
Georges Ivanov(1894 -1958), photo d’identité, vers 1952. Bibliophilie russe(c)
Je croyais en avoir terminé avec les Gorboff – quatre années de blog – lorsqu’au détour d’un livre, une petite phrase que je n’aurais probablement pas remarquée un autre jour, m’a sauté aux yeux : « Mes désirs sont des plus simples, des plus ordinaires…Je veux l’oubli, le repos, prendre un train, partir en Russie, boire de la bière et manger des écrevisses un soir empreint de douceur, dans un restaurant flottant de la Neva ».
Cette phrase de tous les exils, de ces petites choses de la vie à jamais perdues que tout exilé porte en soi, provenait de La Désagrégation de l’atome (1937), l’atome n’étant autre que l’auteur de ce beau et court récit, Gueorgui Ivanov (1894-1958) lui-même. Il fut le premier mari de la femme de lettres Irina Odoevtseva (1896-1990) qui, l’on s’en souvient peut-être, épousa en secondes noces mon oncle Jacques Gorbof (1896-1981), avant de rentrer en URSS (1987) : elle légua ses archives, ainsi que celles de Georges Ivanov et de mon oncle, aux archives de Leningrad.

Georges Ivanov vers 1921
La brève notice du Wikipédia français reflète mal la biographie de ce poète et prosateur (le Wikipédia russe est beaucoup plus complet, Ivanov étant un auteur russe de l’émigration). Dans le domaine de l’art, les années 1910 ont été exceptionnelles en Russie : loin du symbolisme hermétique de la poésie du XIXème siècle, Saint-Pétersbourg voit la naissance de l’acméisme prônant le retour à la simplicité. Il est incarné par ces demi-dieux que sont les poètes pour les Russes : Anna Akhamatova, Nicolas Goumilev, Ossip Mandelstam… Georges Ivanov et Irina Odoevtseva font partie du groupe. Ils sont tous jeunes, beaux, talentueux, se disputent au sujet d’un vers de Blok ou de Narbout, ignorant encore que la révolution va saccager leurs vies et leur conférer une aura exceptionnelle (Goumilev, fusillé en 1921, Akhmatova, deux compagnons fusillés, un fils au Goulag, et Mandelstam, mort dans un camp de transit en Sibérie (1938).

Irina Odoevtseva « La jeune fille au ruban » 1922, par Georges Annenkov (1889 –1974). Le peintre émigra et travailla avec de grands noms du cinéma français.
Comme tant d’autres poètes et intellectuels, Georges Ivanov émigre en 1922 après avoir épousé la belle Irina Odoevtseva, fille d’un riche avocat de Riga, dont les biens assurent jusqu’en 1945 de solides revenus au couple, à l’union fort peu conventionnelle. Splendeur et décadence : alors que l’émigration survit à peine, ils mènent grande vie à Paris ; villa à Biarritz pendant la guerre, accusations de sympathies pro-nazies suivies du dénuement le plus absolu, misère, alcool, drogue. En 1955 tous deux entrent dans une maison de retraite pour émigrés russes du sud de la France ; malade, Georges Ivanov se replie sur lui-même: «Ivanov n’a peur d’aucune saleté» dit-il en refusant que l’on nettoie sa chambre, exprimant ainsi la suprématie de la poésie sur la matière, et les témoins évoquent des draps sales sur lesquels courent des cafards. Il meurt en 1958, sans jamais cesser de composer.
Le pittoresque de l’anecdote des cafards n’est évidemment qu’un reflet de ce personnage peu commun, même aux yeux de l’émigration. Dans C’est moi qui souligne (1989), Nina Berberova dresse un émouvant portrait de celui qu’elle a connu à Saint-Pétersbourg, puis à Paris : …« Quant à Georges Ivanov, il écrivait en ces années-là ses meilleurs poésies, transfigurant sa destinée personnelle, faite de pauvreté, de maladies et d’alcoolisme, en une sorte de mythe de l’autodestruction, dépassant les limites du bien et du mal, de ce qui est permis (par qui?) et interdit (pour qui ?) » ; « A la fin, il avait simplement perdu tout sens moral».
Homme de droite – « Plus à droite que moi, il y a le mur» -, anticommuniste et nostalgique de la monarchie, Georges Ivanov est l’un de premiers exilés à évoquer son retour en Russie : « Je reviendrai par mes poèmes ». Certaines phrases de La désagrégation de l’atome sont magnifiques : « Tout le monde dansait, tout le monde était ivre, et personne n’entendait la voix qui disait : ’Malheur aux vainqueurs’ ! ». Début d’un poème (1937) :
- Россия счастие. Россия свет/ Russie bonheur. Russie lumière.
- А, может быть, России вовсе нет/ Et si la Russie n’existait pas…
Je ne crois pas me tromper en disant que le poète ne serait jamais revenu en Russie avec sa femme; s’ils n’avaient été soupçonnés de sympathies pro-nazies, synonyme de peine aggravée, Georges Ivanov et Irina Odoevtseva auraient pu rentrer en URSS à la fin de la guerre. On se souvient que, cédant aux promesses d’impunité de Staline « pardonnant » aux émigrés leur anti-soviétisme, une petite partie de l’émigration retourna en URSS où elle connut la relégation et les camps. Ce que je sais de Jacques Gorbof, ainsi que la lecture de sa correspondance, montrent à l’évidence que mon oncle n’eût jamais entrepris une telle démarche.
Et j’en arrive au véritable sujet de ce billet, le retour très médiatisé d’Irina Odoevtseva en URSS. A l’aube de la perestroïka, elle est cette première hirondelle dont le régime a besoin pour annoncer sa libéralisation, tant aux yeux du pays que du monde. Le 11 avril 1987, la presse est là pour accueillir la « Dernière Survivante (ou le « Dernier Sourire ») de l’Age d’Argent ». Quelques jours plus tard, dans le N°18 du 29 avril, la Litteratournaya Gazeta cite les paroles de la femme de lettre, recueillies à Paris la veille de son départ : « Je leur pardonne tout, à tous… ». Et entre toutes les phrases de cette interview, le correspondant du journal choisit de mettre celle-ci en avant.

