Sophie Gorboff. Mes Souvenirs.1924 (3) Gorky

ПЕРЕВОД С РУССКОГО

GORKI, Gorboff

Gorky, la propriété des Gorboff

Ma cousine Marie Litviak avait entendu dire que le domaine appelé ’ Yankiny Gorky’ (gorky, collines) dont il est ici question et qui fut un moment la propriété des Gorboff, était l’endroit où mourut Lénine…Vérification faite, ce n’est pas le cas. De Petrovskoe, la propriété des environs de Mzensk tant aimée de mon père, il ne reste rien  car elle fut incendiée lors de la révolution. Et c’est peut-être mieux ainsi car … « les vrais lieux ne sont portés sur aucune carte : ils n’y figurent jamais  » (Melville) 

Les Souvenirs écrits en 1924 par Sophie Gorboff prennent fin avec ce troisième épisode. Trente-neuf années (dont quatre en terre étrangère), séparent la jeune fille de 1885 de la   femme en exil. Elle a changé mais l’unité de ton demeure : Sophie Gorboff ne parle que de ceux qu’elle a réellement aimés, son père Nicolas Masloff et son mari, Nicolas Gorboff. Pas un mot, ne serait-ce que d’introduction, sur la fuite, l’exil, la perte de son pays natal, sa nouvelle condition d’émigrée…Seul le passé compte. Elle n’écrira plus.

Le récit de Sophie Nicolaevna s’arrête avant la naissance de ses enfants, mais j’ai néanmoins cherché dans ce texte des traces de l’enfance de mon père. Et comme tous ceux qui ont un jour ouvert un cahier de souvenirs, j’ai eu peur de ne pas aimer les personnages auxquels, que je le veuille ou non, j’étais liée par le sang. A mon grand soulagement, il est apparu que les membres de la famille Gorboff s’inscrivaient sans peine dans le cadre des autres filiations que je revendique, non moins importantes que celle de la famille biologique.

Ce grand-père,  à mes yeux moyennement sympathique, que je n’ai pas  trouvé  en la personne de Nicolas Gorboff, est venu à moi  par le biais de son père, le charmant Mikhaïl Akimovitch Gorboff. En véritable dilettante, rien que pour son plaisir, ce riche marchand traduit – mal, probablement, mais quelle importance ? – La Divina Commedia, apprend successivement le chinois et le hongrois, se constitue une bibliothèque pour meubler son esprit. Sophie Nicolaevna a bien fait d’écrire ses Souvenirs…

                                                                        *

 Gorky fut acheté au moment du dégel ; je ne pus le visiter en hiver. Nous décidâmes d’y emménager définitivement lorsque la route serait dégagée et de ne plus retourner à Moscou.

Encore des malles, encore des choses à emballer. Le personnel ne voulut pas nous suivre à la campagne. On trouva une nouvelle cuisinière et une jeune femme de chambre, Marfoucha, qui s’avéra très habile et débrouillarde ; elle nous servit presque jusqu’à Petrovskoe.

Je me souviens de la magnifique journée du 11 mai lorsque avec papa, grand-mère Elizeveta Vassilevna et Marfoucha, nous nous installâmes dans l’équipage qui devait nous conduire directement à Gorky : la propriété n’était qu’à 45 verstes de Moscou et nous avions envie de nous faire plaisir avec ce voyage. Nos affaires avaient étaient déjà parties avec l’un de nos hommes. Grand-mère avait demandé qu’on la prenne avec nous afin de jeter une coup d’œil sur la nouvelle propriété avant son départ à Novosselki. Nous ne roulâmes pas longtemps sur la chaussée et lorsque nous abordâmes la route, il apparut qu’elle était loin d’être praticable ; notre voiture allait d’ornière en ornière. Grand-mère louait la partie méridionale de la Russie où les communications ne posaient pas de problèmes ; papa la traitait de « matérialiste » et tentait d’attirer son attention sur les belles forêts de mélèzes :  – –   N’est-ce pas mieux que Livny et vos steppes sans arbres ?  disait-il. Nous nous arrêtâmes dans une auberge pour manger et donner du repos aux chevaux, et arrivâmes vers quatre heures à la propriété.

Vaznetsov

Vasnetsov А.М.(1856-1933). La prairie

 

 

 

 

 

 

 

