Loin de Moscou : Jules Legras et la famille Gorboff


Colloque Jules Legras: Communication donnée le 
9 décembre 2017. Dijon 

L’histoire de l’amitié de Jules Legras (1866-1939) et de la famille Gorboff telle que nous pouvons la déchiffrer aujourd’hui repose sur la confrontation de plusieurs textes, le Journal de Jules Legras (enfin accessible au public) et les Mémoires de la famille Gorboff. Ils appartiennent à deux catégories différentes que tout oppose mais qui se complètent : un journal, gardé secret, écrit au jour le jour, et des Mémoires écrites en peu de temps, destinées à être lues.

Comme tant de journaux intimes tenus afin de servir de support à la mémoire ou aux émotions de leurs auteurs, le journal de Jules Legras – rédigé pendant 49 ans, sans rajouts, ni corrections -, est unique : en cas de perte, son auteur lui-même eût été incapable de reconstituer ce  « corps second » dont parle Frédéric Amiel : « Qu’un incendie, un déménagement m’enlève ce corps et je me sentirai diminué de mon âme, amoindri dans mon être, mutilé, dépouillé irrémédiablement. »  Nous connaissons le symbolique « double corps » du roi – physique et politique. Le « corps second » de l’homme, unique et irremplaçable comme lui, son double secret, n’est pas moins significatif. La description minutieuse de ses voyages en Sibérie ou de sa vie en France n’enlève rien à la nature intime du Journal de Jules Legras. J’avais oublié à quel point toute lecture de journal était une effraction.

Face au Journal de Jules Legras – bourgeois européen, peu fortuné, célibataire, valorisé par ses voyages lointains et sa fonction professorale, n’ayant connu ni exil, ni déclassement, ni pauvreté -, il y a les Mémoires plurielles de la famille Gorboff, exclusivement tournées vers le passé, écrites en un court laps de temps afin de servir de cadre à la mémoire familiale. Un autre élément, et non des moindres, accentue davantage encore la différenciation de ces deux catégories de textes : alors que les Gorboff sont fréquemment évoqués dans le Journal de Jules Legras (près d’une centaine de fois), son nom n’apparaît jamais dans les Mémoires de ma grand-mère, Sophie Gorboff, ni celles de mon père, Michel Gorboff. Les périodes concernées ne se recoupent pas, et c’est en cela également que les textes sont complémentaires.

La famille Gorboff en France: Marina, Sophie Nicolaevna Gorboff, Vladimir, Marie, Catherine Litviak (née Gorboff), Sophie, Juliette, Michel Gorboff, Villemoisson, près de Paris, 1943. Archives Gorboff (c)

Quelques mots sur la famille Gorboff : enrichi par le monopole de la vente d’alcool, Michel Akimovitch Gorboff (1826-1894), le père de mon grand-père, devient banquier et s’installe à Moscou. Sa soif de culture est sans bornes : il étudie, collectionne les livres, traduit La Divine Comédie et donne à ses enfants une éducation de choix : précepteurs, langues étrangères, voyages…Nicolas Gorboff (1859-1921), mon grand-père, bibliophile averti, se passionne pour l’éducation populaire et fonde une école pour enfants de paysans à proximité de Petrovskoe, le domaine familial. Il épouse Sophie Masloff (1863-1949), fille de paysan analphabète, rossé par ses parents lorsqu’il est trouvé un livre à la main, également devenu banquier et maire de Livny. Deux ascensions sociales exemplaires, deux familles amies, un jeune couple. Au tournant du XXe siècle, mes grands-parents font partie de ces intellectuels russes ouverts à l’Occident et soucieux de réformer la Russie. Ils émigrent en 1920 avec tous leurs enfants, s’installent d’abord en Allemagne, où Nicolas Gorboff décède en 1921 ; en 1934, Sophie Gorboff vient vivre  à Paris ; elle meurt en 1949, dix années après son grand ami, Jules Legras, dont elle avait fait connaissance en 1893.

