorod deux ans plus tard. Les Allemands n’étaient plus là, et nous ne plaisantions pas avec les bolcheviks. Les rôles avaient changé…
2. La voilà, cette guerre ? C’est ça, l’armée ?
En Crimée, tout était en ordre, pour ainsi dire. Nous avons trouvé un appartement à Yalta même, rue Aoutskaya. La maison appartenait à un citoyen suisse retourné chez lui. Il avait laissé ses meubles, demandant de les lui restituer après la révolution. Inutile de dire que nous ne l’avons jamais revu.

Sophie Gorboff (1891-1982) en 1915. Gorboff(c)

Marie Gorboff (1900-1973) Archives Gorboff (c)
Nous avons retrouvé une certaine stabilité dans notre vie familiale mais celle-ci était loin d’être définitivement acquise. Quelque chose avait changé dans l’air même que nous respirions. Les gens étaient inquiets, et cela venait des informations se rapportant à la guerre. On était en automne 1918, et il devenait évident que les Allemands n’allaient pas gagner. S’ils ne gagnaient pas, ils allaient retirer leurs troupes de Crimée. Qu’allait-il se passer alors? Les bolcheviks envahiraient immédiatement l’Ukraine et la Crimée. Chacun savait ce que cela signifiait : l’extermination de toute la Russie contre-révolutionnaire réfugiée en Crimée. Certains pensaient qu’à peine les Allemands partis, la flotte des Alliés allait entrer en mer Noire. Mais allait-elle le faire ? Avant qu’elle n’arrive, les bolcheviks auraient eu le temps d’en finir avec nous. L’inquiétude était dans l’air. Des rumeurs circulaient, selon lesquelles des unités de volontaires se battaient contre les Rouges. Personne ne savait rien de précis. On disait qu’il fallait s’organiser, créer des détachements à Sivachy, fortifier Perekop. Mais il n’y avait personne pour l’entreprendre. Il eût fallu des armes, ce que les Allemands n’auraient évidemment pas toléré. On pensait que le gouvernement de l’hetman Skoropadsky était déjà tellement fort qu’il pourrait résister à l’armée rouge. En était-il ainsi ? Et soudain, la rumeur, puis la nouvelle de l’assassinat de la famille impériale se propagea à Yalta. Elle était arrivée par les journaux bolcheviks qui parvenaient en Crimée. Cela causa une impression énorme. On avait tué le tsar. Et pas seulement lui, mais toute sa famille. On n’avait pas eu pitié du jeune garçon. Ils avaient tous été abattus dans une cave, en Sibérie, et les corps jetés dans une mine. Beaucoup pleuraient. Des offices (panekhida) étaient célébrés dans les églises. Ces mêmes journaux se vantaient d’exterminer l’hydre contre-révolutionnaire et reproduisaient les discours de Lénine et de Trotsky visant à soutenir la révolution. Des informations nous parvenaient sans cesse, faisant état d’exécutions sauvages. Lorsque nous regardions autour de nous, nous voyions bien que nous étions sans défense. Les Allemands étaient indifférents à nos problèmes et ne cherchaient qu’à s’approprier notre nourriture. Notre fin était programmée.
Et voilà que, venant d’on ne sait où, un officier de l’armée des Volontaires apparut un jour à Yalta. Il fit une courte description de la situation, disant qu’à la frontière du Don une minuscule armée russe luttait contre l’armée rouge. Cet officier appelait à soutenir cette armée, incitait à la rejoindre. Après avoir dit ce qu’il avait à dire, il disparut. Evidemment, cela ne plaisait pas aux Allemands. La rumeur continuait cependant à se propager. Quelque chose se passait quelque part. Les hommes plus âgés que moi en savaient davantage, mais je n’arrivais pas à percer leur silence car, au début tout au moins, le secret était bien gardé. Me promenant au bord de la mer, je me heurtais un jour à deux officiers qui parlaient d’un centre d’enrôlement de volontaires, rue un tel.. Je ne pouvais souhaiter mieux et m’y rendis aussitôt. Dans une petite pièce terriblement enfumée, un officier en uniforme était assis à une table. On n’en croyait pas ses yeux. Non seulement il avait revêtu son uniforme complet mais encore il portait, sur la manche gauche, un signe distinctif, encore inconnu. Deux rubans cousus, formant un angle aigu. L’un était aux couleurs du drapeau national, l’autre aux couleurs du souverain ; et au-dessus, la couronne impériale ! Cet officier n’enrôlait pas dans l’Armée des Volontaires, dont il ne niait pas les mérites, mais dans l’Armée du Sud. Celle-ci se trouvait à la frontière du territoire du Don et commençait à se battre contre les Rouges. Son slogan était : restauration totale et inconditionnelle de la monarchie. Aucun compromis. La révolution devait être anéantie à n’importe quel prix et le trône, restauré. L’officier inscrivait le nom des volontaires et incitait les hommes à rejoindre l’armée.
Terriblement impressionné, je suis rentré à la maison. Toute la soirée, nous n’avons parlé parlé que de cela. Je me souviens du regard échangé par maman et papa lorsque je leur ai raconté la scène. J’y songe encore avec douleur. Ils avaient évidemment compris qu’ils ne pourraient me retenir et qu’il ne fallait pas le faire. Après le dîner, papa me fit venir chez lui. Selon son habitude, il s’étendit doucement sur le canapé et me dit avec une souffrance manifeste :
- Voila, Michenka. Si tu veux rejoindre l’armée du Sud mû par des sentiments patriotiques, je n’ai rien à dire. Mais si tu ne penses qu’à vivre une belle aventure, aie pitié de nous, vieillards. N’oublie pas que nous avons déjà perdu Serge.
J’avais du mal à trouver des mots. C’était difficile parce que dans un moment aussi pathétique, il n’était pas question de ruser. Et je savais que ce n’étaient pas seulement les sentiments patriotiques qui m’avaient déjà incité à prendre une décision, mais le fait qu’alors, je ne tenais pas en place.
- Tu ne dis rien, ajouta papa.
Je ne trouvais toujours rien à dire. Papa comprit ce qui se passait en moi et eut pitié.
- En ce terrible instant, il ne peut être question de sentiments filiaux. Va, appelle maman. Je crois que tu as raison.
Nous ne revînmes jamais là dessus. J’eus cependant une conversation très enflammée avec Iacha et mes soeurs. Ils pensaient que ce n’était qu’une aventure car on ne savait rien de précis. Il fallait attendre. Je ne partageais pas leur point de vue et, dès le lendemain, me rendis au centre d’inscription.
Ce fut le capitaine de cavalerie Maslenikoff qui m’inscrivit dans l’armée. Il me donna le document suivant :
GORBOFF Michel
Fait partie depuis le… de l’armée du Sud en tant qu’engagé volontaire.
Rendez-vous à la gare de Kantemirovka.
C’est tout. Il me dit comment me rendre au point de ralliement. Me conseilla de ne pas y aller en uniforme mais en civil, les Allemands interceptant les militaires en route vers le Don, sachant où ils allaient. Il ajouta des phrases convenues sur le devoir patriotique des jeunes héros.
A la maison, la journée fut tendue. Mais le pire arriva au dîner, lorsqu’à la question :
- Quand pars-tu ?
Je répondis :
- Demain matin.
Papa ne disait rien. Maman pianotait légèrement sur la table. Après le dîner, je suis parti me renseigner sur les départs pour Simféropol. A mon retour, tout le monde était couché, mais la lumière était allumée chez les parents. Je partais le lendemain de bonne heure et allais directement chez eux. Ils étaient déjà couchés, papa dans le lit, maman sur le divan arrangé pour elle. J’étais honteux de la douleur que je leur causais. Mais pouvais-je ne pas leur dire au revoir ?
- Que Dieu te garde, mon enfant, dit papa.
Maman me bénit doucement et me passa une icône de la Vierge autour du cou. Nous ne parlâmes pas ce soir-là. Je passais dans ma chambre et toute la nuit nous discutâmes avec Iacha pour savoir si j’avais tort ou raison de partir. Iacha me reprochait ma précipitation.
Très tôt le matin, j’empruntais cette route inconnue, lourde d’aventures en puissance. Toute la famille sortit sur le balcon pour me dire au revoir… Où et comment j’ai dormi à Simféropol, ce que j’ai mangé, cela n’a pas d’importance. Je mangeais mal, évidemment, mais dormis bien car j’étais alors jeune et fort. Mes difficultés commencèrent en quittant Simféropol. Il fallait trouver un train allant vers Kantemirovka. Un train de marchandises, évidemment. Dans la soirée, j’ai pu me glisser dans un train chargé de sacs de pommes ; ce n’étaient pas des wagons, mais des plates-formes remplies à ras bord de sacs maintenus tant bien que mal par une corde. Je grimpais tout en haut et me fis une place derrière eux, m’allongeant comme on se couche dans un cercueil. A l’abri du vent, il faisait chaud et j’étais bien. J’aurais pu aller très loin de cette façon mais la corde cassa en pleine nuit dans un virage et les sacs se mirent à tomber sur la voie. Ceux du bas d’abord, ceux du haut ensuite. Je dus lutter toute la nuit pour ne pas glisser à mon tour sous les roues du wagon suivant. Au premier arrêt du train, je fus poursuivi en tant que voleur responsable de l’incident. En ce temps là, je ne souffrais pas d’arthrite et n’étais pas âgé de cinquante ans ; mes jambes fonctionnaient à merveille et je leur suis redevable de ne pas avoir été pris et enfermé derrière des barreaux. Je roulais ainsi plusieurs jours, je ne sais plus combien. Ce que je mangeais ? J’achetais des pirojki aux paysans dans les gares, et ce n’était pas si mal que cela..
Et voilà qu’un soir, le train approcha de la gare de Kamtemirovka. D’après le capitaine de cavalerie Maslenikoff, c’est là que je devais rencontrer quelqu’un de l’armée. Il apparut vite que je n’étais pas seul et que d’autres personnes avaient rendez-vous au même endroit. Nous nous sommes retrouvés sur le quai, nous sommes reconnus… Si nous n’avions pas eu peur d’être repérés par les Allemands ou Dieu sait qui, nous aurions pu voyager ensemble. Il était facile de deviner qui nous étions et où nous allions : nous étions tous jeunes et, de plus, en tenue militaire.
Un officier vint vers nous. Très haut dans le ciel, un avion volait. L’officier, qui portait sur sa manche les rubans que nous connaissions déjà, alla droit au but.