« Je leur pardonne tout, à tous… » A. Koudriavtsev, A. Sabov, Litteratournaya Gazeta, 29 avril 1987. N°18
Pitoyable exercice d’allégeance du plus faible au plus fort, ai-je pensé à la vue de l’article. A ce pouvoir soviétique qui lui épargne une vieillesse difficile et l’accueille avec les honneurs, Irina Odoevtseva pardonne les erreurs et les excès de la révolution – dont la persécution de ses amis acméistes, mais c’était il y a tellement longtemps…-, l’exil et la vie brisée des émigrés. Tel est le prix à payer.
J’avais tort. A la lecture de l’article, je me suis rapidement aperçue que cette première interprétation, très superficielle, était un bel exemple de « ma » déformation, partisane et antisoviétique, des choses. Même si elle l’avait pensé, Irina Odoevtseva ne pouvait évidemment pas « pardonner » les années sombres de l’URSS – dictature, Terreur, destruction de l’intelligentsia, Goulag – face aux membres du parti, aux représentants des archives et aux journalistes qui lui ouvraient les bras après soixante-cinq années d’exil, ni, à peine descendue d’avion, aborder ce thème en public. Comment avais-je pu me tromper à ce point ?
Mais à qui Irina Odoevtseva pardonnait-elle ? Elle pardonnait aux émigrés – « prisonniers de leurs anciennes erreurs », écrit le journaliste – le mal qu’ils lui avaient causé en ne reconnaissant pas la dimension de son talent.
Naufrage de la vieillesse ; désir, tout à fait naturel, de voir imprimer ses livres, de trouver des lecteurs et un public ; exercice obligé de ceux qui, après avoir changé de camp, se retournent contre celui dont ils sont issus ; influence des représentants de l’ambassade soviétique et de différentes instances qui, jouant sur la fibre émotionnelle et le désir de confort d’une vieille dame désargentée, l’incitent à revenir dans sa Patrie, avec un grand ‘p’ ; mais surtout – et l’on aura compris que c’est ce que moi, je ne peux pardonner -, reniement du long combat des émigrés pour la sauvegarde de cette culture que le régime soviétique s’est employé à détruire et à laquelle les Russes d’aujourd’hui sont tellement attachés – « наши »… « наша эмиграция », « наша культура » (« les nôtres », « notre émigration »,« notre culture »), et dont ils cherchent à s’approprier le mérite en rapatriant archives et sépultures, comme si l’émigration russe n’avait aucune existence propre hors, et en dehors, de la Russie soviétique.
J’ai pensé à Georges Ivanov et à mon oncle, à leur choc, leur déception et leur colère s’ils avaient entendus ces mots. Au désaveu de leurs vies. A l’effacement et au brouillage des traces. « Qui » se souvient de « quoi » ? interroge Paul Ricœur.
Triste histoire, en vérité.
Marina Gorboff, Paris, le 18 avril 2019
contact: gorboff.marina@gmail.com
Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon dans le cadre d’un fonds Gorboff :