Comme tant d’exilés, les Gorboff croient en la valeur du témoignage. Ils ont également le goût du verbe. Dès 1885, à l’âge de vingt ans, ma grand-mère écrit pour raconter la vie de son père ; en 1919, à la veille de quitter la Russie, elle décrit le saccage de Petrovskoe ; en 1924, alors qu’elle se trouve en exil, elle reprend la plume afin d’évoquer son mariage et sa vie moscovite ; en 1954, son fils Michel – mon père – évoque la guerre civile de 1918 à laquelle il a pris part à l’âge de vingt ans ; dans les années soixante, deux autres enfants de Sophie Gorboff, Catherine et Marie, se souviennent de leurs jeunes années d’avant et d’après l’exil ; les romans de mon oncle Jacques Gorbof ont souvent l’émigration pour

cadre ; enfin, il y a moi, enfant de ces émigrés depuis longtemps disparus, qui livre dans un blog un témoignage sur la vie de la première génération née en France, et après moi, la génération de mes enfants, dont ma fille Alexandra, qui travaille sur l’exil et le post-exil. En un mot, par le biais de textes devenus « la mémoire de leur mémoire » (magnifique expression de Louise Alcan), quatre générations ont tenté, et tentent encore, de reconstruire le lien qui les relie au monde. Leur mémoire est fragile, elle disparaîtra avec eux…Pour la troisième génération née en France, l’exil n’est qu’un mot. Tant mieux.

La rencontre de ces deux mémoires,- quotidienne et ponctuelle -, a été mise en scène par ces deux grands ordonnateurs que sont le hasard et le temps ; nous verrons plus loin à quel point le hasard a mené le jeu. L’amitié de Jules Legras et de la famille Gorboff est d’abord le reflet de la confrontation (le terme n’est pas péjoratif) de deux cultures ; elle revêt ensuite une dimension historique en devenant un témoignage de la déliquescence du pouvoir en Russie pré – révolutionnaire, telle qu’elle fut observée par l’un des rares Français connaissant aussi bien le pays que de nombreux autochtones, avec, en parallèle, l’histoire d’une famille affrontant la révolution, la guerre civile et l’exil. Deux mémoires qui, en un jeu de miroir, permettent au lecteur de suivre l’évolution de 46 années d’amitié. Avec, en son milieu, une césure et une inversion de rôles : à dater de l’installation de la famille Gorboff en France, Jules Legras occupe une position dominante : ce ne sont plus les Gorboff qui l’accueillent fréquemment dans son « cher Petrovskoe », c’est lui qui porte un « viatique » à son amie Sophie Nicolaevna afin qu’elle puisse régler le loyer.

Enfin – et ce fut pour moi une découverte -, le Journal montre comment, loin de Moscou, loin de cette Russie qu’il aimait tant et où il a passé au total neuf années de sa vie, Jules Legras s’est rapidement détaché des Russes…Comme s’il ne l’avait jamais parcourue de long en large, n’avait jamais dormi d’un sommeil de juste sur le plancher d’une chambre d’hôtel infesté de punaises, ni rencontré des hommes de toute condition dont, s’il dénonce les défauts, il admire les qualités.

Jules Legras

Les photographies de Jules Legras sont rares et appartiennent  à la Bibliothèque municipale de Dijon (c)

 « Je suis imbibé de la Russie » écrit-il en 1898, à 32 ansEt encore: « Oh, que j’envie ces hommes naturels, chez qui tout est nature, joie, souffrances, rêves, aspirations, chez qui rien n’est faux ni faussé ! Chez moi, tant de ressorts sont faussés, qui étaient droits et inflexibles, avant la pesée de mon éducation…(Journal, 1897). Et encore « J’attends le dîner et je suis triste. D’abord d’avoir quitté la Russie. Ce pays affreux est divinement attirant. Je l’aime comme une femme, avec des emportements, des dégoûts…Je l’aime pour sa chair et pour son âme et je voudrais un jour exprimer tout cela. »  (Journal, 1914)  …et l’on pourrait multiplier les citations sur le thème du « bon sauvage », de l’âme slave et de la démesure russe, auxquelles nul voyageur n’échappe, qu’il soit en mal d’exotisme, désireux de prouver la supériorité de l’Occident sur «la Russie tartare» ou, pour ce qui concerne Jules Legras, soucieux de fournir une description exacte de « ...Cette Russie que j’ai voulu cesser de sentir pour tâcher de la savoir. » (Journal, 1899)

Dès son retour en France, en effet, Jules Legras devient ce qu’il est convenu d’appeler un « spécialiste », fin connaisseur de l’âme et de la culture russes. Exclusivement tourné vers son activité professionnelle -, articles du Monde Slave portant sur des questions politiques et économiques, cours sur les grands auteurs russes du XIXe siècle : Tolstoï, Gogol, etc., rédaction d’ouvrages, – il n’accorde que peu d’intérêt aux émigrés eux-mêmes. Les Russes l’intéressaient en Russie ; hors des frontières de l’empire, les Russes exilés sont presque devenus une abstraction. La Russie, elle, demeure. Désormais elle le fait vivre et lui permet d’enseigner.