- Tous pour l’armée ? Il y a des spécialistes ?
J’avançai d’un pas, avec la ferme intention de faire partie du détachement dont l’avion volait dans le ciel.
Après m’avoir demandé quel rapport j’avais avec l’aviation et appris que je n’en avais aucun, il me proposa néanmoins d’aller avec lui jusqu’au détachement puisque ni la voiture, ni la moto ne m’étaient inconnues. Les mécaniciens valaient alors leur pesant d’or. Et nous voilà partis. La nuit était tombée, il y avait un peu de neige. Il fallait faire douze verstes à pied ; nous avons parlé de la guerre, de nous-mêmes, cherché des amis communs. Il était de Moscou. Buttant sur je ne sais quoi, je manquais plusieurs fois de tomber. C’est alors que je rencontrais la guerre civile dans son implacable cruauté. Comme je lui demandais ce qui faisait ainsi obstacle, le prince Vadbolsky (tel était le nom du premier homme que j’ai rencontré à la guerre) m’expliqua que c’étaient les corps des soldats de la Cinquième division de fer des bolcheviks, faits prisonniers quelques jours plus tôt par l’armée du Sud.
- Il y en a combien ? demandai -je.
- Douze mille. On a passé la journée à les fusiller à la mitrailleuse. Les cosaques ne voulaient pas le faire… On n’a pas encore pu enterrer cette canaille. On le fera au printemps quand la terre sera moins gelée et quand ils vont commencer à puer.
Nous marchâmes longtemps en silence. Malgré toute ma haine des bolcheviks, je ne m’attendais quand même pas à cela. Je ne compris que plus tard d’où venait cette haine sauvage. Je l’ai compris en voyant les corps des nôtres tombés entre leurs mains. Nous, on se contentait de fusiller. Et eux… J’ai peur de penser à ce qu’ils faisaient de nous. Etre prisonnier était pire que la pire et la plus longue des morts naturelles.
Nous étions arrivés. Le commandant m’accepta en tant que mécanicien chargé de l’entretien de son avion. Je devais me rendre le lendemain dans un hangar pour recevoir des instructions.
Mais il fallait trouver où passer la nuit. Où cela, en vérité ? Il n’y avait aucun logement et l’on me conseilla d’aller au village le plus proche et de demander de dormir à l’infirmerie. Un soldat m’accompagnerait… Ce fut ma première nuit à l’armée. Le soldat connaissait quelqu’un à l’infirmerie et on me trouva une place. Voyant que je venais de loin, n’avais rien mangé et étais gelé, la surveillante me trouva un lit que je devais libérer en cas de besoin. Mais j’étais déjà heureux comme ça. A peine étais-je endormi qu’on me secoue. On amenait trois blessés à installer d’urgence. Il fallait trouver autre chose. C’était simple : c’était soit la rue, soit sous le lit d’un malade ou d’un blessé. Tous les lits étaient occupés par des soldats enveloppés dans leur capote ou par des blessés. Beaucoup geignaient, juraient, demandant de l’eau, de l’aide. On satisfaisait à leurs demandes dans la mesure du possible. La puanteur était horrible : cela sentait « le pus et le phénol ». Vacillant de fatigue et de tout ce que j’avais vu au cours de la journée, je me suis glissé sous un lit, près des toilettes. Au dessus de ma tête, à cinq centimètres de moi, quelqu’un geignait doucement. Qui était cet homme ? Qu’avait-il ? Il y avait si peu de place sous le lit que je ne pouvais même pas me tourner d’un côté sur l’autre. J’étais heurté par ceux qui se rendaient dans les toilettes puantes et injuriaient l’imbécile dont les jambes bloquaient le passage. Et moi, dans cette chaleur étouffante, cette odeur et le désespoir, je cessais presque de respirer. La voilà, cette guerre ? C’est ça, l’armée ?

Michel Gorboff vers 1918 Archives familiales(c)
Au petit matin, le blessé se démena longtemps au-dessus de ma tête. Le pauvre souffrit longtemps et, dans mon sommeil, j’entendis l’ordre d’enlever le corps au plus vite. Il fallait libérer cette place pour un malade, qui était à la rue.Après une telle nuit, il était dur d’aller au bataillon, dur de se retrouver avec des inconnus dont je n’attendais rien à l’exception d’un égoïsme manifeste. Mais je me trompais. Je fus très bien accueilli et découvris rapidement qu’il y avait parmi mes camarades des garçons agréables et courageux. On se moqua du soldat qui m’avait amené à l’infirmerie. A deux verstes de là, il y avait un logement militaire : on avait réquisitionné la maison d’un cosaque et l’équipe des mécaniciens y était installée. Un téléphone nous reliait au bataillon et il y avait même une cuisine de campagne. Pourquoi cet imbécile m’avait-il emmené à l’infirmerie, il n’en savait rien lui-même …
En tant que mécanicien, mes fonctions consistaient à veiller au bon fonctionnement du moteur de l’avion. C’était un avion autrichien pris à l’ennemi avec, sur le fuselage, le nom de sa firme, dont je me souviendrai toujours :
Kanabranderburgichermilitärflügeltiegautomobilkraftwerke
L’avion était vieux et avait pas mal souffert. Il était non pas sali, mais inondé d’huile de ricin. Il fallait le nettoyer. Vider l’eau du radiateur pour la nuit et le remplir de nouveau le matin. Ce n’était pas facile et plutôt compliqué à faire. Après chaque vol, je devais réviser l’appareil : le châssis, le moteur, etc. Tout cela était aussi neuf qu’intéressant pour moi. Le commandant du bataillon était un capitaine très sympathique. Son seul défaut était une certaine insouciance, dont j’eus bientôt à pâtir. Je fus accepté en tant que volontaire au mess des officiers. C’était tout ce que me donnait l’armée. Evidemment, personne ne recevait de solde, ni même de vêtements. Certains étaient en civil mais moi, j’étais très heureux d’avoir un uniforme : en ces temps là, c’était très important. Au bout de quelques jours, je m’habituais à mes fonctions. Tous les matins, devant une foule de paysans qui n’avaient jamais vu de semblable machine, les soldats faisaient sortit mon avion du hangar. Pour une dernière fois avant le vol, je contrôlais tout. Au début, le capitaine jetait également un coup d’œil et il avait raison de le faire ; puis j’ai mérité sa confiance. Le pire était de faire tourner le moteur. Le capitaine s’asseyait à bord et moi, je devais faire tourner l’hélice vers l’arrière, ce qui était très difficile, puis dans le sens contraire ; le vieux moteur ne démarrait jamais très rapidement. Pour ne pas glisser en faisant tourner l’hélice, je jetais de la sciure ou du sable devant l’appareil. Un mécanicien glissé et avait eu la tête à moitié emportée, l’hélice fut brisée. On en chercha longtemps une autre et pendant ce temps, l’avion était resté au sol.
Au début, le capitaine ne me prenait pas avec lui. A chaque fois, j’étais horriblement vexé ; les autres pilotes emmenaient leurs mécaniciens et moi, je ne savais pourquoi, on ne me prenait pas. Le capitaine répondait toujours qu’il faisait froid ou que la place était occupée par son compagnon chargé d’observer le terrain. Mais celui-ci tomba un jour malade et le capitaine me prit avec lui. Mon premier vol en avion militaire s’effectua de la gare de Kantemirovka à celle de Tchertkovo où notre unité allait stationner car nous avancions rapidement. A Tchertkovo, nous étions très bien installés. Nous eûmes encore deux avions et une hélice pour l’avion cloué au sol : six appareils, en tout. Lorsque le temps le permettait, on volait tous les jours. Le but de ces vols était d’observer l’emplacement et la progression des Rouges. Un motocycliste du QG arrivait le soir avec une enveloppe ; parfois, c’était un officier qui l’apportait. On nous demandait toujours la même chose : « Voyez où se trouve leur artillerie. Elle nous tire dessus et on n’arrive pas à l’avoir. Ils la déplacent pendant la nuit et au matin, surprise. On a peu de munitions et il ne faut pas les gaspiller ».
On volait toujours à une verste au-dessus de la menace de tir et je ne retrouvais jamais de traces de balles sur les ailes, ni sur le fuselage. On apercevait cependant très nettement les soldats rouges, fusils dressés vers le ciel. Nous n’avons subi le feu qu’une seule fois et encore pas très fort. Quelques obus avaient éclatés près de nous mais aucune balle ni éclat ne nous avaient atteints. D’en haut, on ne voyait pas très bien : les bolcheviks arrêtaient de tirer au canon dès que nous apparaissions ce qui nous empêchait de voir le feu, et il y avait beaucoup de neige. Tout était blanc, seules, les routes étaient visibles. Evidemment, on voyait bien la direction et la composition de leurs convois de chemin de fer. Je ne crois pas que nos vols aient véritablement aidé notre artillerie et nos unités, mais psychologiquement, le but était atteint. Dès que l’avion apparaissait, les villages paniquaient. La cause de cette panique est difficile à préciser. Au début, nous ne jetions pas de bombes, simplement parce que nous n’en avions pas. Et lorsque nous avons eu des bombes allemandes, elles étaient si faibles et si petites qu’elles ne produisaient que peu d’effet. Elles pesaient dix livres ; on en prenait six dans notre vieux Branderbourg et cela semblait déjà trop lourd. Nous les jetions directement par dessus bord, comme on jette une bouteille par la fenêtre. Je n’ai jamais atteint de cible, c’est-à-dire une maison ou un convoi. Cela me chagrinait beaucoup car pas une seule fois, j’ai n’ai réussi à porter préjudice aux Rouges.
Voici l’origine de ces bombes allemandes : un officier d’infanterie était venu nous trouver. Selon ses informations, un convoi de transport allemand devait passer près de la frontière du territoire du Don : il fallait l’intercepter et comme il n’avait pas assez d’hommes pour le faire, l’officier demandait aux aviateurs de lui céder quelques soldats. Il y eut beaucoup de volontaires pour en découdre avec les Allemands. Tout le détachement.
Tôt le matin, dans l’obscurité, nous nous sommes donc préparé et avons attendu l’infanterie près de Tchertkovo ; dix hommes seulement nous ont rejoints avec le capitaine de la veille. La moitié alla saboter les voies de chemin de fer. Tapis dans les buissons, nous avons guetté le train. Sans manger et gelés jusqu’à la moelle des os, nous sommes restés ainsi jusqu’à la tombée de la nuit. Soudain, on entendit le bruit d’une locomotive. Soufflant et peinant, elle montait la côte où nous étions tapis. L’énorme train de marchandises approchait lentement. Nous avons pris nos fusils et nos mitrailleuses et planté un bâton avec un drapeau blanc au milieu de la voie. Le drapeau était bien visible.