Vous souvenez-vous du petit tableau encadré de noir de Vasnetsov, La prairie, qui ornait notre salon? Papa l’avait acheté parce qu’il représentait exactement la vue que nous avions depuis le perron de  la maison de Gorky : c’était un paysage vaste et doux, typiquement russe. De l’autre côté de la cour, il y avait une petite église masquant les autres constructions. La maison elle-même était extraordinairement bizarre, haute, blanche, avec deux galeries couvertes, une allant du bâtiment principal à la cuisine, l’autre menant à des jolis bains entièrement tapissés de planches de tilleul. Des fenêtres rondes ou semi rondes, dont la moitié portait des verres de couleur, des marches inattendues, de sombres passages ornés de peintures à  l’huile représentant des plantes exotiques et des oiseaux mythiques ; une grande salle blanche, une chambre chinoise, une chambre japonaise, des armoires  profondément encastrées dans les murs aux portes ornées de miroirs ; dans le salon, un lustre en forme de poire, une bibliothèque  avec une mystérieuse lucarne donnant à la cave ;  des restes de vieux meubles, faites par des menuisiers serfs ; dans la buanderie, une presse  pour les nappes et les serviettes ; une extraordinaire et gigantesque serrure avec une énorme clef ; dans le bureau, un secrétaire de voyage en acajou avec un nécessaire à écriture et de nombreux tiroirs, tout cela évoquait Walter Scott, faisait penser à quelque chose de tellement extraordinaire et effrayant que grand-mère eut  peur de dormir seule dans le bureau (un petit perron donnait dans le jardin) et demanda qu’on lui laissât Marfoucha pour la nuit. Papa resta longtemps avec moi : il rayonnait, littéralement, de voir combien Gorky me plaisait. Evidemment, après la maison, on dut visiter l’aile destinée à l’école. En passant, nous entrâmes dans l’église où les propriétaires s’étaient fait installer une plateforme légèrement surélevée tendue de rouge. Cela me déplut. Papa  trouvait que cela correspondait au style de Gorky.

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L’archimandrite  D.D.Blagovo(1827-1897)

Au temps du servage, cette propriété appartenait à la famille Blagovo. Le dernier d’entre eux, celui qui l’avait vendue (nous l’avions achetée en troisième main) s’y était marié et l’on racontait que les jeunes mariés avaient  gardé leurs couronnes nuptiales pendant trois jours. Ce qui ne les empêcha pas de se séparer ; il se fit moine. Plus tard, il devint abbé à Rome. Il avait écrit un livre intitulé Les récits de grand-mère où il décrivait Gorky, « Yankiny Gorky », comme on disait autrefois, car il avait reçu la propriété de sa grand-mère, née Yankino. Nous achetâmes le livre mais je ne m’en souviens pas : il n’y avait rien d’intéressant et il ne me fit aucun effet. En tous cas, ce dernier Blagovo était un être extrêmement bizarre et tordu et cela avait rejailli sur sa propriété.

Nous parvînmes peu à peu à nous orienter et à nous diriger dans le chaos qu’était Gorky. Les champs de labour étaient minuscules, la propriété était entourée d’une forêt, mais celle-ci n’était pas entretenue, personne ne s’en occupait et les paysans débitaient les arbres à leur convenance. Outre deux vaches malingres, il n’y avait ni bétail, ni volaille, aucun inventaire digne de ce nom. Nous achetâmes un tarantass, trois chevaux, une bonne vache et laissâmes pour le moment les choses comme elles étaient sous le précédant propriétaire, qui n’y habitait pas. Papa ne comprenait strictement rien à l’agriculture ; lorsque je vivais à Novosselki, je ne m’y intéressais pas beaucoup. Nous fîmes remettre en état la cour devant la maison, débroussailler un petit jardin et nous occupâmes du confort de la maison. Elizaveta Ivanovna nous envoya son ancienne femme de chambre mariée à un jardinier  «pour que vous ayez au moins un homme de confiance dans ce trou perdu ». Nous confiâmes la gestion complète de la propriété à cette Douniacha, devenue chez nous Avdotia Egorovna. Elle s’occupait de bétail et de la volaille, achetait la nourriture et dirigeait la fille de cuisine chargée traire les vaches et de nourrir deux hommes à tout faire. Son mari créa un petit verger, quelques plates-bandes avec des fleurs et s’improvisa chef des deux travailleurs, s’appropriant le rôle de starost. Mais il était tellement stupide que bientôt, papa cessa de lui adresser la parole, ce qui n’était pas plus mal.

Lorsque je pense aujourd’hui à Gorky aujourd’hui, je vois clairement ce que nous aurions du faire. Cette  propriété aurait pu devenir une grande exploitation laitière, avec de magnifiques vaches suisses paissant dans ses prairies ; nous aurions pu vendre du lait à Moscou et, plus tard, lorsque la route passerait à quatre verstes de Gorky ce qui était prévu dans dix ans –  on aurait pu vendre du lait à G. Mais à l’époque, il n’y avait personne pour nous conseiller et tout cela m’était tellement étranger ! J’étais très occupée  par  papa, par ses affaires,  ses  intérêts : il me voulait tout le temps près de lui…Nous nous promenions, nous lisions,  je recopiais ses articles. Notre vie à la campagne n’avait pas modifié son caractère…