Aussi étrange que cela puisse paraître, à l’exception d’un nombre restreint d’amis et d’intellectuels russes, cet homme curieux de tout qui, au long des années, interrogeait responsables et ministres, ne manquait aucune occasion de faire parler fonctionnaires et petites gens, s’informait des conditions de vie des colons en Sibérie… ne s’intéresse guère aux querelles, politiques, philosophiques ou religieuses, qui enflamment et divisent l’émigration. Les émigrés sont des Russes de Russie mais, dans un contexte aussi exceptionnel et, si j’ose dire, « intéressant » que l’exil, aucune curiosité particulière ne l’incite à questionner responsables de partis politiques ou d’organismes caritatifs, hiérarques orthodoxes et généraux défaits.  Alors que le pouvoir soviétique redoute encore l’émigration et cherche à l’infiltrer, n’hésite pas à kidnapper les généraux Koutiepoff et Miller, Jules Legras demeure  indifférent au sort des émigrés :  violemment hostile au nouveau régime, il ne cherche cependant pas à se renseigner, n’entreprend aucune étude sociologique et ne rédige pas de notes, que ce soit pour lui-même ou pour qui de droit. Les noms de Marina Tsvetaeva, Nina Berberova, Nicolas Berdiaeff, Wladimir Weidlé, Serge Boulgakoff, Dimitri Merejkovsky, Zinaïda Hippius sont à peine mentionnés dans le Journal. Comme s’ils avaient cessé d’être russes, Jules Legras se tient résolument éloigné des Russes exilés. Seule, la Russie l’intéresse. La page est tournée. Nous y reviendrons.

C’est donc aujourd’hui, en 2017, plus d’un siècle après que Jules Legras ait fait, en 1893, la connaissance de Nicolas et Sophie Gorboff, que nous pouvons enfin confronter les pages de son Journal à celles des Mémoires de la famille Gorboff. La mise en abyme impressionne. Quelques exemples : si je n’avais pas entrepris l’écriture de La Russie fantôme, parue en 1995 à l’Age d’Homme, ma mère ne m’eût pas remis les Souvenirs de mon père, écrits en 1954 et dont j’ignorais l’existence ;  si l’éditeur n’avait pas accepté d’annexer ce texte à mon ouvrage, mon amie Tatiana Ougrimoff ne m’eût pas introduite en 2003 auprès de la revue Zvezda – qui publia ces Souvenirs et, sans m’en informer, les mit en ligne ; et si, habitant à Saint-Pétersbourg, mon cousin André Lodkine, descendant de Michel Masloff, frère de ma grand-mère, n’avait pas lu ce texte, il ne m’eût probablement pas contacté en 2013 pour signaler l’existence de la première partie du manuscrit des Mémoires de Sophie Gorboff, rédigés en 1885 et soigneusement gardé dans sa famille…La deuxième partie des mémoires de ma grand-mère (rédigée en 1924) se trouvait en ma possession : la réunion de ces deux textes fut, pour une grande part, la raison d’être de mon blog.

Enfin, il y a ce que j’appellerais « mon voyage extraordinaire à Dijon ». J’ai raconté comment, consultant en 2015 le fonds Legras à la bibliothèque municipale de cette ville, j’ai découvert un texte écrit en français, intitulé Un pogrome dans la Russie centrale, rédigé par Sophie Gorboff en 1919. «Découvert» n’est pas le terme exact puisque des chercheurs l’avaient parcouru sans établir de lien avec les Mémoires de ma grand-mère : j’étais la seule à pouvoir le faire, et c’est moi, sa petite-fille, dernière à porter le nom de Gorboff, qui ai publié dans mon blog ce texte rare, dont je ne connais pas d’équivalent. La vie m’a offert quelques moments forts : j’ai pu voir la chute de la dictature communiste et aujourd’hui, un témoin irremplaçable me permet de remonter le temps à la recherche de ma famille. Et ces deux moments se rejoignent. Rares sont ceux qui ont connu un tel privilège ; ma dette envers Jules Legras est immense. Je remercie chaleureusement la direction de la bibliothèque municipale de Dijon et notamment Sébastien Langlois, en charge des archives, de m’avoir autorisé à publier ce texte.