Le train s’est arrêté, touchant presque le drapeau.
Quelques soldats allemands ont sauté sur la voie, à trente mètres de nous.
- Tirez sur les Allemands, dit le capitaine.
A cet instant, le bruit horrible, cruel et répétitif de la mitrailleuse a déchiré le silence. Des Allemands sont tombés. L’un d’eux a couru vers nous. Il fut pris, jeté à terre. Quelqu’un l’a frappé à la tête avec la crosse de son fusil ; une espèce de sang noir a jailli de sa bouche. Pendant ce temps, les soldats allemands quittaient le wagon, les bras levés.
- Ne tirez pas, ne tirez pas, hurla le capitaine.
Personne ne tirait. Les mains en l’air, un lieutenant allemand est venu vers nous. Les soldats allemands se tenaient les mains en l’air le long des wagons. On a lié les mains du machiniste.
- Nous ne sommes pas armés, dit le lieutenant, nous nous rendons.
Etant le seul à parler allemand, je m’approchai du lieutenant et lui posai une question idiote, lui demandant où il allait. Rassuré, il me répondit, parlant très vite. Mais le capitaine nous a interrompus.
- Alors, mon vieux, pourquoi ne disiez-vous pas que vous baragouiniez leur langue ? Demandez donc à Sa Grâce où elle a l’intention de se rendre. Et dites-lui que s’il a l’intention d’aller au ciel, il n’aura pas longtemps à attendre.
J’ai traduit, mais sans être tout à fait précis ; je n’avais pas le courage de dire à un homme qu’il allait être fusillé sur place.
- Ah, en Allemagne, mon cher. Et où est-elle, cette Allemagne ?
J’ai de nouveau traduit.
- Là- bas, répond naïvement l’Allemand.
- Ah bon…Et bien dites-leur, mon cher, dites-leur que nous ne les avons pas appelé et que nous ne les retenons pas. Qu’ils aillent donc dans leur Allemagne. Cette Allemagne, je l’ai dans la gorge (il montra son cou). Qu’ils se dépêchent donc d’y aller. Et qu’ils nous laissent leurs bottes et leurs vêtements. Dans ma compagnie, les soldats russes vont pieds nus dans la neige. Alors, l’Allemagne, c’est par là ? Qu’ils y aillent donc à pied. Assez roulé dans nos locomotives.
Je voyais bien que notre capitaine en voulait mortellement aux Allemands et ne traduisais pas tout, leur disant qu’on ne leur ferait rien et qu’ils pouvaient aller où ils voulaient mais en nous laissant leurs manteaux et leurs bottes. Étonné, le lieutenant a voulu dire quelque chose. Voyant que ses ordres n’étaient pas immédiatement exécutés, notre capitaine est devenu fou furieux :
- Tu ne veux pas obéir, hurla-t-il en allemand, je vais vous pendre tous comme des chiens. Enlève tes bottes, sale porc allemand. On vous a assez vus ! Et vous, pourquoi ne traduisez- vous pas ce que je dis ? Vous voulez faire un tour avec eux ?
J’étais aussi étonné que stupéfait. Sur le chemin du retour, le capitaine m’a presque demandé pardon, me disant que j’étais encore trop jeune pour parler de la mort aux hommes et que, si Dieu le voulait, je n’aurais plus jamais à le faire. Et c’est ainsi que par une nuit de novembre, les pieds nus, sans manteaux et sans nourriture, dans un pays ennemi et hostile, ces malheureux allèrent au- devant d’une mort féroce par la faim, le froid et le reste.
Voilà d’où nous tenions ces bombes allemandes. Voila comment nous avons eu, affamés, gelés et sans vêtements, des capotes étrangères et du pain russe. Le train était rempli de nourriture et de vêtements.
2. Au fond de ce port vide…
Le temps passait vite. Nous étions déjà en décembre et il faisait très froid. Les rumeurs les plus diverses nous parvenaient du front et il était réellement très difficile d’avoir une idée de ce qui se passait. On pensait généralement que l’armée rouge résistait bien et qu’il ne serait pas facile de la vaincre et de stopper la révolution. Mais tout s’arrangeait dans les endroits que nous occupions. Partout, la population nous accueillait avec enthousiasme. Notre présence mettait fin à l’arbitraire des Rouges car nous apportions l’ordre ancien, connu de tous. Les uniformes de l’armée impériale gardaient le même prestige qu’auparavant.
C’était pire avec les cosaques. Ils ne nous laissaient pas approcher, ni nous, ni les Rouges. En demeurant en quelque sorte hors de la guerre civile, ils ne nous assuraient pas de leur fidélité. Notre flanc gauche fut ouvert dans cette incertitude. Les cosaques pouvaient à tout instant laisser passer les Rouges et nous aurions alors été encerclés, coupés de la mer, notre seule retraite en cas d’échec militaire. C’est bien ce qui arriva plus tard mais je n’étais plus dans l’armée. Toute l’armée du Sud fut alors encerclée et décimée, à l’exception de ceux qui l’avaient quitté plus tôt, et des aviateurs partis dans des avions ayant encore un peu d’essence.
Nous progressions toujours vers le nord, menaçant Voronej. Portés par nos succès, nous allions de l’avant. Le front s’étendait et il fallait laisser ne serait-ce qu’une petite garnison dans tous les endroits stratégiques. Puis les volontaires vinrent à manquer. L’armée tenta de mobiliser des jeunes gens, mais bien que nous ayons été bien accueillis partout, la population ne marchait pas. Elle avait peur de la vengeance des Rouges sur les populations restées dans les villages, redoutant à juste titre les pires horreurs en cas de défaite des Blancs et du départ de l’armée. Et voilà que nous parvint l’ordre du QG de ne pas tenir compte de ces considérations et d’enrôler les hommes en âge de sa battre. L’attitude des gens changea immédiatement. On se mit à nous redouter et les cosaques n’hésitaient pas à nous manifester leur hostilité. Mais en ces temps durs et difficiles, on ne pouvait tenir compte des peurs d’autrui. A la première tentative de désobéissance, le commandant de notre armée, Nicolas Ioudovitch Ivanoff, donna l’ordre de procéder à une punition exemplaire. Peut-être qu’alors, on ne pouvait agir autrement et je pense même qu’on pouvait difficilement éviter la cruauté. L’exemple d’un village incendié ne nous apporta rien de bon. Je me souviens de cet horrible incendie, je me souviens de la haine des habitants à notre égard. Regardant le feu se déchaîner et la population effrayée tenter de sauver ses biens, nous sommes longtemps restés à la fenêtre de notre isba. Les paysans du village nous dévisageaient avec haine et je ne pense pas que nous les ayons rapprochés de notre cause. La mobilisation ne réussit évidemment pas et seuls les hommes les plus fidèles à la Russie sont partis avec nous, quittant leurs familles et leurs biens.
Noël approchait. Il n’y avait toujours pas de lettre de la maison, j’avais le cœur lourd et étais triste. La neige était abondante et même sur un terrain dégagé, les avions ne décollaient qu’avec peine. Nous apprîmes un jour qu’à Tchertkovo, on avait reçu des skis pouvant être montés sur certains avions.
J’ai déjà dit que notre commandant était quelque peu insouciant. Comment pouvait-on me confier, à moi, mécanicien peu chevronné, de remplacer les roues par des skis ? De plus, comme ils étaient anglais et l’avion, autrichien, il fallait les ajuster, ce que j’ai fait. La journée était claire et venteuse, le soir tombait. On nous avait ordonné de rejoindre une position où nos soldats étaient en train de monter des tentes et de nettoyer la neige sur le terrain. Nous devions voler le lendemain matin.
Le commandant décida de vérifier immédiatement la façon dont son Brander allait décoller avec des skis. Nous avons décollé sans problème, fait un tour et étions sur le point de nous poser quand je remarquais qu’à terre, on nous faisait signe. Le commandant le vit également et reprit de la hauteur. A la deuxième tentative d’atterrissage, nous avons vu qu’on agitait un ski, faisant semblant de le casser. Avec beaucoup de difficulté, luttant contre le vent, je me suis tourné et vu avec horreur que le ski droit n’était plus fixé, qu’il ne tenait que par deux courroies de caoutchouc. Le vent le plaquait sur le ventre de l’avion. J’ai transmis cela au capitaine, dont nos vies dépendaient. Comme on n’entendait pas grand-chose à cause du bruit du moteur, il reprit de la hauteur et coupa le moteur. J’ai alors pu lui crier ce qui se passait. Je suppose qu’il a du comprendre car je ne l’ai jamais revu. Nous touchions presque terre lorsqu’il a redressé l’aile droite, essayant visiblement d’atterrir sur le ski gauche. Tout se serait bien passé, n’eut été ma curiosité. Je me suis redressé et, me tenant au bord du fuselage, j’ai voulu voir comment le ski cassé allait s’enfoncer dans la neige. Si j’étais resté assis, je n’aurais pas été éjecté de l’appareil qui fut déporté sur la gauche. Je fus projeté dans la neige ; on me dit plus tard que l’avion s’était redressé un court instant, la queue en l’air, avant de reprendre sa position habituelle.Le choc fut terrible. A l’atterrissage, la vitesse est d’environ 80 verstes à l’heure et la hauteur de la chute, de trois mètres. Je ne fus pas tué parce que la neige était profonde ; j’aurais volé en éclats comme un pot de terre si elle n’avait pas amorti le choc.
Je ne revins à moi que le lendemain soir. On m’avait transporté à l’infirmerie, celle-là même où j’avais passé ma première nuit à l’armée. Je ne me rappelais évidement de rien et ne savais ni qui, ni comment, j’avais été transporté à l’infirmerie. J’avais heurté la neige de face et de dos, étais fortement contusionné ; de plus j’avais la mâchoire démise. Cinq dents avaient sauté et mon visage était terriblement enflé. Je ne pouvais ni ouvrir la bouche, ni manger, ni parler. Le dos me faisait très mal. Au moindre mouvement, une horrible douleur me transperçait ; je restais couché sur le côté, osant à peine bouger. Cette position était incroyablement inconfortable. Le lendemain, en toussant, j’ai vomi du sang, il montait sans cesse à la bouche et il m’était presque impossible de cracher car le moindre mouvement des lèvres était douloureux. Je demeurais ainsi près de deux semaines, ayant perdu l’espoir de quitter un jour cette satanée infirmerie. Comme il n’y avait pas de médicaments, on ne me soignait pas. Le médecin passait parfois et me disait d’une voix tonique :
- Alors, voyons voir ce qui se passe dans cette bouche… Ah, je vois que c’est enflé ! Allez, crachez un peu ce que vous avez dedans.