Après avoir arrangé au mieux une partie de la maison (les étages supérieurs n’avaient pas de meubles), nous rendîmes des visites à nos proches voisins, les Bakhmetev et les Bolotov. Papa avait jadis rencontré Alexandra Nicolaevna Bakhmetov chez les Aksakov ;  auteur de Histoire de l’Eglise et de la vie des saints , elle était célèbre. Son mari était le maréchal de la noblesse de la région de Dmitrovsk. Leur propriété – Chifovo – était située à quelques verstes de Gorky ; elle  était plus confortable que la nôtre. Il y avait aussi  une école dont s’occupait Alexandra Nicolaevna. On nous accueillit très chaleureusement. Piotr Vladimirovitch était un vieillard qui ressemblait à Alexandre Mikhaïlovitch Soukhotine : impeccablement rasé, il s’exprimait le plus souvent en français et, s’il parlait  russe, c’était à la manière des vieux serfs du village. En dépit de son âge avancé, Alexandra Nicolaevna gardait encore les traces de sa grande beauté : avec son visage typé et ses yeux noirs, elle me rappelait Madame Besse. On aborda très vite le sujet des écoles et Piotr Vladimirovitch invita papa à faire partie du conseil pédagogique de la sienne. Les Bolotov étaient une famille militaire typique, elle surtout :  d’origine allemande, grande, forte, contente d’elle-même,  avec des recettes et des conseils  pour toutes le situations de la vie. Ils avaient des fils officiers, dont l’un en permission ; il s’ennuyait et venait souvent chez nous. En été, tante Nadia vint nous voir. Elle craignait les  fantômes : – Ne me mets surtout pas dans la chambre avec la fenêtre ! me dit-elle, comme je lui faisais visiter notre maison, vraiment peu ordinaire.

De retour de Novosselki,  grand-mère  autorisa  mes soeurs Lida et Olga  passer quelques jours chez nous avec Maria Mamontova. Elles étaient à l’âge où  cuire les galettes et cueillir les champignons amusait encore. Je leur laissais toute liberté sur ce point mais, hochant la tête, Maria Mamontov les tenait éloignées des pots de farine et de crème fraîche afin de pétrir la pâte elle-même, murmurant : -C’est gâcher la nourriture!

Pour ne pas perdre de temps, papa engagea des menuisiers afin qu’ils remettent l’école en état et commença à chercher des maîtres. Je ne me souviens pas où il a trouvé un jeune homme, Mikhaïl Pavlovitch Grigoriev, qui arriva environ trois semaines avant les cours. Papa  lui exposa ses idées de façon détaillée et travailla tous les jours avec lui. Il fit aussi venir un arpenteur pour tracer les limites du domaine. Septembre fut  si froid  et pluvieux  qu’avec le sol argileux des environs de Moscou on pouvait se croire en octobre. A la nuit tombée, le pauvre Grigoriev revenait tellement transi que je ne savais comment le réchauffer. Plus tard, nous apprîmes par les Nikiforov, qui l’avaient recommandé, que nulle part ailleurs il n’avait été si bien accueilli que chez les Gorboff.

 A la fin septembre, l’école commença enfin à fonctionner et les longues soirées dont mon fiancé rêvait commencèrent. Nous nous installions dans le cabinet de travail. Il s’allongeait sur le divan, je m’asseyais à côté de lui dans un fauteuil,  près d’une lampe avec un grand abat-jour. Marfoucha apportait un plateau avec le thé, papa ouvrait Le Messager Russe  où, je me souviens, on publiait un roman de Krestovsky, Tamara  Bendavid, que papa avait dénommée « Tamara n’importe quoi ». Je tricotais. A cette époque, papa aimait encore lire à haute voix. Vers neuf heures, quand nous en avions finis avec elle ainsi qu’avec le thé, nous entreprenions des lectures plus sérieuses. Nous lisons à tour de rôle, avec de nombreuses pauses au cours desquelles papa parlait beaucoup de ce que nous venions de lire. En vrais Russes, nous nous passionnions, ne connaissant pas de limites et pour terminer un chapitre, prolongions la soirée jusqu’à deux heures du matin. Le lendemain, papa avait la migraine mais cela ne nous servait pas d’avertissement. Peu à peu, il commença à souffrir des yeux ; il restait alors allongé avec des compresses et moi, je lisais. Mais ces compresses ne l’aidaient pas beaucoup. Il fallait consulter un ophtalmologue. Nous nous préparâmes donc à partir pour Moscou.

Par d’incroyables trous et ornières et un voyage de cinq heures pour parcourir les 15 verstes menant à la gare, nous arrivâmes à Krioukovo, où nous fûmes impressionnés par le nombre de gendarmes et de policiers se trouvant sur le quai. La gare état ornée de drapeaux. –  Que se passe-t-il ? –  Comment, vous ne savez pas ? nous dit le chef de gare. Il y a eu un attentat à Gorky sur le passage de l’empereur et sa famille, qui sont partis aujourd’hui pour Pétersbourg. Seul un Russe peut croire qu’à 45 verstes de Moscou, dans un lieu où le soir, la lumière  brille dans les maisons, un tel trou puisse exister. Un étranger ne comprendra jamais …

Mikhaïl Akimovitch Gorboff ( 1826-1994) Moscou

Mikhaïl Akimovitch Gorboff (1826-1994).Archives Gorboff(c)

 