On imagine aisément avec quelle attention j’ai parcouru les 9 100 pages du Journal de Jules Legras. Relevant la moindre allusion se rapportant aux Gorboff, j’ai établi une chronologie, comblé quelques taches blanches de l’histoire familiale et, au-delà de l’amitié unissant Jules Legras à Sophie Gorboff, – car ce sont eux, le pivot de l’histoire -, appris bien des choses. De nouveaux personnages sont apparus. L’histoire reconstituée de la famille Gorboff est  au coeur de mon blog : des archives aussi riches que celles qui sont en ma possession ne pouvaient demeurer inexploitées. Je précise qu’en retraçant l’histoire de ma famille, c’est bien l’émigration des années vingt que je tente de faire revivre, dans la mesure de mes moyens.

Ces nouveaux personnages, quels sont-ils ? A peine mentionnés dans les Mémoires, ils font tous partie de l’entourage immédiat de Sophie Gorboff ; de puissants liens affectifs les relient à Jules Legras. Et l’on peut affirmer sans se tromper que sans le Journal, nul n’eût soupçonné la place qu’ils occupaient dans sa vie.

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Serge Masloff ( 1867-1927) Archives Masloff(c)

Le premier à entrer en scène est Serge Masloff (1867-1927), frère cadet de Sophie Nicolaevna. Jules Legras fait sa connaissance en 1893 ; tous deux ont moins de trente ans. Serge Masloff a étudié l’histoire et le droit. Il est jeune, beau, entreprenant ; la chose publique est sa grande passion. Entre les deux hommes, c’est le coup de foudre : Jules Legras et Serge Masloff deviennent ce qu’il est convenu d’appeler « des amis de cœur »  …Enfin j’arrive, écrit Jules Legras… L’ami est là, le cher, emmitouflé, radieux : La joie de se revoir, d’être l’un près de l’autre, pressés ! Comme les cœurs parfois se trouvent. Par quoi ai-je mérité de tels amis ?» (Journal, 1898)

La propriété des Masloff se trouve non loin de la petite ville d’Orel où Serge Masloff milite activement au sein des zemstvos (on sait qu’en 1918, à peine arrivés au pouvoir, les bolcheviques remplaceront ces assemblées locales chargées de gérer les provinces par les soviets). Des zemstvos à la politique, il n’y a qu’un pas. Serge Masloff est également membre actif de l’Union du 17 octobre 1905 (Союз 17 Октября). Les Octobristes sont des libéraux : ils luttent pour l’octroi des libertés civiles à tous les sujets de l’Empire, un régime constitutionnel, un parlement. Mon grand-père Nicolas Gorboff et un grand nombre de ses amis ont leur carte de membre.

En 1917, Serge Masloff disparaît dans la tourmente.  En 1922, alors qu’il se trouve en France avec Sophie Gorboff, Jules Legras note dans le Journal : « Un mot de Serge Masloff nous délivre d’un grand poids ; Sophie Nicolaevna ne se tient pas de joie. » Mon père retrouvera sa sépulture en Egypte, mais ceci est une autre histoire…

Olga (18? -1933) et Lydia Massloff. La date de naissance d’Olga est inconnue et l’on ne sait laquelle des deux jeunes filles est Olga. Archives Massloff (c)

A peine visible mais combien important, un second personnage joue un rôle capital dans la vie de Jules Legras : Olga Masloff (18?-1933), sœur cadette de Sophie Gorboff. En 1894, Olga est une jeune fille dont Jules Legras sera, des années durant, secrètement amoureux : «Chez Olga Nicolaevna, quelques heures charmantes, comme toujours… Sur le quai de la gare, j’ai un quart d’heure de souffrances atroces, de regret comme longtemps je n’en ai eu pour aucun de mes amours les plus fous » (Journal, 1898). 