Tout cela ne m’aidait guère et j’avais peur de rester infirme. Il est vrai que l’infirmière était charmante. Elle m’aidait en me donnant du thé chaud à la cuillère car je ne pouvais rien avaler d’autre. L’infirmerie était bondée, l’odeur, terrible, et il n’y avait aucun médicament : on n’avait même pas de lumière. A la tombée du jour, nous nous enfoncions dans les ténèbres jusqu’à l’aube. Une journée longue et vide commençait alors, sans espoir de soulagement, avec une incessante douleur. Quelques jours après mon accident les camarades de mon détachement sont venus me voir. L’officier apportait un document de la part du commandant : c’était une permission avec droit de retour au foyer. Il me dit qu’il était impossible de remettre le Brander en état et me fit part des dernières nouvelles. Mais tout cela ne m’intéressait plus. Je n’avais qu’une seule envie, quitter cette infirmerie au plus vite et retourner à la maison, où je pensais pouvoir me soigner. Mon ordre de permission m’était aussi cher que la prunelle de mes yeux.
Les poux étaient presque aussi horribles que la douleur. Ils avaient commencé à me dévorer au détachement, se promenant sur moi et me chatouillant de façon désagréable. Mais dans cette infirmerie de malheur, j’en avais tellement que j’ai peur rien que d’y penser. Ils ne me laissaient pas en paix ; impossible de me gratter. Vraiment, ces deux semaines furent horribles et je ne peux cacher que ce qui m’inquiétait le plus était le sang qui m’emplissait sans cesse la bouche. D’où venait-il ? J’avais de plus en plus de mal à respirer.
Et voilà qu’arriva le jour presque le plus heureux de ma vie. Un train sanitaire avait été formé et on devait nous envoyer à Novorossisk. C’était le premier train du genre quittant le sud : il nous prit tous, entassés les uns sur les autres. Les gens étaient débout ou couchés dans les couloirs, mais nous étions contents de quitter l’infirmerie.
A Novorossisk, on nous déchargea directement sur le quai en attendant de savoir que faire de nous. On apprit qu’il n’y avait aucune place pour les blessés et les malades, et qu’on allait nous loger chez l’habitant. Et voilà que, couché sur un brancard, j’entendis soudain « Micha Gorboff » ! C’était mon camarade de lycée Stepane Kasperoff, natif de Novorossisk, qui passait parmi les blessés avec ses deux sœurs afin de prendre quelqu’un chez lui. Quelle chance qu’il soit tombé sur moi ! Je me suis retrouvé installé dans une riche maison arménienne, accueilli comme le plus cher et le plus aimé des amis. On fit venir le médecin qui trouva que le poumon gauche avait une hémorragie, que ma colonne vertébrale avait été déformée au niveau du bassin et que ma mâchoire était probablement fêlée. Sans radio, il ne pouvait rien dire. Il me recommanda également de ne pas rester couché, mais assis et me donna des analgésiques. Jusqu’à la fin de mes jours, je serai reconnaissant aux Kasperoff de leurs soins et de leur gentillesse. Je passais de longues heures en compagnie de ses sœurs et, en partant, y laissais évidement mon cœur… Comment aurait-il pu en être autrement ?
Au bout d’un mois, je décidais cependant de me remettre en route et partis sans poux, avec du linge propre et un uniforme d’aviateur remis en état… Je ne me souviens déjà plus au bout de combien de jours nous sommes arrivés à Yalta, tôt le matin. Il faisait encore sombre et il n’était pas question de se promener en ville avant le jour. J’ai dû attendre longtemps que l’aube se lève avant d’apercevoir la ville et la colline. Aujourd’hui encore, je me rappelle très précisément chacun de mes pas sur cette terre qui me ramenait chez moi. Longtemps, je marchais dans la rue Aoutskaya vers la maison que j’avais quittée cinq mois plus tôt et que j’avais parfois eu peur de ne plus revoir. Qu’allais-je trouver ? Et me voici devant la porte. Je sonne et, quelques instants plus tard, j’entends la voix de Macha :
- Qui est là ?
Se frayant passage entre ses filles en chemises de nuit, papa essaye d’arriver jusqu’à moi ; déjà fortement diminué, il m’attrape enfin et me palpe longuement, ne voyant rien sans ses lunettes.
Je me retrouvais en famille. Iacha était déjà à l’armée mais comme sa division avait été formée à Yalta même, il pouvait dormir à la maison. Les Allemands avaient été remplacés par les Alliés. Une majestueuse escadre alliée se tenait sur le port, des matelots anglais déambulaient en ville dans de larges pantalons ainsi que les Français en béret et pompons rouges. Notre front se trouvait déjà à Sivach et l’on disait que, pour l’instant, tout était calme. Il y avait alors suffisamment de volontaires pour repousser les Rouges. On nous choyait et nous regardait avec espoir comme ’unique chance de salut. J’étais souvent invité chez des amis, on me posait des questions sur le front et l’équipement de l’armée. Je racontais très fidèlement ce que j’avais vu. L’infirmerie, surtout, était un souvenir pénible. Ne pouvait-on vraiment rien faire pour aider ces gens qui souffraient ? La princesse Baratinsky, qui était à la tête de la Croix-Rouge, me demanda un jour de passer chez elle et d’assister à une réunion qui devait se tenir le lendemain.
- Racontez ce que vous avez vu, Micha. Chez nous, les avis divergent.
L’assemblée de la Croix-Rouge présidée par la princesse se tenait dans une salle de l’hôtel D. Tous les membres du comité étaient présents, il y avait beaucoup de monde dont un général chargé d’expédier des secours au front. On me fit asseoir aux côtés de la princesse en tant qu’hôte d’honneur. Il y avait alors très peu de frontoviki, de soldats rentrés du front. La princesse m’a présenté et m’a demandé de ne pas évoquer les actions militaires mais de parler des soins. Je répétais les récits mille fois racontés ailleurs. A la fin de mon récit, un silence pesant s’est installé. Le général se leva et, me regardant fixement, s’est mis à énumérer les secours déjà envoyés. A l’en croire, j’avais menti et tout inventé, alors qu’en réalité, tout allait pour le mieux. Il y eut un second silence, plus long que le précédent. Je ne savais que faire et restais assis, rouge comme une écrevisse. Enfin, tout le monde s’est levé. Je me levais également et me dirigeais vers la sortie. En me retournant, j’ai vu quelqu’un tenir le général par un bouton de sa veste et lui parler avec animation. On me serrait la main. Un homme me dit avec ironie « Jeune héros ».
Quelques jours plus tard, la princesse nous a dit que le général avait été contraint de mettre fin à ses fonctions.
Je restais près de deux mois à Yalta. Ma santé s’améliorait rapidement. Le sang ne coulait plus du poumon, seule, l’épaule droite s’était un peu affaissée et les dents me faisaient souffrir. Je commençais à songer à rejoindre mon détachement et ma place était déjà retenue sur un bateau. Et voilà qu’un jour, je rencontre un de nos soldats portant le ruban de l’Armée des Volontaires sur la manche. J’apprends que l’Armée du Sud n’existe plus, que les cosaques ont finis par laisser passer les Rouges et que toute l’armée, à l’exception de quelques hommes, était prisonnière… Sur le conseil de mes amis, j’ai alors pris place sur un bateau allant à Sébastopol et me suis inscrit à l’armée des Volontaires. Je fus affecté sur un train blindé appelé « Batterie lointaine n°1 ». Je naviguais de Yalta à Sébastopol en compagnie d’Alexandre Ivanovitch Goutchkoff. Je ne l’ai plus revu.
Le train blindé se formait sur le quai du port où se trouvait jadis notre front. Il ne restait plus que quelques vieux navires de notre ancienne flotte, autrefois si puissante, et la quille en l’air de l’énorme masse de l’ancien cuirassé « Impératrice Marie » sortait de l’eau, sabotée par un traître. Les autres vaisseaux avaient été coulés par les bolcheviks à Novorossisk ; seuls, leurs mâts émergeaient. Au fond de ce port vide, il y avait des centaines de nos officiers, les pieds lestés de pierre par les Rouges. Les plongeurs racontaient que, bras levés, ils oscillaient doucement au gré du courant. Nous avons entrepris la construction de notre train blindé sous ce signe ; juste derrière nous, il y avait cette eau sacrée et au-dessus de nous, la colline sur laquelle la ville était bâtie. La rude montée nous causait bien des ennuis. Dissimulés dans les buissons et les fossés, les bolcheviks locaux nous tiraient dessus et il était tout simplement effrayant de monter la garde la nuit. Pour échapper à ce danger, les militaires faisaient des rafles avec l’aide de la police. Plus d’une fois, j’ai participé à ces expéditions. Je me souviens de l’une d’elles en particulier. Tard dans la nuit, nous sommes partis en embuscade. Au bout d’un certain temps, des gens suspects ont commencé à arriver. Une lumière s’est allumée dans la maison, on a vu quelqu’un tenir un discours et, à en juger par ses gestes, apprendre aux autres à se servir d’une mitrailleuse. Nous avons cerné la maison. La lumière s’est éteinte et un tir nourri nous a cueillis. Cachés derrières les rochers et les fenêtres, nous avons riposté. L’un de nous a jeté une grenade. L’explosion a été terrible et tout est redevenu silencieux. Nous sommes entrés : sur le sol, il y avait des morceaux d’hommes déchiquetés ; on a achevé ceux qui n’étaient pas morts. Une autre fois, nous les avons pris vivants et les avons emmenés au port, les fusillant généralement dans un fossé. Cette fois -là, c’était des amateurs. Nous avons conduit plusieurs hommes vers la jetée, dont un adolescent de seize ans environ. Le garçon pleurait et se serrait contre moi : « M’sieur, laissez-moi partir, M’sieu, j’ai peur… « . Comment pouvais-je le laisser aller ? Le soir, impossible de sortir autrement qu’à plusieurs et avec des fusils chargés car, cachés dans les maisons, ces mêmes hommes tiraient sur nous comme sur des lapins.