– Ah ! Nos propriétaires terriens! Vous vous  ennuyiez à la campagne ? On a eu envie d’aller au théâtre, au concert, de bavarder avec des amis ? Telles furent les plaisanteries et les petites moqueries que nous entendîmes rue Basmannaya. Mais bientôt, grand-père et grand-mère furent très inquiets pour les yeux de papa et décidèrent de l’emmener eux-mêmes chez les médecins. Il apparut que la situation était plus grave que nous le pensions. On réunit un conseil médical. Il trouva qu’outre les médicaments et les piqûres, papa devait demeurer quelque temps dans une pièce sombre. Si nous ne faisions pas cela, ils ne répondaient pas de l’œil droit. C’est ainsi que le destin dévia papa du but qu’il s’était fixé, l’arrachant à son activité bien-aimée. Il fut très déçu. Il me fallut déployer beaucoup d’efforts pour enjoliver  les ennuyeux  mois à venir et  m’occuper de lui  le mieux possible. On nous laissa évidemment la chambre que nous occupions lors du mariage de Varia. J’allais à Gorky, rangeais la maison pour l’hiver, donnais des ordres comme je pus et revins avec Marfoucha, que nous gardâmes à notre service. Le matin, pendant qu’elle faisait notre chambre, nous allions passer une demi- heure dans la salle à manger ; le reste du temps, nous demeurions près de la fenêtre où je lisais, les stores à demi baissés. Le soir, on apportait une lampe avec un long abat-jour. Combien de livres ai-je dû lire au cours de ces soirées ! Ma voix devint rauque  mais désormais, je savais à lire à haute voix…Des amis qui venaient nous voir dans notre appartement moscovite nous rendirent visite. Cet hiver, je me liais particulièrement avec la nièce de Ratchinsky, S.E. Dmitrieva-Mamonov. Avec le temps, on autorisa papa à sortir le soir. Nous commençâmes à fréquenter les maisons où nous étions aimés et où, à cause de nous, on laissait le salon dans la pénombre. Il y avait les Kovalevsky, Dementiev, Soloviev, Chtegliaev. Nous allions  souvent chez ces derniers. Parfois, à la maison, au moment où nous nous installions pour lire, Vassili entrait, disant : – Mikhaïl Akimovitch  vous fait dire qu’Ivan Mikhaïlovitch est dans son cabinet de travail. Nous aimions beaucoup cela. Nous mettions aussitôt le livre de côté et nous allions chez lui. Ivan Mikhaïlovitch Givago, de l’Académie des Sciences commerciales, boulevard Pokrovskyi,  était  alors l’un des hommes les plus intelligents et cultivés de Moscou. Ancien élève de l’Académie, grand-père avait gardé le contact avec lui et était devenu membre du Conseil ; il s’était lié d’amitié avec Ivan Mikhaïlovitch qui, de son côté, l’appréciait au plus haut point. Assister à la conversation de ces deux merveilleux vieillards était un délice incomparable et un feu d’artifice tant leurs fines observations étaient émaillées d’un humour solide et gai. Je n’ai jamais rien entendu de semblable …

Aux environs de Noël, j’eus l’idée d’organiser une soirée littéraire. Six dames  acceptèrent d’y participer. Toute la journée, j’imaginais un récit drôle ou effrayant susceptible d’être lu en une demi-heure. Il  devait être présenté sous un nom de code afin que personne, dans le jury, ne sache qui en était l’auteur. Je demandais évidemment à grand-père de faire partie du jury. Il accepta très volontiers et se passionna pour cette tâche. Les récits devaient être lus deux fois, devant deux auditoires différents : chez grand-père et chez nous. Notre tour fut fixé au 7 janvier. On invita près de cent personnes. Chacun reçut une liste sur laquelle il devait porter une courte appréciation et noter le récit. Ainsi, après avoir lu son texte, on pouvait immédiatement connaître les appréciations de l’auditoire et il y eut des critiques fort spirituelles qui provoquèrent bien des rires…Lorsque vint mon tour, je remarquais que grand-père, qui avait emmené Ivan Mikhaïlovitch à la réunion, lui chuchotait quelque chose à l’oreille. Cela me flatta énormément car cela signifiait que grand-père avait tellement aimé mon récit qu’il avait envie de se vanter devant son ami. La soirée fut une réussite et s’acheva par un dîner très gai, au cours duquel on  but à la santé des auteurs et des invités. Grand-père demanda qu’on lui laissât quelque temps les textes afin de revoir certains détails et, un mois plus tard, chaque auteur  reçut dix exemplaires de son récit soigneusement imprimé, sous le titre suivant :  Six  récits en fleurs, une citation de Schiller Ehret die Trauen ! et  un  envoi  en vers. Il nous remerciait ainsi du plaisir que  nous lui avions offert. Je me rendis deux ou trois fois à Gorky au cours de l’hiver et ramenais à papa des informations sur l’école. Au Carême, il fit venir le maître d’école à Moscou. Parfois,  Avdotia Egorovna venait en tarantass, apportant les comptes du domaine, des champignons marinés et ses galettes campagnardes. On les servait à table. En une sorte de prémonition, je n’eus jamais un sentiment d’être la propriétaire de Gorky. Lorsque j’étais là-bas, il me semblait toujours que rien n’était à moi et que j’étais l’invitée de quelqu’un….

