Les archives Gorboff. Petrovskoe retrouvé

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Petrovskoe, le domaine familial des Gorboff. « Le charme incomparable de cette maison de campagne dotée d’une bibliothèque moderne » écrit Jules Legras en 1925.(c).Archives Gorboff

A l’ombre des grands arbres de Petrovskoe enfin retrouvé – dont je cherchais depuis longtemps les photographies -, l’heure est apparemment venue de clore ce blog. A moins de nouveaux événements ou d’archives exceptionnelles, j’ai le sentiment d’avoir épuisé le thème de la chronique familiale ainsi que celui de l’émigration russe, telle qu’elle fut vécue par ma génération. La page est tournée. Le communisme s’est effondré, les émigrés de 1920 sont morts et, bien intégrés dans la société française, leurs enfants disparaissent à leur tour. L‘émigration russe ne repose plus que sur ses œuvres, les archives et le souvenir que nous gardons de nos parents.

Nul ne s’étonnera que j’aie légué mes archives à des archives publiques françaises. Après moi, les manuscrits de Sophie et Michel Gorboff ainsi que mes textes  formeront le fonds Gorboff des archives municipales de Dijon. Aujourd’hui en constitution, il sera numérisé, libre d’accès, accessible aux descendants des émigrés comme aux chercheurs. Pourquoi Dijon ?  Parce que je dois la préservation  du  manuscrit de ma grand-mère, Un pogrome en Russie centrale (1919), au fonds Jules Legras, ce témoin irremplaçable de la vie des Gorboff avant et après l’exil. D’autres villes françaises possèdent des fonds slaves qu’elles ne demandent qu’à enrichir. Afin que nos archives papiers ne soient pas perdues, ou rapatriées en Russie et soumises à des restrictions d’accès, j’ai pensé que telle était  la meilleure solution.

La constitution de ce fonds est pour moi source de fierté. Par la voix de la petite  « Ruskoff » ou « Popoff » des cours de récréation de l’école communale, d’autres enfants de la seconde génération survivront dans la mémoire collective. Je suis en effet persuadée que dans trente ou quarante ans, le fonds Gorboff sera étudié par les chercheurs, et que cette génération charnière encore mal connue dont j’ai fait partie deviendra l’objet d’études. J’encourage très vivement d’autres émigrés à faire connaître leurs archives et à les confier aux fonds publics de leur pays d’accueil.    

La réussite de ce blog fut pour moi une surprise. Par le nombre de connexions, d’abord, plus de 22 000 à ce jour ; par la révélation de la merveilleuse ubiquité (l’apanage des dieux) du web : à peine un billet est-il publié que je sais qu’un lecteur de Nouvelle-Zélande, d’Ukraine ou du Qatar est en train de le lire ; par le nombre de lecteurs par pays, ensuite : après la France, la petite Belgique vient en tête des connexions, loin devant l’immense Russie ; par le succès inattendu de billets tels que Roubachof ou l’échec des Objets-mémoire en russe, très lus en France. Enfin, comme dans les œuvres de fiction où les personnages de roman échappent à leurs auteurs, les membres de la famille Gorboff m’ont échappé à leur tour pour devenir les héros d’une aventure à la fois historique et familiale, formant un puzzle vivant dont j’ai  patiemment  assemblé les pièces.

Les photographies de Petrovskoe qui me parviennent aujourd’hui se trouvaient chez ma cousine Sophie Bary, décédée le 6 avril dernier. Née aux Etats-Unis en 1928, Sonia était l’unique enfant de Marie Gorboff/Bary (1900-1973). Parmi ses affaires, son fils George a trouvé des photographies dont il ignorait l’existence. Sonia parlait peu. Elle était à mes yeux une parfaite américaine, ne s’intéressait pas spécialement au passé familial, n’était jamais allée en Russie… mais gardait précieusement quelques objets venant de Russie, dont  ces photographies de Petrovskoe emportées par sa mère en 1920.  

Sophie Jones, née Bary (1928-2019),vers 1980. Elle hérita de sa mère la passion  cynophile ; toutes deux  se consacrèrent à l’élevage de chiens de race.

George Jones (1955- ) a longtemps vécu à NewYork, où il enseignait l’informatique,  avant de s’installer dans le Maine. Ici à Paris, 2005. 