Nous travaillions durement. Il fallait enlever les grosses pièces des navires, les transporter à terre et les installer sur la plate-forme du train blindé. Il fallait également transporter de lourdes caisses d’obus, recouvrir les parois de la locomotive d’épaisses feuilles d’acier, réaménager les wagons afin de les transformer en caserne. Le travail ne manquait pas et nous nous hâtions dans l’espoir de rejoindre le front au plus vite. Le commandant Gouliga était un homme énergique et expérimenté et, en quelques semaines, nous avons pu construire un bon train blindé. La locomotive et trois plateformes de combat étaient à l’épreuve des balles. Evidemment, un obus de trois pouces transpercerait notre blindage comme un œuf, mais nous étions satisfaits de ce que nous avions réalisé. Nous avons installé une caserne en modifiant certains wagons de marchandises ; il y avait même une salle à manger et une cuisine. Enfin, le jour de notre départ au front est arrivé… Nous avons roulé toute la nuit ; personne ne dormait. Au matin, nous avons croisé des unités en train de fuir le front. Certaines nous ont acclamé, d’autres nous ont abreuvés d’injures :
- Trop tard, camarades. Dès qu’on se bat, on ne les voit plus, les trains blindés…Vous allez rejoindre les Rouges ?
Plus nous allions vers le nord, plus il y avait de blessés. Un grand nombre d’entre eux nous demandaient de les prendre à bord, sans se rendre pas compte que nous nous dirigions dans le sens opposé à leur fuite. Enfin, on entendit tirer, d’abord des pièces lourdes, puis des fusils. Et nous voici près de Djankoï. Il fallait franchir un pont et, après avoir manœuvré, se positionner sur la voie menant à Kertch. Ce fut notre premier contact avec les Rouges. A la vue de notre train, ils ont ouvert le feu avec plusieurs canons. Nous avons riposté et nos canons de marine qui tiraient loin eurent vite raison d’eux : leur batterie s’est tue. Après une nouvelle manœuvre, nous nous sommes placés sur les voies menant à Kertch et avons ouvert un feu nourri sur les Rouges. J’avais été désigné comme motocycliste chargé d’assurer la liaison. Le commandant m’avait envoyé à Djankoï pour informer nos forces qui reculaient que nous nous dirigions vers Kertch et pouvions prendre blessés et malades. Je devais trouver un officier supérieur afin de lui transmettre ce message.
Tant que tu es avec les autres, avec les camarades, tu n’as pas trop peur. Mais monter sur une bruyante moto, repérable de loin, pour aller à l’endroit même d’où les gens s’enfuient, c’est vraiment effrayant. Les blessés encore capables de marcher et un grand nombre d’hommes valides voulaient également aller à Kertch. Certains avaient peur de manquer le navire allant à Sébastopol, d’autres voulaient poursuivre à Kertch ce qu’ils n’avaient pas réussi à Sivatch. Après avoir recueilli autant de soldats et d’officiers qu’il était possible, nous sommes arrivés à Kertch dans la soirée. Les bolcheviks avaient percé notre front à Sivach ; ils ont alors occupé toute la Crimée jusqu’au front d’Akmaï, qui séparait la mer d’Azov de le mer Noire dans sa partie la plus étroite, moins de deux verstes, je crois. Nous sommes restés exactement 52 jours sur ce front.
En Crimée, les bolcheviks exterminaient impitoyablement ceux qui n’avaient pas eu le temps de partir. Ils ne ménageaient même pas la population locale qui n’avait rien à voir avec la guerre. Mes parents et mes sœurs purent embarquer à bord d’un cuirassé anglais et partirent pour Novorossisk. Comme je l’ai appris plus tard, cela se passa à la dernière minute. Ils retrouvèrent oncle Liova, qui avait de l’argent, et louèrent une petite maison dans le village de K ou de M. J’ai pu leur rendre visite en allant chercher des obus au Kouban.
A Kertch, une partie du train retourna immédiatement au front tandis que l’autre partie resta en gare, à quatre verstes de la ville. Il fallait compléter nos réserves d’armement et terminer certains travaux. Je demeurais à la gare en tant que motocycliste. Il n’y avait pas de combat sur le front renforcé par l’infanterie, où l’artillerie installait ses batteries. Chargé de missions, je fis plusieurs fois ce trajet avec plaisir. Tout était calme, le temps, magnifique, et ces voyages en moto étaient un vrai bonheur. Le général Shilling, qui commandait le front, voulut un jour venir avec moi. Arrivé au train, il refusa de revenir en moto :
- J’ai le derrière en sang ! Même avec cinq coussins, c’est à te faire rendre l’âme !
Je dois dire que je me souviens de ce front d’Akmaï avec le plus grand plaisir. Bientôt, le train tout entier rejoignit le front ; nous vivions très bien dans nos wagons, passions notre temps à chasser. Il faisait doux, le temps était superbe et l’on n’avait pas les mêmes frayeurs qu’à Sébastopol. Une seule chose clochait : nous étions en loques et il était impossible d’obtenir des vêtements. A l’arrière, cependant, on distribuait de magnifiques uniformes anglais et nous attendions notre tour avec impatience. Comme d’habitude, ceux de l’arrière étaient équipés et nous, toujours en guenilles. Je me souviens que je marchais pieds nus et n’avais même pas de chaussures ; lorsque j’allais à Kertch, on me prêtait une paire de bottes anglaises… Je suis revenu un jour du QG avec une enveloppe marquée de trois croix, à remettre au commandant. Il l’a ouverte et son visage s’est éclairé :
- Micha, si tu m’apportes tous les jours d’aussi bonnes nouvelles, nous serons bientôt à Moscou. Ces Messieurs de l’escadre impériale et royale de Grande-Bretagne vont nous appuyer de leur feu. Elle va se positionner demain dans la rade afin de soutenir le front.
On entendit : – Les Anglais tirent de la mer. A vos postes ! On croyait que c’était le réveil, et c’était le début de la bataille ! Une deuxième, puis une troisième salve furent tirées, et quelles salves !
- Gorboff, filez au port et tachez d’apprendre ce qui se passe. Tout compte fait, je viens avec vous.
En approchant de la mer qui n’était qu’à une dizaine de verstes, nous avons aperçu les magnifiques navires anglais. Si je me souviens bien, il y en avait sept, dont L’Impératrice Elisabeth qui était alors le plus grand navire de guerre du monde.
Une vedette battant pavillon anglais se tenait près du quai et nos soldats se pressaient autour d’elle, certains pieds-nus, d’autres tellement déguenillés qu’on avait du mal à croire qu’il s’agissait de soldats. Rasés de frais et revêtus d’uniformes rutilants, des officiers anglais étaient à bord. Nous les regardions avec étonnement et dépit ; ils nous dévisageaient avec une nuance de mépris et de commisération. Cela faisait vraiment de la peine à voir. En ce temps-là, je parlais encore à peu près l’anglais et pus leur expliquer que nous venions d’un train blindé et voulions entrer en contact avec eux pour coordonner nos actions, au cas où… Il apparut que les Anglais avaient envoyé la vedette avec l’intention de rencontrer les commandants des batteries, qu’ils attendaient sur les navires. Je dus faire le tour des batteries pour informer tous les commandants. Puis la vedette partit en annonçant qu’elle reviendrait le soir, quand tout le monde serait là. Effectivement, elle est revenue et nous sommes tous montés à bord. Je ne sais pourquoi j’ai fait partie de ce groupe car quelques officiers parlaient parfaitement anglais.
Certains d’entre nous étaient plus ou moins correctement vêtus, mais ce n’était pas là une armée et des officiers russes mais plutôt un ramassis de sans-culottes. Nous avons été magnifiquement accueillis, avec cigarettes et whisky. Impeccable, un matelot en gants blancs servait les boissons sur un plateau. A la question : comment expliquer la salve du matin ? L’amiral anglais nous répondit que c’était aujourd’hui l’anniversaire de Sa Majesté Roi de Grande-Bretagne et Empereur des Indes. On en avait profité pour tirer la salve non en l’air, mais sur les bolcheviks.
La façon de garder le contact fut établie : je fus encore plusieurs fois leur hôte, mais sans monter à bord.
Après cette attaque manquée, les Rouges nous ont laissés tranquilles. Nous avons encore passé quelque temps à chasser, mais cela ne dura pas. Il y avait près de Kertch d’énormes carrières de pierres, déjà connues des Grecs, qui formaient des refuges sous terre. La ville était bâtie avec cette pierre locale. On savait bien que ces grottes existaient et que ceux qui étaient contre nous, bolcheviks compris, y trouvaient refuge, mais on n’arrivait pas à les déloger. Un canon tirait parfois sur elles depuis la mer. Nous ne leur accordions pas beaucoup d’importance et avions tort.
Et voilà qu’un jour, les Rouges approchèrent de nouveau. Cette fois, c’était des matelots révolutionnaires, des unités d’élite. En dépit d’un feu nourri et de grandes pertes, leur première ligne a démoli notre infanterie en deux quarts de tour. Notre artillerie eut beau tirer, et nous aussi, les matelots n’ont pas cédé et ont commencé à attaquer notre deuxième ligne. A cet instant critique on a appris de Kertch qu’un soulèvement venait d’éclater dans la ville, que des centaines des Rouges sortaient des carrières, que la ville brûlait… Il faisait déjà presque nuit quand une fusée est montée au-dessus du front. Cette fusée était un signal destiné à demander aux Anglais d’ouvrir le feu. Impossible de décrire ces explosions : elles s’enfonçaient profondément dans la terre et semblaient la retourner totalement. Nous ne sommes évidemment pas arrivés jusqu’aux tranchées et, plaqués au sol, avons attendus la fin. Les Rouges fuyaient également cette horrible destruction. Dans nos tranchées complètement défoncées, les Rouges et les nôtres gisaient, confondus. Revigorée par cet appui, notre infanterie a attaqué de nouveau.