Au cours de la deuxième partie de l’hiver, les yeux de papa s’améliorèrent à un tel point qu’on lui permit de recommencer à lire en faisant attention. Papa correspondait toujours avec Ratchinsky. Il recevait toutes les semaines une grosse enveloppe avec des compte rendus rédigés d’une écriture un peu surannée, se terminant invariablement par : Que Dieu vous garde ! Votre dévoué, S. Ratchinsky. Il conseilla à papa d’aller à Saint-Pétersbourg où il avait déjà parlé de lui à des amis haut placés, le présentant comme un homme pouvant rendre de grands services à l’éducation populaire. Nous nous préparâmes donc à faire ce voyage ensemble.

CARTE G

L’île Gorboff, dans la Nouvelle-Zemble, fut achetée par Michel Gorboff, frère de Nicolas, pour y chasser. Elle sert aujourd’hui de cimetière pour les sous-marins nucléaires. Encyclopédie soviétique, 1955

Ce voyage demeure dans mon souvenir comme une tâche claire sur le sombre fond de l’hiver 1888-1989. Je n’étais encore jamais allée à Saint-Pétersbourg. La ville ne me parut non pas russe, mais européenne. De nos parents, seul oncle Micha (Gorboff) y vivait ; grand-père lui avait trouvé un emploi à l’usine Neva de Youri Anatievitch  Mamontov. Il y avait aussi la famille d’Ivan Akimovitch (le frère de Mikhaïl Akimovitch) absent de Saint-Pétersbourg lorsque nous y étions, mais je fus heureuse de refaire connaissance avec ses filles que je n’avais pas revues après un été passé ensemble lorsque nous étions enfants. Elles me parurent être extraordinairement unies, adorant toutes leur père. Oncle Micha vivait  dans un  appartement avec deux compagnons. Nous déjeunâmes chez eux. Pour la première fois, je voyais une maison sans femme, à l’exception de la cuisinière ; Youri Mamontov servait la soupe et faisait office de maîtresse de maison. On ne cachait rien,  mais on sentait constamment  quelque chose de  « pas normal », comme si ce que nous voyions  n’avait pas d’existence réelle.

Par le biais de A.I. Kovalenskaya, nous fîmes connaissance de la famille d’un professeur de botanique, André Nicolaevitch Beketov. C’était une maison typique, celle d’un professeur de renommée internationale. Chacun à sa façon, tous les membres de la famille étaient intéressants et cultivés. André Nicolaevitch était un magnifique vieillard, très beau, à la barbe et aux épais cheveux blancs,  aux yeux étincelants. Son petit-fils de cinq ans, Sacha Blok, l’appelait didia  ; il devint le célèbre poète Alexandre Blok. Il  arrivait alors de Varsovie avec sa mère qui, ayant quitté son mari pour toujours, s’apprêtait à divorcer. Ekaterina Andreevna, la fille aînée des Beketov, était alors l’âme de la famille. Abordant les thèmes les plus variés, elle parlait sans cesse avec talent et vivacité, connaissait les courants les plus modernes de la littérature et de l’art. Sa mère, Elizaveta Grigorievna,  traduisait de longs romans, de préférence anglais ; la fille cadette, Maria Andreevna, peu attrayante et maladive, se passionnait pour la littérature populaire et les écoles du dimanche. Des jeunes filles d’avant-garde aux cheveux courts avec lesquels elles avaient des disputes passionnées, venaient la voir, Dès notre première  visite  (nous fûmes très bien accueillis et on nous invita pour le soir), papa contra tellement bien l’une d’elles que le respect de la famille Beketov lui fut acquis…

Nous nous plaisions à Pétersbourg. Tous les matins, nous allions à l’Ermitage, admirions  Murillo, Claude Lorrain et les Flamands.  Papa me fit alors cadeau des deux gravures de Claude Lorrain qui ont  toujours été accrochées dans la grande chambre des enfants. Le soir, nous aimions  nous rendre au théâtre Marie, où  jouait le célèbre Lucien Guitry. Papa  rendit visite à tous les amis hauts placés de Ratchinsky. Alexandre Ivanovitch Georgievsky, président du Conseil pédagogique près du ministère de l’éducation nationale, lui rendit sa visite et fut très aimable avec moi. Pobedonovtsev nous fit parvenir une invitation à une soirée avec la mention « avec son épouse ». Je me souviens d’un public très élégant,  d’énormes salles illuminées et de la femme de Pobedonovtsev, à laquelle papa me présenta dans une salle à colonnes où les invités défilaient pour saluer. Tout le monde LE connaissait par ses portraits et par la description du personnage de Karenine. ELLE était une femme grande, blonde et élancée, qui aurait pu être sa fille. Nous restâmes près d’une heure avant de partir, car nous ne connaissions personne.