Dix-sept ans plus tard, il écrit encore : « Je songeais cette après-midi aux enfants que j’aurais eu d’Olga si je l’avais épousée. (…) je ne sais quoi m’a retenu de lui demander sa main (…) Et ce quelque chose était en partie la crainte du déracinement et ce je ne sais quoi de crainte généralisée que j’ai éprouvée en ce temps-là …Et je vois un fils issu de nous, avec ce je ne sais quoi d’un peu étrange qu’ont les mélanges de races…! Ah, si je n’avais pas craint cette déviation morale, comme je me serais laissé aller à mon sentiment!» (Journal, 1915)

Il n’osera jamais se déclarer (on pense à Oblomov) et taira longtemps cet amour à son amie Sophie Nicolaevna, dont il dresse à maintes reprises un portrait, celui d’Olga, s’il l’avait épousée : «…C’est une femme supérieure, très intelligente, très cultivée, sans cesser d’être pratique et d’être femme. Elle répand autour d’elle la joie et le contentement. Avoir à ses côtés une telle femme est un bonheur sans égal .»(Journal, 1898)

Sophie Gorboff (1863-1949) avec ses deux aînés, Sophie et  Serge, vers 1900. Archives Gorboff (c)

Enfin, pour en terminer avec les liens de Jules Legras avec la famille Masloff/Gorboff, il faut évoquer le jeune Serge (1893-1915), – Serioja -, fils aîné du couple. «En disant adieu à Serioja, j’ai vu perler dans ses yeux deux larmes qu’il s’est empressé de dissimuler en se sauvant. Cette tendresse et cette pudeur de l’attendrissement m’ont touché infiniment. J’ai toujours eu pour cet enfant un faible. Il sent maintenant que cet oncle nomade n’est pas seulement un jongleur qui parle mal le russe mais un ami. Et j’ai été plus triste à provodit (raccompagner) les enfants que je ne le suis à prendre congé des grandes personnes. » (Journal, 1902)

Engagé volontaire lors de la Première Guerre mondiale, Serge Gorboff perd la vie dans une embuscade, douze jours après son arrivée au front. Un attachement particulier l’unissait à Jules Legras, qui l’avait l’invité à séjourner en France (1908). La mort de son «cher enfant Serioja» rapproche encore Jules Legras de Sophie Gorboff, vers laquelle, décidément, tout converge : le frère, la sœur, l’enfant et le mari.

Nicolas Gorboff (1859-1921) avec sa fille Catherine, vers 1909. Archives Gorboff(c)

On doit en effet à Jules Legras ce que l’on sait des années de maturité de Nicolas Gorboff (1859-1921), mon grand-père, « Nic Mik » dans le Journal. Plus rarement cité que Sophie Gorboff, il apparaît comme une personnalité quelque peu dépressive, très attaché à ses œuvres caritatives, peu à même de gérer son domaine ; sa mauvaise santé ainsi que la présence à ses côtés d’une femme aussi énergique que Sophie Nicolaevna ne permettront pas à leur amitié de se développer avec l’intensité de celle qui l’unit à Serge Masloff. Déjà malade en Russie, mon grand-père meurt en février 1921, quelques mois après l’arrivée des Gorboff en Allemagne. Jules Legras verra son ami dans le trou noir de l’exil, paralysé, diminué.

C’est donc l’activité pédagogique de Nicolas Gorboff – qui, rappelons-le, crée à Petrovskoe une école pour enfants de paysans -, ainsi que le large champ de ses relations, qui offriront à Jules Legras l’occasion de participer étroitement à la vie d’une famille russe, que ce soit à Moscou (lors de l’insurrection d’Octobre/Novembre 1917, il habite chez les Gorboff, dans l’appartement de l’Arbat), ou au domaine familial de Petrovskoe, où il séjourne fréquemment.

Petrovskoe

Petrovskoe, l’unique photographie en ma possession…On sait que Jules Legras  photographia  le domaine; les clichés sont introuvables. Archives Gorboff(c) 

A Petrovskoe, la vie des Gorboff est celle de nombreux propriétaires terriens : elle fut longtemps pour moi le symbole du paradis perdu. «Le soir, je suis parti pour Mzensk dans le train lent et si confortable. C’est une joie de voyager ainsi…Enfin les vieux amis, les chers amis, les Gorboff, avec leur petite smala grêle et blonde, Sonia, Serioja, Katia, Iacha, Micha… Nous faisons le tour du propriétaire : le bien est admirablement situé… L’atmosphère est douce et c’est délicieux. Je revois une allée étroite de bouleaux noirs, qui me ravit, qui m’émeut. Des paysannes y ramassent des pommes » (Journal, 1898)