A Kertch, le capitaine de cavalerie Barteneff luttait victorieusement contre les bolcheviks. Je ne fus pas témoin de son action mais en arrivant le lendemain dans la ville, je vis avec quelle cruauté il avait écrasé l’insurrection. De Kertch à la gare, pas un seul poteau télégraphique sans cinq ou six pendus. Les grottes furent prises et leurs occupants impitoyablement exterminés. Comment expliquer une telle cruauté ? Pour la comprendre, il fallait regarder le corps des nôtres, tombés entre les mains des bolcheviks ; épaulettes clouées sur les épaules, cocardes découpées sur le front, yeux crevés, doigts coupés, tout cela témoignait non pas d’une exécution rapide mais de longues et douloureuses tortures.
La tentative d’en finir avec nous en attaquant simultanément le front et l’arrière ne fut pas couronnée de succès et nous avons regagné nos anciennes positions. Le général Slantcheff avait été nommé commandant du front, le général Shilling ayant été blessé ; nous ne l’avons pas revu. Le nouveau commandant était un personnage qui mérite quelques mots. Son exceptionnelle bravoure lui fit obtenir plus tard l’appellation de « Brave de Crimée », ce qui ne l’empêcha pas de passer avec éclat chez les bolcheviks après notre défaite.
Cet homme étrange était toujours vêtu d’un uniforme blanc ressemblant à une tcherkesska blanche. Sur la tête, il portait une sorte de koubanka et, sur le bras gauche, un perroquet blanc. Son aide de camp était une fille de grande beauté qui avait rang de lieutenant ; elle était toujours en vêtements d’homme. Le comportement de ce général était dictatorial et ses ordres frappaient par leur originalité :
« Cafards et punaises – pouvait-on lire sur les murs de la ville – cafards et punaises, on vous a assez vus. Les poux aussi, et il n’y a pas assez de bains de désinfection pour les blessés. Que tout soit réglé demain. Je ne le dirai pas deux fois ».
Dans nos pauvres infirmeries, bains de désinfection et médicaments ont fait leur apparition. On l’aimait pour cela, mais il était surtout populaire pour son incroyable bravoure. Personne n’arrivait à comprendre pourquoi il agissait ainsi. A maintes reprises, vêtu de blanc, perroquet sur le bras, drapeau tricolore déployé, je l’ai vu moi-même en train d’inspecter notre front à la tête de son escorte, loin devant nos tranchées. Les bolcheviks ne manquaient jamais d’ouvrir un tir bien nourri sur cette escorte, mais jamais personne n’a donné signe de faiblesse et ne fut atteint de balle.
Nous sommes restés quelque temps tranquilles, puis l’attaque fut fixée pour le matin du 4 juin 1919. On voulait nettoyer la Crimée des bolcheviks et marcher sur l’Ukraine. Nous devions occuper Djankoï le plus rapidement possible pour couper aux Rouges la possibilité de se replier vers le nord. Tôt le matin, les Anglais de la mer Noire et les Grecs de la mer d’Azov ont commencé à tirer. Notre artillerie a ouvert un feu très nourri. Vers cinq heures, l’infanterie et nous-mêmes étions en train de gagner du terrain. Les tranchées des Rouges ont été prises et nous sommes arrivés sans obstacle à Djankoï, mais sans entrer dans la ville. Les Rouges avaient fait sauter le pont que nous avons dû réparer pendant que nos canons tiraient sur la gare que l’on voyait brûler. Les bolcheviks se rendaient en masse. Notre victoire fut complète et la Crimée fut libérée. Et quel accueil la population nous a réservé ! Elle nous invitait dans les maisons, nous offrait à boire et à manger, apportait ce qu’elle pouvait dans le train. Je me souviens d’un vieillard qui n’arrêtait pas de se prosterner devant nous jusqu’à terre. On nous racontait les horreurs qui avaient eu lieu lorsque la Crimée était occupée et l’on arrachait des murs les innombrables caricatures nous concernant.
3. Où irais-je, mes agneaux ?
Ayant pris Feodossia, nous devions rentrer à Sébastopol. Il fallait remplacer nos canons car la marine ne nous donnait plus d’obus et nous avions l’intention d’aller plus loin encore, d’arriver jusqu’à Moscou. En outre, notre train avait perdu la moitié de ses hommes. Nous avions un mort et seize blessés. Nous avons enterré ce mort, le lieutenant Nitkoff. Comme sa vie s’était achevée de façon rapide et simple! Assis sur le bord du train blindé, il était soudain tombé. Deux balles lui avaient traversé la tête – l’une, l’œil gauche, l’autre, presque sous les cheveux – pour ressortir toutes deux au même endroit : il avait une énorme plaie sur la nuque. Mes camarades se moquaient souvent de moi parce que je portais au bout du fusil un petit paquet contenant des secours d’urgence : c’est lui qui m’a aidé à arrêter le sang qui giclait de sa nuque et à bander cette horrible plaie. Les os du crâne craquaient comme une noix que l’on casse et mes doigts palpaient la cervelle, douce et molle. Après la bataille, nous l’avons déshabillé, lavé et porté dans le cimetière local. On n’avait pas de cercueil et nous l’avons mis en terre. Il n’y avait non plus pas de prêtre et j’étais le seul à avoir un Évangile afin de lire quelques paroles de consolation. Nous avons fabriqué une croix avec de vieux pneus et inscrit son nom. Il m’a souvent été donné de voir ce genre d’ensevelissement par la suite, mais celui-ci était le premier.
En arrivant dans une station, nous avons appris qu’un pogrom se déroulait dans le village voisin. Quels en était les organisateurs et pourquoi avait-il lieu, nous ne le savions pas. Un jeune juif est arrivé en courant et, nous prenant pour des Anglais, nous a demandé de l’aide. Nous avons couru voir ce que nous pensions être du désordre ou du vandalisme. Mais la situation était tragique. On attrapait les Juifs et on les pendait au premier arbre venu, leurs maisons brûlaient, on volait leurs biens. En voyant arriver des soldats anglais, les acteurs du pogrom ont laissé tomber leur butin et se sont éparpillés dans la nature. Nous en avons attrapé quelque-uns, et, sans savoir qu’en faire, les avons enfermé dans une isba, tout en aidant à étendre l’incendie.
Dans la soirée, tout était redevenu plus ou moins normal ; de vieux juifs sont alors venus nous voir et nous ont demandé de ne pas toucher à ceux qui avaient été pris. « Si vous le faites, on nous tuera tous après votre départ ». Que faire ? Nous n’étions pas des juges, ne pouvions pas châtier des gens selon notre bon vouloir. Mais nous étions furieux : au cours du pogrom, des malheureux avec un enfant s’étaient réfugiés dans la cave d’une maison. Afin que ses cris ne trahissent pas les autres, la mère s’est assise sur lui et l’avait étouffé. Comment pardonner une telle horreur ? Après de longues discussions, nous avons copieusement et fortement rossé les coupables devant les habitants du village.
Nous n’avions absolument aucune envie de revenir à Sébastopol. On gagnait des batailles sur le front, et chacun voulait y prendre part. Mais que faire ? Il fallut y aller et recommencer une fois encore le difficile travail d’équipement d’un train… Ayant terminé nos réparations, nous sommes enfin repartis pour le front. Nous étions victorieux partout, le Rouges se rendaient ou battaient en retraite sans combattre. Nous avancions partout, gagnant ville après ville, et avons presque occupé l’Ukraine. Sur le front Nord, nos armées approchaient d’Ekaterinbourg, et sur le front occidental, après avoir pris Odessa, nous étions presque arrivés à la frontière roumaine. Toute la région occidentale était sous notre contrôle : Balta, Golda, tous ces villages juifs nous accueillaient avec transport et partout, nous ne voyions que leur joie d’être libérés des bolcheviks. Mais un nouvel orage approchait. Sous l’influence de la propagande ou de la guerre civile porteuse d’innombrables désordres, un nouveau mouvement politique se formait. Il était dirigé par un certain Petlioura qui revendiquait l’indépendance de la partie occidentale de l’Ukraine. De façon tout à fait inattendue, nous nous trouvâmes au nombre de ses ennemis.
Au début, nous n’arrivions pas à comprendre ce qui avait changé ; l’atmosphère était différente. Là où, auparavant, on nous accueillait à bras ouverts, nous recevions des coups inattendus. Petlioura ne recherchait pas l’affrontement direct et nous attaquait soit de nuit, soit dans le dos. Nous ne pouvions jamais être sûrs que les voies ne seraient pas sabotées ; c’était ce que nous redoutions le plus. Le front s’éloignait ; nous étions isolés au milieu d’ennemis sans savoir où ils se trouvaient. Afin de pouvoir nous reconnaître entre nous, nos volontaires ont cousu des bandes blanches sur leurs manches. Les Petliourovtsy ont fait de même. A qui appartenait cette unité, ces soldats ? Comment savoir ? Il y eut de nombreuses confusions et dans la crainte de tirer sur les nôtres, nous n’ouvrions pas le feu, ce qui mécontentait le commandement. J’avais envie de rejoindre le front, je voulais être là où je serai près de chez moi, près de Petrovskoe et de Moscou. Je fis une demande de transfert sur le front nord, mais dus attendre longtemps avant d’être nommé sur un train blindé, le Groznyi (le Terrible) qui se dirigeait vers Kharkov.
… Et l’ordre arriva enfin. Après avoir dit adieu à mes amis, je me mis en route et rattrapais le Groznyi près de Kharkov. C’était un train magnifiquement équipé avec une locomotive blindée, de superbes plates-formes de combat que même les petits obus ne pouvaient transpercer, et six canons Kené. Le camp de base se trouvait dans les wagons de troisième classe ; il y avait tout le confort, y compris un groupe électrogène. Et, à ma plus grande joie, il n’y avait pas de liaison motorisée. Mon difficile travail prenait fin. N’ayant plus à tressauter sur les rails devant la locomotive, je pouvais espérer voir mes genoux enfin cicatrisés et la plaie purulente de ma jambe droite se refermer. Parmi mes nouveaux camarades, je me fis de nombreux amis ou, plutôt, je devins ami avec un grand nombre d’entre eux ; je n’étais à couteaux tirés qu’avec un lieutenant. Il était hostile à l’ancien régime et me demanda dès mon arrivée pourquoi je portais une couronne impériale cousue sur la manche gauche. Il avait évidemment raison. Le but de l’armée des Volontaires n’était pas de restaurer le trône des Romanoff, mais de liquider les bolcheviks et, si possible, d’instaurer la république. Nous avons eu une conversation tendue à la suite de laquelle le commandant m’a ordonné de découdre la couronne ; le lieutenant avait fait un rapport au commandant en chef en personne. Il n’y eut évidemment aucune suite, mais nos rapports demeurèrent difficiles jusqu’à la fin. Il était brutal et moi, j’étais stupide.