Dans notre chambre d’hôtel, il y avait toujours des bonbons ou du chocolat  que nous mangions en buvant du champagne dans de petites bouteilles que papa avait découvertes quelque part et qu’il rapportait chaque jour. Comme nous étions en train de nous livrer à cette occupation frivole, Katia Beketov arriva et se moqua de nous, avant de succomber également, non sans  plaisir. Katia, la savante ! Vladimir Sergueevitch Soloviev vivait alors à l’hôtel de l’Europe. Lui et son ami, le prince Dmitri Nicolaevitch Tsertelev nous invitèrent à déjeuner au restaurant Donon. Ce fut un long déjeuner avec une conversation sur les thèmes très savants auxquels  j’avais peur de participer. Pour marquer son attention à la jeune dame, Vladimir Sergueevitch émaillait la conversation de récits fort drôles ; son rire enfantin et contagieux résonne encore à mes oreilles. Le prince était alors amoureux de sa future femme. 

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V.D.Soloviev  (1853-1900)

Les deux semaines de Pétersbourg passèrent vite et nous voilà de nouveau rue Basmannaya, où de mauvaises nouvelles nous attendent. Mais je dois revenir en arrière, dans notre appartement de Petrovskie Linii pour raconter un épisode de notre vie  que j’ai oublié de mentionner.

 Lorsqu’il fut évident que nous passerions l’hiver à Moscou, papa ne cessa de se désoler de notre vie, égoïste et oisive. Il avait soif d’obligations quotidiennes qui auraient rempli le temps – le sien, et le mien. Les voyages d’inspection d’écoles, en ville et en province, la rédaction d’articles, la lecture, tout cela ne formait pas de lien intime entre nous…Un jour, il lut une annonce : devenue pauvre, une vieille dame malade demandait l’appui d’hommes de bonne volonté pour élever son petit-fils, âgé de huit ans. Sans rien me dire, il se rendit à l’adresse indiquée et rentra extrêmement ému, tant il avait été impressionné par ce qu’il avait vu. Marchant à grands pas dans la pièce, il ne pouvait se calmer : une grand-mère à demi folle, un pauvre enfant affamé, les reliefs de repas d’autrui .. Je voyais qu’il avait envie de prendre cet enfant, mais qu’il n’osait pas me le dire.

Lorsqu’il quitta la maison pour ses affaires, je me rendis à mon tour à l’adresse indiquée. Il apparut que l’enfant était le fils de la fille de la vieille femme, une actrice qui avait abandonné son mari, un marin, pour le théâtre. Quant à l’appartement, il ne me semble plus aussi horrible aujourd’hui : nombreux émigrés vivent dans des conditions pires encore. Mais alors, voir des gens de condition moyenne habiter dans des chambres de domestique avec des lits sans draps blancs et l’obligation de préparer soi-même ses repas sur le poêle, cela me parut terrible et pitoyable. La propriétaire, une commerçante, me dit que la vieille était morphinomane et perdait souvent la tête, et que la mère venait voir son fils en compagnie d’un acteur ivre, avec lequel elle vivait probablement. En un mot cette famille était devenue pauvre et était tombée tellement bas que cela ressemblait un peu à Dostoïevski. L’enfant, un petit garçon maigrelet aux yeux tristes, voyait et comprenait beaucoup plus de choses qu’il  ne seyait à un enfant de son âge. Je proposais  de  prendre quelque temps le garçon chez nous, de l’observer, de l’équiper, de lui donner à manger puis de le confier à quelque établissement spécialisé.  A dire vrai, je n’avais pas très envie de  cela, mais en tant que femme de papa, pouvais-je agir autrement ?

cahier zeus

Second cahier des « Souvenirs » de Sophie Gorboff, avec l’inscription « Mes Souvenirs, II » 

Et voila qu’il y eut chez nous un petit élève. Il dormait sur un  lit pliant dans ma chambre ; on lui installa dans la salle à manger une table pour jouer et ranger ses affaires. Maria Mamontov fournit le linge ; on acheta quelques costumes et un manteau de fourrure… Ni grand-mère Elizaveta Vassilievna, ni Mikhaïl Akimovitch ni Sofia Nicolaevna n’approuvaient notre geste. « Ils feraient mieux d’avoir des enfants eux-mêmes! » disaient-ils entre eux, hochant la tête. Mais cela n’empêcha aucune des deux familles d’inviter aussi notre Kotik et d’être gentilles avec lui. Tante Nadia fut particulièrement active : elle apportait souvent des friandises et des jouets et lorsqu’elle venait nous voir « pour bavarder un peu », jouait avec le garçon.

Ce garçon était peu sympathique, dur, dissimulé. Le dimanche, notre femme de chambre le conduisait chez sa grand-mère et le ramenait le soir, après le départ de la mère et du monsieur – qu’il n’appelait que par son nom de famille en détournant les yeux – , sentant que les choses seraient peut être mieux allées si ce monsieur n’avait pas existé. Nous commençâmes à remarquer que ces visites effaçaient ce qui nous lui avions inculqué au cours de la semaine. Invitée à s’expliquer, la mère  s’exclamant plus fort que les autres, qualifiait le mensonge de «père de tous les vices» ; le dimanche suivant, elle n’en continuait  pas moins à apprendre à Kotik à mentir. Il fallait se hâter de placer l’enfant dans un établissement  d’où il ne pourrait rentrer chez lui.  Il y en avait un, créé par le prince Oldenbourg, qui accueillait des enfants de son âge et qui, selon les informations recueillies par papa, était bien tenu. Nous décidâmes d’y placer Kotik au début de l’année scolaire suivante. Afin qu’il ne nous gêne pas dans notre installation à Gorky, papa le confia à une de ses connaissances, une maîtresse d’école. Elle devait lui donner quelques leçons  avant de le conduire dans cette institution en août…