En mon for intérieur, je qualifie  George de « dernier des Gorboff » tant, par le haut de son visage, il ressemble à mon aïeul préféré, mon arrière-grand-père Mikhaïl Akimovitch. Cette ressemblance physique, que je suis apparemment la seule à découvrir, me réjouit. George est plusieurs fois venu à Paris à la rencontre de la famille. Il évoque ces réunions hautes en couleurs dans son Journal : encore  un Gorboff qui écrit.

J’ai tout de suite reconnu Petrovskoe. Avais-je vu ces photos enfant, lorsque je venais  chez ma grand-mère, rue de Casablanca? Je découvre aujourd’hui les images que mon père portait en lui lorsqu’il évoquait son « cher Petrovskoe ». Il devait gérer le domaine, s’y installer avec sa famille …et de quelle famille autre que la nôtre peut-il être à mes yeux  question, en dépit de la rencontre, fort improbable à l’époque, de papa avec une jeune fille de Bessarabie ? Il n’y a pas de logique dans le domaine des sentiments.

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Situé entre Mzensk (320  kilomètres de Moscou), et Orel ( 52 km de Mzensk), Petrovskoe  n’existe   plus. Au fond, la maison de maître. (c) Archives Gorboff    

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Petrovskoe fut acheté et non pas construit selon les indications de Nicolas Gorboff, à une date qui m’est encore inconnue. C’est un mélange de bois et de pierre. La Russie  étant un pays de forêts,  la pierre est rare : utilisée pour l’édification de demeures aristocratiques, d’inspiration occidentale,elle a peu à peu remplacé  le bois des  kremlins et des églises, qui n’en finissaient pas de brûler.  Archives Gorboff  (c)

« La propriété était en bois de chêne, peinte en blanc, et comptait 27 pièces » écrit Marie Gorboff (c) Archives Gorboff

J’ai entendu le nom de la rivière Zoucha avant celui de la Seine. Archives Gorboff(c)

L’intérieur ; on aperçoit une armoire  avec des livres; d’autres armoires se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque municipale de Toula.  Archives Gorboff (c)

Mais revenons à Petrovskoe. A mon grand soulagement, j’ai aimé cette maison ; j’avais peur que le goût  très germanique de l’ordre de Nicolas Gorboff, mon grand-père, ne l’ait entraîné vers l’acquisition d’une demeure plus imposante ou luxueuse. La vue  de cette maison en bois avec des pignons où les enfants devaient se réfugier, de la pelouse un peu ingrate, du lierre sur les façades, m’a rassurée. Ce n’est pas une demeure de nouveau riche, ai-je pensé. C’est la mienne. C’est « ma » maison, celle où j’aurais vécu avec mon ordinateur et mes livres, où mes filles et les enfants de mes filles seraient venus pour de longs séjours et où le soir, nous aurions bu du vin de Géorgie en regardant tournoyer les hirondelles. Quelques photos… et le temps retrouvé, à jamais perdu.

Je suis heureuse que Petrovskoe ait été détruit, car je ne peux l’imaginer défiguré, transformé en  orphelinat, en kolkhoze  ou, encore moins – comme l’hôtel particulier des Gorboff à Moscou (Basmannaya, 33) -, en poste de police. Et de nouveau, cette phrase que j’aime tant, de Moby Dick : « Cette île…n’est portée sur aucune carte. Les vrais lieux n’y figurent jamais », s’est  imposée à moi.

Petrovskoe. L’unique photographie jusqu’alors en ma possession

En comparant les images, – la mienne, la seule en ma possession depuis  plus d’un demi- siècle – ,  avec celles qui me sont enfin parvenues, je découvre la topographie des lieux. Je retrouve les mêmes grands arbres sur les photos d’Amérique, je sais aujourd’hui où est assise la personne que l’on aperçoit sur ma photographie, probablement une niania car elle tient un enfant dans ses bras, je vois la pelouse où, lors du  grand  nettoyage d’été, on déposait les livres (sur la tranche, les pages séparées) afin de les aérer. J’imagine également la foule des paysans du « pogrome » si bien décrit par ma grand-mère, massée autour de la maison aux fenêtres basses et comme, derrière les volets clos, les jeunes Gorboff avaient eu peur en voyant des ombres se déplacer dans la nuit.

« …и даже, все к лудшему… et même, (que) tout est pour le mieux »…écrit Anna Akhmatova en 1953. C’est fini. La page de l’émigration est tournée. Celle des Gorboff également. Reste la mémoire, c’est-à-dire les archives. Comment peut-on oublier ?

                                                                        Marina Gorboff, Paris, le 10 mai 2019 

Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff :

                           patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                     

contact:gorboff.marina@gmail.com