Précédé de son feu et de sa réputation, le Groznyi avançait vers le nord, refoulant les trains des Rouges devant lui. Des deux côtés, on avait de magnifiques pointeurs et des canons à grande portée. A cette époque, la guerre se déroulait principalement sur les voies ferrées, le long desquelles se trouvaient les principales positions de combat. La progression de nos armées dépendait pour une grande part de nos succès, l’infanterie n’aimant pas s’avancer trop loin, redoutant l’arrivée d’un train blindé à revers. Dès le matin, un duel d’artillerie commençait entre nous et les Rouges. Nous brûlions d’obtenir de meilleurs résultats qu’un autre train blindé, L’Officier, célèbre pour son exploit : s’étant approché d’un train rouge, il l’avait pris en remorque et ramené à l’arrière.
C’était une guerre facile. Le soir, on nous relevait et nous allions nous reposer à la base. En revanche, lorsqu’on était de garde prés du groupe électrogène, c’était différent : seul près du moteur, on s’ennuyait ferme. Mais ces gardes étaient rares et j’étais très satisfait. Nous progressions vers le nord : Kharkov était proche. Les bolcheviks devenaient cependant plus redoutables et nous devions longuement réparer les ponts qu’ils faisaient sauter et poser de nouveaux rails. L’infanterie nous avait dépassée et, trois semaines après l’occupation de la ville, nous avons enfin pu atteindre la magnifique et superbe gare de Kharkov. J’y étais déjà passé trois fois en allant vers le sud et m’y trouvais à nouveau, cette fois en uniforme et conscient de ma propre force.
Nous vivions bien dans notre train blindé, emportant des réserves et mangeant presque normalement, avec une cuisine et un campement de base bien organisé. La situation était différente dans les autres unités et l’infanterie souffrait beaucoup. Elle manquait de chaussures, de manteaux ; la nourriture était infecte et elle était dévorée de poux. Les hommes ressemblaient peu à des soldats. Emmitouflés dans n’importe quoi alors qu’il commençait à faire froid, sales et fatigués, les pauvres soldats de l’infanterie étaient à plaindre. On s’étonnait que notre armée tienne encore. Les poux qui nous dévoraient commencèrent à propager le typhus. Au début, il n’y eut que peu de foyers d’infection, mais l’épidémie se propagea vite. J’y reviendrai plus tard.
J’ai vu à Khertch les hommes les plus malheureux de la terre. Jamais, je n’avais vu une telle douleur et de telles souffrances. C’était des prisonniers rouges. A cette époque, ils se rendaient par milliers. Des bataillons entiers de Rouges jetaient les armes et passaient chez nous. Que fallait-il en faire ? Evidemment, on cherchait leurs commandants et leurs commissaires, dont le destin était connu d’avance. Le même sort attendait leurs unités d’élite : matelots, Lettons, Chinois. Les juifs non plus n’étaient pas ménagés. Mais que faire avec des milliers de paysans russes ? On n’allait quand même pas fusiller des innocents ! Et pouvait-on le faire, les fusiller tous ? Certains rejoignaient nos armées, mais on ne leur faisait pas confiance, il fallait les mélanger aux nôtres car il y avait aussi de nombreux traîtres. Que faire ? Organiser un camp ? Nous progressions rapidement, parvenant à peine à manger et réquisitionnant la nourriture dans les villages. De plus, je crois que dans nos QG, personne ne se souciait de leur sort. Comme nous manquions de vêtements, nous commencions par les déshabiller afin de nous servir nous-mêmes. Et le froid commençait. Par moins dix degrés, en sous-vêtements, ne sachant où reposer leur tête, affamés, malades, ces malheureux se tenaient sur les places de Kharkov en groupes serrés, comme des bêtes. Ceux qui, n’ayant pas pu se faire une place à l’intérieur, étaient à l’extérieur du cercle mouraient de faim et de froid ; ceux qui avaient passé la nuit à l’intérieur de cet amas humain mouraient le lendemain ou deux jours plus tard selon leur degré de résistance. Jamais je n’oublierais ces yeux, ceux du Christ en croix. Ils étaient à demi morts, épuisés par les souffrances ; ils ne demandaient plus rien et n’attendaient plus qu’une mort terrible. Que faire ? Des patrouilles se mirent à circuler en ville. Elles ramassaient les morts, les plaçaient en tas, comme du bois, et après les avoir arrosés d’essence, y mettaient le feu. Ces horribles bûchers brûlaient pendant plusieurs jours, rependant une odeur horrible. Que pouvions-nous faire ? On ne pouvait laisser ces morts en pleine rue. Comme je l’ai dit, le typhus commençait. Dans les rues, on voyait les poux quitter les morts et, comme des fourmis, se diriger vers les vivants pour les contaminer. Il fallait tout brûler.
J’ai vu à Kharkov ce que les bolcheviks ont fait. Le lendemain de notre arrivée, nous allâmes voir le siège de leur Tcheka. C’était une grande maison bourgeoise avec écuries et annexes, et des locaux où l’on condamnait à mort ceux qui étaient demeurés fidèles à la patrie. Dans la cave, tout était installé pour la torture et les exécutions. Je suis descendu dans cette cave avec un masque à gaz car on ne pouvait respirer. Au bas de l’escalier, il fallait suivre un assez long couloir ; une faible ampoule électrique brûlait encore, la même probablement qui était allumée lorsqu’on fusillait. Le sol était recouvert de près de huit centimètres de sang épais, piétiné par les bottes. Cela collait et on avait du mal à marcher. Au bout du couloir, il y avait comme un élargissement.
C’est là qu’on fusillait. C’est là que les gens, en regardant la faible ampoule, éprouvaient pour la dernière fois l’angoisse de la mort. Le mur entier était recouvert de cervelle et de cheveux. A terre, il y avait des morceaux de viande humaine en putréfaction. Comment on sortait les fusillés de la cour, je ne sais, mais dehors, les corps étaient nombreux. Certains avaient la tête éclatée par une balle, d’autres étaient méconnaissables. Où mettaient-ils les oreilles, les nez, les doigts coupés et qu’en faisaient-ils, nous ne l’avons pas su. En quittant cette cour de la mort, nous avons rencontré un convoi de soldats. Sur l’ordre du commandant de la ville, on conduisait les commissaires politiques des Rouges dans cette même cave pour les fusiller.
Mais la guerre continuait. Nous avons quitté Kharkov pour aller plus loin. Les ponts détruits nous gênaient, retardant notre avance. Nous progressions parfois, et les duels avec l’ennemi reprenaient. Mais notre soleil était sur son déclin et les soldats de l’infanterie ne nous regardaient plus avec enthousiasme mais avec animosité. Avec ou sans combat, nous sommes parvenus jusqu’à Belgorod. Il était vexant d’arriver toujours les derniers, sans pouvoir soutenir l’infanterie.
Faut-il continuer d’énumérer tous nos ennuis, kilomètre par kilomètre ? Nous étions alors pleins d’espoir et nous nous attendions à voir la république socialiste soviétique déposer les armes. Après avoir occupé Moscou, nous pourrions alors restaurer l’Etat russe. Cela semblait à portée de la main. Au nord, il y avait le général Tchaïkovsky ; aux environs de Petrograd, le général Miller remportait des victoires. L’amiral Koltchak attaquait en Sibérie et avait été désigné en tant que Chef Suprême. Cernée de toutes parts, la Russie soviétique ressemblait à un îlot cerné d’ennemis.

Petrovskoe, la propriété des Gorboff, fut incendiée par les révolutionnaires.Voir « Un pogrome dans la Russie centrale ». Archives familiales(c)
Quant à moi, j’étais dans un état d’excitation extrême. Il ne restait plus que cent verstes jusqu’à Petrovskoe, je rêvais déjà de la façon dont je réglerai certains comptes. A mon âge et dans l’état d’esprit qui était alors le mien, c’était compréhensible. J’avais avec moi des amis prêts à me venir en aide. Trente-quatre ans se sont écoulés depuis. J’ai vu tellement de choses et j’ai tellement souffert que je ne peux que remercier le ciel de ne pas m’avoir laissé arriver jusqu’à nos champs et nos prés. Comment aurais-je pu évoquer aujourd’hui ce que je m’apprêtais à faire alors ? Sur ma conscience, je peux dire qu’aujourd’hui, je serais incapable d’en porter le poids. Le Seigneur a été miséricordieux avec moi en ne me laissant pas arriver jusqu’à mon cher Petrovskoe. A l’époque, cela faisait mal et c’était dur à supporter. Il semblait que le but était atteint et qu’un destin injuste se déversait sur moi comme un sac de farine. Nous étions déjà tout près d’Orel, je revoyais déjà les endroits familiers en allant chercher l’approvisionnement. L’infanterie occupait la ville et je m’attendais à revoir le lendemain les lieux qui m’étaient chers. Que s’est-il alors passé ?
Nous étions dans un champ, au campement de base, attendant notre tour pour remplacer des camarades. Nous étions impatients parce que, ces derniers temps, les combats avaient été acharnés. Il faisait froid, on manquait de charbon et nous arrachions les palissades des gares pour alimenter la locomotive. Une rumeur inquiétante venait du front : l’infanterie était fatiguée, les Rouges avaient de nouveaux et effrayants véhicules armés. Les nuits étaient remplies d’angoisse et on s’attendait à chaque instant à une attaque. Nous manquions de sommeil, beaucoup avaient déjà le typhus, on avait faim, on avait froid, mais le moral demeurait cependant au beau fixe.
Le soir, le train est venu nous chercher. Nous nous apprêtions à relever le commandement mais en voyant les visages inquiets de nos camarades, notre état d’esprit a changé. Non seulement nous ne pouvions aller jusqu’aux positions, mais il fallait d’urgence battre en retraite. Il apparut que les renforts frais reçus par l’ennemi avaient percé notre front et que notre infanterie fuyait avec d’énormes pertes. La cavalerie rouge se trouvait loin dans nos arrières ; nous avions peu de chances de rejoindre le sud car les voies de repli avaient été coupées. Le commandant ordonna cependant de marcher vers le nord afin de secourir l’infanterie. Immédiatement, ce fut la catastrophe. Personne ne s’y attendait, personne n’y était préparé, notre liaison était insuffisante et nous avons été surpris. Après avoir roulé une quinzaine de verstes vers le nord, nous avons pu voir ce qu’était une vraie débandade. Ayant jeté ses armes, en groupe ou en ordre dispersé, à pied ou sur des équipages de fortune, l’infanterie courait à travers champs. Elle courait sans se retourner, elle courait pour sauver sa peau. Il n’y avait presque pas de tirs et l’on voyait au loin des détachements de cavalerie, certainement des Rouges. Nous avons ouvert le feu : les unités d’élites rouges se sont dispersées et, dans l’incertitude et la stupéfaction, nous avons continué de rouler pendant deux verstes environ. On ne voyait pas de Rouges, notre infanterie était derrière nous, que faire ?