Au cours de notre hiver rue Basmannaya, Kotik était déjà dans cet établissement. Il s’améliora notablement, s’épanouit. Sa grand-mère était morte, sa mère était partie pour Pétersbourg : aucune influence négative n’agissait plus sur lui. Nous le prenions quelques jours pour les sviatky, l’emmenions à Noël chez des amis, au cirque et voulions l’amener à Gorky en été. A notre départ pour Pétersbourg, il avait la rougeole et l’établissement l’avait placé  dans un hôpital pour enfants.

  •  Alors, et  Kotik ?  demandâmes-nous à grand-mère à notre retour. Il ne nous a pas écrit. Grand-mère  hocha la tête.
  •  Votre Kotik n’est plus, dit-elle après un silence. Sa rougeole s’est transformée en diphtérie,  et nous  l’avons enterré. Tel était le triste événement qui nous attendait à Moscou. Mais pour Kotik, je crois que c’est la meilleure chose qui  lui soit arrivée.

A la suite de notre voyage à Pétersbourg, papa reçut simultanément deux propositions : une de Georgievsky, qui lui offrait d’entrer au Conseil scientifique du ministère de l’enseignement public, et une de Pobedonovtsev, qui l’invitait à  faire partie du Conseil Pédagogique près du Saint-Synode. Le premier impliquait un déménagement à Pétersbourg et pouvait déboucher sur un emploi au ministère. Le second, honorifique, permettait à papa – où qu’il fût – de garder contact avec le Synode. Pour les raisons  évoquées plus haut, grand-père conseillait d’accepter la proposition de Georgievsky : « Gorky ne va pas s’envoler », disait-il. Mais papa choisit la seconde.

Carte de visite de Nicolas Gorboff,

Carte de visite de Nicolas Gorboff, juge de paix honoraire de la ville de Moscou

En avril, comme tous les printemps et les automnes, l’état du poumon de grand-père devint soudain alarmant. Piotr Ivanovitch Bokov, son médecin traitant depuis 1872, lui conseilla de passer l’été non pas à Pouchkino, très humide, mais à la montagne. On conseilla Borjomi, au Caucase. Grand-père devait s’y rendre en juin avec grand-mère et Nadia. Début juillet, nous retournâmes chez nous  à Gorky, de façon définitive, pensions-nous. Mais… nous n’y restâmes que quatre mois et demi ; quand nous partîmes, ce fut pour ne plus jamais revenir…En fait, peu de temps après notre arrivée, nous apprîmes que nous pouvions espérer mettre au monde notre propre enfant, celui que nous-mêmes et nos parents espéraient si follement. Par superstition, nous décidâmes de cacher cet événement et n’écrivîmes rien, ni à Borjomi, ni à Novosselki. Cependant, ma santé n’était pas bonne. Le médecin local qui, comme je le découvris plus tard, était loin d’être un spécialiste, ne me mit pas suffisamment en garde contre des gestes inconsidérés et me causa grand tort  par ses conseils trop permissifs …

Outre notre doux secret, ce deuxième été passé à Gorky signifiait la réorganisation de notre maison et de nombreuses visites, souvent prolongées. Fédor fut gardé comme jardinier ; la gestion de l’exploitation agricole et forestière fut confiée à un certain Mikhaïl Ivanovitch Novitskyi recommandé à papa par le directeur de l’Ecole d’agriculture  de Moscou. Très vite, je lui découvris deux  défauts : une extrême lenteur et une absence de débrouillardise, sans oublier une insupportable odeur des pieds. Nous ne  pouvions parler avec lui plus de cinq minutes   –  et il était  très bavard –  sans que je me précipite vers un lavabo et  que papa ne  quitte la pièce afin de prendre l’air.

Nous avions de nombreux invités et en premier lieu ma chère Alexandra Vassilievna qui, pour venir me voir, avait choisi de ne pas aller à Novosselki. Elle avait d’abord envisagé de partager son mois de congé entre les Masloff et Gorky, mais je l’avais supplié de me consacrer tout le mois. Comme nous étions bien ensemble ! Son amour bienveillant de toute chose s’harmonisait parfaitement avec l’état d’esprit de papa… Elle lisait beaucoup, admirait les fleurs à travers les vitraux de couleur du premier étage à différentes heures du jour ainsi que l’ombre des sapins, tricotait des dessous de plat pour toutes mes corbeilles et mes plats.…Aksiouta était là, elle aussi, remplissant en quelque sorte près de nous  le rôle de Marfa dans l’Evangile : toujours avec des baies, des champignons, des koulitchy, de nouvelles pâtisseries semblables à celles que le nouveau cuisinier de la Basmannaya faisait si bien…Le soir au dîner, lorsque nous attendions papa, elle nous parlait de la vie dans différentes propriétés qu’elle avait connues et de l’enfance des petits Gorboff…

