Le 20 janvier 2014, je suis allée au Mémorial de la Shoah à l’occasion du 70e anniversaire de la déportation du convoi n° 66 à destination de Drancy, puis d’Auschwitz. Une commémoration intitulée « lecture des noms » devait avoir lieu. J’avais d’abord hésité. Non juive, je me demandais si ma place était parmi les familles de ceux qui avaient été exterminés par des chrétiens car, qu’ils soient croyants ou athées, les Juifs nous perçoivent en premier lieu en tant que tels. Je ne voulais pas que ma présence soit ressentie comme une sorte de voyeurisme. Chacun sait que les bons sentiments ont parfois de malheureux effets : de 1985 à 1993, la triste affaire des religieuses du carmel d’Auschwitz – venues s’installer dans un couvent situé à proximité du camp – avait à juste titre soulevé l’opposition de différentes communautés juives et elles avaient été contraintes de quitter les lieux.
C’est donc d’un cœur hésitant que je me suis approchée de ce mémorial que je connais bien. Le mur des noms m’impressionne toujours, non seulement par la liste interminable des familles exterminées par les nazis mais aussi par la possibilité, librement offerte à tous, de prendre appui sur une mémoire visible, inscrite dans la pierre, hors de toute instance religieuse ou officielle. Il fait également appel à un symbole lourd de signification dans l’histoire mondiale et mon histoire personnelle, celui du mur de Berlin. Si le mur du mémorial de la Shoah est avant tout celui d’une mémoire unissant les hommes dans un malheur commun, d’autres murs se dressent encore, qui les séparent.
J’ai franchi le portique, subi le contrôle habituel sans que l’on me pose la moindre question. L’accès du mémorial étant libre (aucune limitation n’avait été mentionnée pour cette commémoration), j’étais contente de pouvoir me joindre aux Juifs qui se pressaient à l’entrée. Fausse juive animée des meilleures intentions, je me pardonnais à moi-même cette usurpation d’identité au nom de l’intérêt et de l’amour que je porte depuis longtemps au peuple juif.
La cérémonie se tenait dans la crypte. Des chaises avaient été installées face à une petite tribune. Les gens affluaient, souvent en famille, parfois avec des enfants de neuf/dix ans ou plus jeunes encore, comme celui qui était devant moi, sagement assis sur les genoux d’un adulte. Grand-père, parents, enfants… en tel lieu et pareille circonstance, ce decrescendo de générations était plus émouvant encore. L’atmosphère était celle d’une réunion de famille, de l’anniversaire du décès d’un proche…Aucun pathos, aucun sentimentalisme. Les gens bavardaient entre eux.
– Vous venez pour quelle lettre ? m’a demandé mon voisin. Prise de court, j’ai bafouillé : « aucune ». J’avais l’âge d’être une petite-fille de déporté, d’avoir eu huit ans en 1943 mais ici, je n’étais qu’une âme et aurais voulu être invisible. L’idée de répondre « G » , comme Gorboff, ou Goldstein, ne m’a pas effleuré. Je n’ai également pas pensé à dire que je n’étais pas juive.
Serge Klarsfeld s’est avancé, a fait un petit discours, rappelé les circonstances du départ du convoi, le nombre de Juifs déportés, de ceux qui étaient revenus. Il a ajouté que certaines personnes étaient arrivées de Los Angeles le matin même afin de prendre part à la lecture … « De Los Angeles rien que pour une minute, le temps de dire un nom, « leur » nom… » ai-je pensé, non sans envier secrètement la force du lien unissant les Juifs vivants aux morts. Que ce soit au Cambodge, en Russie, aux Etats-Unis où ailleurs, les peuples ayant souffert dans leur chair savent à quel point il est important d’appeler chaque victime par son nom afin qu’elle survive dans la mémoire des hommes.
Une première lettre, le « A » , fut mise en évidence à côté de la tribune. Des hommes et des femmes se sont approchés et la lecture a commencé. Un registre de noms était posé sur le pupitre mais beaucoup tenaient également un papier à la main.
… « A » …
« A » comme Aaron…Un membre de la première familles des Aaron s’est détaché de la file et a commencé sa lecture : Aaron Moché, 78 ans, Ruth, 69 ans, Jacob, 48 ans, Judith, 45 ans, Rebecca, 12 ans, David, 8 ans…
On oublie à quel point la déportation n’a pas seulement concerné des adultes isolés mais des familles entières et, à chaque fois, c’est un choc. Ceux qui avaient été raflés seuls étaient rares. De temps à autre, un vieil homme lisait des noms sur une liste et, après « Samuel, 8 ans », ajoutait : « Je suis revenu »…Il était alors entouré, brièvement applaudi et ces applaudissements ne ressemblaient en rien à ceux qui saluent les performances et les triomphes. Chacun savait combien sa victoire était amère.
Je n’oublierai jamais une vieille dame qui, enfreignant la règle communément respectée de ne faire aucun commentaire après la lecture, a lu, ou fait semblant de lire : « Sarah Levinson, 40 ans »… avant d’ ajouter d’une petite voix « ma grand-mère ».
Probablement avertie par un SMS, une femme en tenue de motocycliste est arrivée cinq minutes avant son tour, est montée sur l’estrade, a dit son nom, est repartie aussitôt. Pressée par le temps ou n’ayant (lui semblait-il) plus rien à voir avec la communauté, elle était quand même venue.
Lorsque la lecture des noms fut terminée, je ne sais plus si l’on a dit ou chanté le kaddish, et le fait même que cela reste flou dans ma mémoire montre à quel point je devais être troublée. Je sais seulement qu’à la fin, j’ai failli faire le signe de croix alors que je le fais rarement, et il me semble (je me trompe peut-être) que si j’avais commis cet impair, cela n’aurait pas choqué grand monde.
Encore les juifs, diront certains. Pourquoi toujours eux ? Le vent souffle où il veut et me pousse vers ceux qui n’oublient pas : Arméniens, Tziganes, Pieds-noirs, survivants du Goulag, émigrés… la liste de ceux qui luttent contre l’oubli est longue et dans ce domaine, les Juifs sont exemplaires. De génération en génération, le moule ayant formé l’identité d’une communauté ou de chaque être évolue et se modifie. A chaque fois unique, il disparaît avec nous. Au risque de me répéter, je dirai qu’il appartient à chacun de le préserver.
Marina Gorboff, mars 2015
Pour citer ce billet : https://gorboffmemoires.wordpress.com/2015/03/19/la-lecture-des-noms/
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