Soudain, à environ une verste, nous avons aperçu deux véhicules derrière nous. Des soldats essayaient de démonter les voies. D’où venaient-ils ? Après avoir tiré, nous avons fait une rapide marche arrière, rattrapant l’infanterie. La panique et le désarroi étaient immenses. Les soldats tentaient de monter dans notre train, menaçaient de tirer en cas de refus. Laissant monter quelques hommes et des blessés, nous avons roulé vers le sud… On ne pouvait obtenir ni ordre, ni information… Loin à l’arrière, on entendait le canon. Qui, où, pourquoi, personne ne savait rien. Redoutant l’encerclement, nous avons continué de rouler toute la nuit pour apprendre au matin que la cavalerie rouge avait enfoncé nos arrières. Après avoir incendié tout ce qu’elle pouvait, endommagé les ponts et massacré ceux qui étaient à sa portée, elle se dirigeait vers le front. Personne ne savait que faire. On avait l’impression que la défaite était imminente. Personne ne savait où était le front et même s’il y en avait un.
Nous avons réparé les voies et sommes repartis vers Belgorod, ne nous arrêtant que pour nous procurer du combustible. A Belgorod, on nous a dit ce qui s’était passé. Notre front avait été enfoncé et n’existait plus ; à l’exception de certaines unités d’élite, l’infanterie était complètement démoralisée. Il fallait aller à Kharkov où l’on pourrait peut-être organiser une défense. Reculant de trois cents verstes, nous nous sommes donc repliés sur Kharkov. Là-bas, les nouvelles étaient pires encore. Nous avons reçus l’ordre de quitte la ville et de nous replier vers Sébastopol. De tristes nouvelles nous parvenaient des autres fronts. Nous reculions partout, partout, l’avantage des Rouges était énorme, nos troupes étaient démoralisées ou incapables de résister à l’assaut. Dans notre repli vers le sud, nous devions tenter de repousser les Rouges tout en faisant sauter les ponts, les gares et les réservoirs d’eau
Et la retraite commença. D’importants convois nous dépassaient parfois : c’était notre infanterie qui transportait les blessés sur des charrettes réquisitionnées aux paysans. Dans les gares, nous étions assaillis de gens apeurés qui nous demandaient de les laisser monter à bord, mais notre train surchargé de blessés ne pouvait prendre personne. Il fallait chasser les gens agrippés aux wagons, presque en venir aux mains tandis qu’on nous maudissait et qu’on nous suppliait, les larmes aux yeux.
Pendant cet étrange repli, nous n’avons presque pas vu l’ennemi. Des unités de cavalerie apparaissaient parfois au loin et nous les dispersions, mais nulle ne part, pas une seule fois, nous ne sommes entrés en contact avec elles. Nous avions l’impression qu’elles nous suivaient. La catastrophe était totale. Le front, le front tout entier, céda en quelques jours. Tout le monde se repliait vers la Crimée et seul le typhus arrêtait les fuyards. Soudain, l’épidémie se déclara. Les gens mourraient par milliers.
Quelque part dans le bassin du Donetz, je crois, on nous envoya faire sauter une gare. Il faisait déjà nuit lorsque nous sommes entrés. A terre et autour des tables du buffet, il y avait une multitude de gens allongés, morts. Sur le sol, les poux affamés se déplaçaient par milliers à la recherche de viande vivante, de viande tiède. On entendait leurs pattes crisser sur le sol. Après avoir mis le téléphone hors d’usage, nous nous sommes dirigés vers le groupe électrogène. Personne. Pas une âme. Le moteur abandonné tournait tout seul ; nous sommes sortis après avoir mis un explosif. La lumière s’est éteinte dans la gare. Dans l’obscurité, nous avons trouvé et saboté le réservoir d’eau. L’obscurité était terrible, maléfique. Aucun bruit. Nous avons traversé le village ; en enfonçant une porte, nous avons vu des cadavres. Même chose dans la maison suivante. Les corps gisaient dans la rue, près du puits, partout où la mort avait frappé des gens malades, épuisés.
Nous nous sommes arrêtés quelques jours pour faire des réparations. Toute la journée, assis sur sa charrette remplie à ras bord de cadavres, un vieux prêtre aux cheveux blancs faisait le trajet vers le cimetière ; il conduisait lui-même et revenait à vide. Tout le monde était mort ; avec l’aide du diacre, il disait une courte prière et le fossoyeur lui donnait un coup de main. Ils enterraient sans cercueils, à même la terre, et n’étaient pas certains d’avoir de la place pour tout le monde. Nous avons proposé au prêtre de le prendre avec nous.
- Où irais-je, mes agneaux ? Je suis vieux. Aujourd’hui ou demain, les bolcheviks seront là et me fusilleront, pauvre pécheur. Ce sera la fin.
Chez nous aussi, il y avait des malades. Nous leur avons attribué un wagon. Il y avait encore un médecin et des infirmières, qui moururent bientôt. Après les avoir enterré dans les champs, nous avons continué notre route, soignant nous-mêmes ceux qui étaient atteints. Il était clair que personne n’allait échapper au typhus et nous nous attendions à voir chacun de nous transféré dans cette morgue vivante. La maladie commençait par une forte fièvre : on avait des maux de tête, on grelottait, puis on perdait conscience. Ceux qui ne supportaient pas la fièvre mouraient dans leur délire. Ceux qui avaient le cœur solide guérissaient lentement. C’était tellement simple, inéluctable. Les survivants étaient comme marqués. Tous avaient des yeux extraordinaires, des yeux de saints : il y avait en eux une certaine pureté, quelque chose brillait dans leur regard étonné et enflammé. On les reconnaissait à leurs yeux. Les suites de la maladie étaient diverses : certains guérissaient totalement, d’autres demeuraient longtemps un peu bizarres, hors du monde. Chacun approchait inexorablement de ce wagon, de cette morgue vivante. Et mon tour arriva. Nous étions déjà en Crimée, de nouveau cernée par les Rouges, mais le général Slantcheff avait renforcé Perekop et les bolcheviks furent arrêtés à cet endroit.
Notre train stationnait en gare de Vladislavovka. C’est là, qu’après avoir côtoyé la mort, je revins à la vie. Je me rappelle même de cette maladie avec plaisir tant mon monde imaginaire était exceptionnel. En décembre 1919, le 23 exactement, je sentis que la fièvre montait. Sachant ce que cela signifiait, j’ai pris mes vêtements et les ai donnés en garde au magasinier, qui colla un bout de papier sur ma valise avec l’adresse de mes parents ; je lui demandais de la leur remettre et, si je mourrais, de leur faire savoir où et quand cela s’était passé. J’allais ensuite dans le wagon et m’allongeais. Je revins à moi le 16 janvier 1920.
Lorsque j’ai voulu me lever, mes jambes ne fonctionnaient plus. Elles restèrent ainsi plus de deux mois. Il était absolument impossible de les remuer. Peu à peu, cela diminua, mais je restais couché pendant deux mois. Le pire, c’était ce qui se passait dans ma tête. Je me souviens que je reconnaissais le nom des journaux à leur graphisme mais que j’étais incapable de lire. Je pouvais écrire n’importe quelle lettre lorsqu’on la nommait, mais impossible de la lire à haute voix. On m’acheta une petite ardoise et je commençais à apprendre l’alphabet avec terreur, comprenant parfaitement que quelque chose n’allait pas. Il me semblait toujours qu’on ne s’adressait plus à moi comme avant, mais comme à un malade, et je passais mon temps à assurer à tout le monde que je n’étais pas devenu fou. On m’assurait que non, je n’étais pas fou, et moi, je pensais que les autres cherchaient à me cacher ma maladie. Je fis alors marche arrière et commençais à assurer que je savais que j’étais devenu fou à cause du typhus. Les gens commencèrent alors à me parler comme à un homme dérangé et je décidais que j’étais vraiment devenu fou. Je n’arrivai pas à sortir de ce cercle vicieux et étais très malheureux.
Après être resté deux moi dans ce wagon, j’obtins une permission et rentrais chez moi. J’avais reçu une lettre de la maison. Je m’aperçus alors que mes affaires avaient été partagées entre mes amis. Ce fut l’une des plus grandes peines de ma vie non pas à cause des affaires, évidemment, mais pour ce qu’ils avaient fait. Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à comprendre comment ces hommes qui étaient mes camarades et mes amis ont pu faire une chose pareille.
A Sébastopol, la commission médicale me trouva apte au service ; sur ordre du général Slantcheff, je devais être envoyé dans une unité d’infanterie à Perekop. Je tenais à peine sur mes jambes mais je dus quand même me présenter au QG de cette division. On me fit de nouveau passer un examen médical et, me reconnaissant malade, m’envoya à Yalta dans une voiture d’ambulance.
A la maison, je fus reçu avec beaucoup d’égards. La famine commençait alors en Crimée, il n’y avait ni pain, ni rien d’autre. J’avais apporté quelques conserves et un pain de sucre ramassé quelque part sur le front. Personne ne s’attendait à ce luxe. J’ouvris un jour une boîte de conserve de poisson et voulus en manger un peu. Papa s’approcha de moi et m’en demanda un morceau. J’allai chercher une autre fourchette. Papa prit deux bouchées et, posant sa fourchette, se mit soudain à pleurer.
- Qu’y a-t-il, papa ? Mange, je t’en prie.
- Non, non, c’est pour toi. Pardonne-moi…
Il n’en reprit plus et ne mangea jamais ce que je lui proposais.
A Sivach, les combats continuaient. Les bolcheviks avaient décidé de prendre la Crimée coûte que coûte. Je ne fus évidemment pas témoin de ces combats, mais les gens qui y étaient racontaient que les Rouges périssaient par dizaines de milliers…
Michel Gorboff, Paris, 1954
contact: gorboff.marina@gmail.com
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