Alexandra Grigorievna Kovalenskaya vint passer une semaine, puis nous eûmes pour quelques jours les Beketov, André Nicolaevitch et Katia : ils avaient une petite propriété – Charistovo –  où ils passaient toujours l’été. Ils étaient à Gorky lorsque les rares et magnifiques soirées de Russie centrale commencèrent. Nous les passions souvent  sur le balcon rénové et agrandi, récemment couvert qui, depuis la chambre chinoise où était mon piano, donnait dans le parc. Katia jouait pour nous. Elle  explora tous les greniers, curieuse de savoir s’il y avait  des trésors dans cette ancienne demeure, et trouva une caisse entière d’anciennes icônes : on disait que Blagovo avait un temple. Nous les avons triées et en avons offert quelques-unes à Katia. Les autres furent accrochées dans les chambres et emportées plus tard à Petrovskoe. En tant que botaniste, André Nicolaevitch s’occupait de la flore. Il trouva des campanules qui ne poussaient pas à Charistovo. Quand il partit, leurs têtes oscillaient au-dessus de ses cheveux argentés. Il demeure ainsi dans mon souvenir, entouré de campanules, agitant sa tête grise  dans la voiture…Nous ne le revîmes plus. Quelques années plus tard, il mourut. Tous ces invités ne nous empêchaient pas de passer des heures entières à lire, comme nous en avions l’habitude. Dans la journée, on leur laissait une entière liberté et ils disposaient de leur temps comme ils le voulaient. Par contre nos repas, nos promenades et nos soirées étaient toujours intéressants et fort animés.

Septembre arriva sans qu’on s’en aperçut et, avec lui, la seconde année scolaire. Un soir, Avdotia  Egorovna  vint  nous dire qu’un homme demandait Nicolas Mikhaïlovitch : il était de grande taille et portait un drôle de sac. C’était le philosophe et poète Vladimir Sergueevitch Soloviev. Au moment de partir, quelqu’un lui avait emprunté  sa valise et, n’ayant pas eu le temps d’en acheter une autre, il avait été contraint d’emprunter un sac à pommes de terres de la cuisinière. Il racontait cela  en riant de son rire contagieux, ajoutant qu’il avait payé si largement le cocher qui l’avait amené que celui-ci  n’avait pas remis son couvre- chef  tant qu’il  était en vue…

Je savourais à l’avance le plaisir de mieux connaître ce Vladimir Sergueevitch qui charmait tant les cœurs. Il rentrait de chez la veuve d’Alexis Tolstoï et le soir même, nous parla du fantôme  qu’il avait vu chez elle, dans sa maison en bois. Il nous lisait son poème encore manuscrit Le Ponomar…Nous ne pûmes malheureusement pas profiter longtemps de sa compagnie : une semaine après son arrivée, je dus m’aliter. Après avoir attendu deux – trois jours, papa partit chercher un médecin à Moscou, et nos invités partirent avec lui. Il revint avec le docteur et Liza. L’avis du spécialiste fut  net et sans appel : si nous voulions garder l’enfant, je devais rester sous l’observation constante d’un gynécologue. Autrement dit : il fallait absolument que je rentre à Moscou. Inutile de dire comme cette sentence nous chagrina et nous découragea : on eut dit  qu’un sort malin s’acharnait sur notre vie à la campagne. Si, d’une part, nous n’avions pas été aussi bien ensemble et si, d’autre part, nous n’avions pas voulu aussi passionnément avoir des enfants, peut-être aurions-nous décidé de nous séparer quelque temps ou de  ne pas suivre le conseil du médecin ;  on aurait fait un compromis en restant quand même à la campagne et en faisant venir une sage-femme à demeure. Mais le caractère de papa et ses yeux, loin d’être guéris, nécessitaient ma présence. Sans moi à Gorky, malgré l’école, il eut été malheureux à cause de son incapacité à lire et à écrire ainsi qu’à cause de son inquiétude à mon sujet. Avec notre inexpérience, nous n’estimions pas avoir le droit de prendre sur nous la responsabilité de perdre l’enfant, et qu’auraient dit  nos vieux parents ?

Ainsi, une fois encore, nous fûmes contraints de partir très rapidement, dès que je pourrais quitter le lit. Bientôt, les routes deviendraient mauvaises et le voyage pourrait être dangereux pour moi. Avec de grandes précautions, papa me conduisit d’abord rue Basmannaya où nous passâmes quelque temps, jusqu’à ce qu’il trouve avec Liza un appartement qu’elle arrangea avec Marfoucha : nous ne voulions pas  passer un second  hiver chez les autres, surtout avec l’événement qui s’annonçait. Nous nous installâmes donc au  Bolchoï Afassevskyi pereoulok n°9,  dans la maison  Khavskoï.

                                                                                       Sophie Gorboff, Passau, 1924

texte russe : Мои Воспоминания 3. С.Н.Горбова. Пассау,1924

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Dernière page du cahier de Sophie Nicolaevna Gorboff    Archives Gorboff’c)   

contact: gorboff.marina@gmail.com

  Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff:

                           patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                     

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