Jules Legras aime Petrovskoe. « Rien à noter, en vérité, tant je suis heureux ici », écrit-il en 1898. Des années plus tard, en 1925, il évoque encore « …le charme incomparable de cette maison de campagne, doublée d’une immense bibliothèque moderne ». Chacun organise la journée à sa guise ; le soir, de longues conversations réunissent famille et invités. Jules Legras se lève tôt pour aller pêcher, se baigne souvent dans la Zoucha ; la nature est pour lui  source de joie. De nombreux amis vont et viennent, on se rend visite entre voisins … Le domaine est proche de Yassnaya Poliana (Tatiana Lvovna, la fille de Tolstoï, entretient des relations amicales avec les Gorboff) – et de Kotchety, la propriété de son futur mari,  Mikhaïl Soukhotine, avec lequel l’auteur du Journal aime converser. Dans un pays traversé de multiples tensions, ce milieu de propriétaires terriens, d’intellectuels et de nobles est, plus que jamais, un précieux terreau d’étude.    

Mais, et c’est en cela que le Journal est unique à mes yeux, il permet de suivre le parcours de la famille Gorboff avant et après l’exil.

Michel Gorboff (1898-1961) en 1918, à Orel. Archives Gorboff(c)

1916, Petrovskoe. « J’ai fait une bonne promenade avec Michel. Il a près de 18 ans. Il est grand et fort et s’occupe avec passion du bien dont il dit que c’est vraiment facile et intéressant et dont il remplira sa vie sans peine ». Mon père devait vivre à Petrovskoe et gérer le domaine, les autres enfants ayant libre accès à la propriété.

1930, Paris. «Dîner avec Micha Gorbof, démoli physiquement et moralement. Il ne mange qu’à midi et fait en moyenne 40 f ( de courses, en tant que chauffeur de taxi), contre 70/75 avant. Il en a assez. Mais délicatesse extrême, ne veut pas d’argent. Le docteur Chausson l’ayant invité plusieurs fois à venir se faire examiner par lui, il hésite, ne pouvant payer…» Mon père avait rapidement compris qu’il n’y aurait pas de retour possible:1930 fut l’année où il obtint la nationalité française.

Je ne crois pas me tromper en disant que, bien qu’occidentalisée, et peut-être même « parce que » occidentalisée tout en demeurant très russe, la famille Gorboff fut, avec celle d’Alexandre Goutchkoff, le pôle affectif de Jules Legras, tant en Russie qu’à Paris. « Que j’aime cette famille ! Comment pourrais-je m’acquitter jamais ? « 

               Ce n’est évidemment pas un hasard si j’emprunte à Brodsky l’intitulé de ma communication. Loin de Byzance… Loin de Moscou… que ce soit pour la famille Gorboff,  Jules Legras ou de nombreux exilés, « loin » n’est pas le moindre de ces mots.

J’ai dit plus haut à quel point le désintérêt de Jules Legras, non pour la Russie, mais pour les Russes émigrés, fut pour moi une surprise. Loin de Moscou, Jules Legras redevient le Français qu’il n’a jamais cessé d’être, tant à ses propres yeux qu’à ceux des Russes : la chaleur des rapports humains, des rêves de jeunesse un peu fous – épouser une Russe, acheter un bateau pour naviguer sur les fleuves de Sibérie, ainsi que le sentiment quelque peu grisant et illusoire  d’avoir «tout compris» et de mieux connaître la Russie que les Russes eux-mêmes -, lui avaient parfois donné le sentiment d’avoir franchi la ligne, invisible, mais incontestablement présente, qui sépare les Occidentaux des Russes. Vaste et inépuisable sujet….

La rivière avait débordé, elle regagne son lit. Aucune nostalgie, aucune évocation des espaces, des hommes et de la liberté qui furent les siens lorsqu’il descendait les fleuves de Sibérie, ne viennent troubler Jules Legras pendant les vingt années qui suivent son retour en France. Comme pour l’ancrer davantage encore dans la réalité française, ce que je qualifierais de « métaphore de Mowgli » revient à maintes reprises dans le Journal :… « Je me dis aussi que moi, informe Mowgli, grisé d’abord par cette jungle troublante où j’ai trouvé la sagesse, la bonté, le dévouement, la liberté des grands fauves de Kipling…mais aussi la bassesse, la cruauté, la saleté…je pense pourtant que je ne suis pas fils de cette jungle…qu’il faut dire adieu à ces amis tant aimés pour retourner là-bas, au village enfumé, triste, mais natal, retourner auprès de ceux de ma race qui sentent comme moi. » (Journal,1999).

La métaphore est commode : elle justifie à ses yeux sa non-demande en mariage à Olga Masloff (« N’épouse pas une étrangère« , lui répètent sa mère et ses amis français), son peu d’intérêt pour les exilés, sa détestation des étrangers, dont les juifs (certaines phrases sont particulièrement dures). A l’image de nombreux Européens des XIXe et début du XX èmes siècles, Jules Legras est, tout naturellement, xénophobe. Il hait tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à « un mélange de races », au métissage, utilise souvent le mot de « métèque » et, dans une imprécision qui nous fait aujourd’hui frémir, désigne différentes cultures sous le terme de « nationalités » : «… Et puis, si exceptionnellement proches que nous soyons (Sophie Gorboff et lui), il y en entre nous deux miroirs différents de nationalité. Donc, lier ma vie à la sienne me serait à peu près impossible… » (Journal, 1922). Une étude de la pensée de Jules Legras sur ce thème serait bienvenue.

Sophie Nicolaevna Gorboff (1863-1949). Paris, vers 1945.  Archives Gorboff (c)

A Paris, donc, les relations de Jules Legras avec Sophie Gorboff vieillissante mais encore active : – en Russie comme en France, elle l’aide à revoir ses textes russes, lui conseille des auteurs peu connus, commente son analyse des oeuvres de Gogol ou de Tolstoï et traduit en russe La Littérature en Russie (1929, on ne sait où se trouve le manuscrit) seront marqués du signe, tout occidental, de la mesure. S’il accélère l’obtention du visa d’entrée des Gorboff en France (nous connaîtrons un jour les raisons pour lesquelles il n’a pu aider son grand ami Serge à quitter l’Egypte)  et lui rend souvent visite (Jules Legras est un homme pressé et elle l’agace souvent avec cette manie russe de toujours vouloir retenir les gens à déjeuner ou à dîner), s’il l’aide à obtenir un rends-vous avec un médecin…une imperceptible frontière culturelle, dont il est parfaitement conscient, n’en sépare pas moins celui qui est « chez lui » des exilés. Alors que l’intelligence et la culture de Sophie Nicolaevna sont maintes fois évoquées dans le Journal, Jules Legras ne la présente à aucun de ses amis français, et lorsqu’il l’invite en vacances dans les Pyrénées,il se garde bien de renouveler l’invitation. Cette frontière est douloureusement vécue par les émigrés qui, tant pour masquer leur déception que pour ménager leurs amis français, feignent ne pas s’apercevoir de son existence.  Cela n’entache pas leur amitié, et je renvoie à mon blog pour lire des extraits de lettres de ma grand-mère à Jules Legras ; il en a détruit beaucoup, les deux amis ayant correspondu toute leur vie. Je ne sais où se trouvent aujourd’hui celles de Jules Legras aux Gorboff, ni à son ami Serge.

Sophie et Marina Gorboff, 1943. Archives Gorboff(c). Nous avons aujourd’hui le même âge; sa canne est désormais la mienne. 

Enfin, je voudrais terminer par la demande en mariage qui, selon la mémoire familiale, aurait été faite par Jules Legras à Sophie Gorboff, probablement afin qu’elle puisse hériter de sa pension de retraite. Nulle trace dans le Journal : un homme aussi attentif à ses états d’âme l’eût évoqué. Le texte ne mentionne cependant pas certains événements importants, dont le décès de Serioja. Mais je ne pense pas que Sophie Nicolaevna ait affabulé et me souviens qu’enfant, le nom de Jules Legras était immanquablement suivi de : « Il avait demandé grand-mère en mariage »…Alors ? Il me plaît de penser que  – vrai ou faux -, ce fil ténu qui m’a conduite à Dijon, puis au Journal, menait en réalité au dévoilement de l’amitié qui, pendant près d’un demi-siècle, a uni Jules Legras à la famille Gorboff.

                                            Marina Gorboff, Paris, le 10 décembre 2017

 

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