Un pogrome dans la Russie centrale, par Sophie Gorboff, Yalta. 1919

Également sous-titré « Épisodes de la Révolution russe », ce texte fut écrit en français ; nous en avons respecté l’orthographe (notamment celle de « pogrome ») et la syntaxe. La traduction russe est accessible en ligne « Погром в центральной Росии »  

Malevitch paysan

Kasimir Malevitch, le faucheur, 1913      

Pour ceux qui ne connaîtraient pas le russe, « gromit’ » signifie « saccager, piller », et « grom », tonnerre. Qu’une femme aussi instruite que Sophie Nicolaevna Gorboff ait barré le mot « pillage » pour le remplacer par « pogrom » (ce massacre collectif d’êtres humains auquel la Russie a eu le triste privilège de donner un nom) montre à quel point, bien que sans mort d’homme, la destruction de la propriété de Petrovskoe s’apparentait à ses yeux à un massacre

pogrome 40002

Extrait du manuscrit de Sophie Gorboff. BM Dijon.Fonds Jules Legras.

J’ai découvert le texte de ma grand-mère aux archives municipales de Dijon, dans le fonds Jules Legras. Son existence était inconnue de la famille. Sophie Nicolaevna se trouvait à Yalta, sur le chemin de l’exil, lorsqu’il fut écrit en français, tant pour échapper au regard des commissaires politiques lors d’une éventuelle perquisition que pour servir de témoignage en Occident. Jules Legras entretenait depuis de longues années des liens étroits avec la famille Gorboff. Il était un membre influent du « Monde slave » (1917-1938), première revue française consacrée aux pays slaves, et Sophie Nicolaevna lui a probablement remis son texte à des fins de publication. Pour je ne sais quelles raisons, celle-ci n’eut jamais lieu.  

A Yalta, où ils s’étaient réfugiés après le pillage de Petrovskoe, les membres de la famille Gorboff vivaient dans la promiscuité ; le travail de Sophie Nicolaevna n’avait pu passer inaperçu. Je suis persuadée qu’après avoir rédigé son texte, ma grand-mère l’a montré  à son mari et à ses enfants, notamment à mon père, lors de ses permissions à Yalta. Dans les Souvenirs de la guerre civile, papa décrit la soif de représailles qui fut la sienne lorsque l’armée blanche est arrivée à proximité de « son cher Petrovskoe ».

Alors que Sophie Nicolaevna dédie ses deux cahiers de Souvenirs (1885 et 1924) à ses descendants et  à ses  enfants, ce texte ne porte aucune dédicace et je n’en ai jamais entendu parler dans la famille ; ses enfants semblaient avoir oublié son existence. L’ont-ils vu ? Au fond, cela importe peu puisque nous pouvons le lire aujourd’hui, près d’un siècle après qu’il ait été écrit, puis déposé, aux archives de Dijon après le décès de Jules Legras (1939). Son existence serait probablement demeurée inconnue sans la curiosité qui m’a mené à Dijon dans le cadre de ce blog, et je suis heureuse de l’avoir mis au jour. Cette découverte fut pour moi un grand moment.

Mais une question se pose. Pourquoi ma grand-mère a-t-elle refusé d’inscrire un événement aussi important que le « pogrome » dans la mémoire familiale ? Nous avons pu voir dans Quelles mémoires ? que si les survivants d’une catastrophe s’empressaient de rédiger leurs témoignages afin de ne pas oublier « l’inoubliable », cette précieuse « mémoire de leur mémoire » demeurait, par un étrange paradoxe, souvent cachée, sinon tue. Sophie Nicolaevna n’a pas dérogé à la règle. La mémoire sélective est loin d’avoir livré tous ses  secrets.     

                                                                          *

Cela commença comme partout : par une visite de militaires ayant pour prétexte de chercher des armes à feu. Nous étions alors six à la campagne : mon mari malade, encore alité après une très grave maladie, mes deux filles, mon petit-fils, notre garde-malade et moi. Tous nos jeunes gens étaient à l’armée.

C’était une après-midi de novembre, quelques jours après le coup d’état des bolchéviks. On vint m’annoncer que la cour était pleine de paysans qui continuaient à arriver en grand nombre avec leurs femmes et  leurs enfants.

 Que pouvaient-ils nous vouloir ?

Déjà, depuis le commencement  de la révolution, ils se montraient peu aimables. Au courant de l’été 1917, la propagande des bolchéviks soutenue par les appels criminels de Tchernof (ministre de l’agriculture), les lâches hésitations du prince Lwof et les bavarderies naïves de Kerensky achevèrent de rompre les derniers liens qui les unissaient à notre famille. Et cependant ces liens paraissaient fort solides. Car mon mari avait travaillé pendant vingt ans à  la formation des écoles rurales de notre district et se félicitait avec raison du progrès de la nôtre, considérée dans tout l’arrondissement comme un modèle des institutions de ce genre. A côté de l’école primaire, une école supérieure était érigée par ses soins. Une infirmerie desservant plusieurs villages fut fondée par sa mère dont la maison s’élevait à côté de la nôtre. Les anciens élèves de nos écoles avaient depuis des années pris l’habitude de consulter mon mari sur leurs études et leurs occupations à venir. Leurs pères, respectueusement, lui demandaient conseil sur les affaires de leur commune. En somme, c’était un va et viens continuel entre le village et la propriété. Mais pendant l’été 1917, comme je viens de le dire, tout a changé. La récolte n’a pu être rentrée qu’à grand peine grâce au travail consciencieux des prisonniers de guerre ; les paysans, au lieu d’accourir comme auparavant au premier appel pour les travaux journaliers, s’attardaient ou demandaient des prix fous. Le bétail du village venait paître dans nos champs mangeant nos gerbes et même jusque sous les fenêtres de la maison abîmant nos gazons et nos fleurs. Les enfants des paysans cueillaient les légumes du potager et les fruits du verger et à la moindre remontrance répliquaient :

       – Attendez donc ! Tout cela va être à nous. Vous en avez assez joui, du bien du peuple !

J’ai du défendre à mes filles de monter à cheval car on leur jetait des cailloux ou on leur disait des sottises lorsqu’elles traversaient un village ou rencontraient des gamins sur leur route. On se sentait comme prit dans un cercle qui devenait de jour en jour plus étroit. Et cependant notre foi dans le bon sens de notre peuple était telle que bien des familles qui d’ordinaire quittaient la campagne pour l’hiver décidèrent de ne pas en bouger cette année-ci vu la position économique de la Russie. Tel était aussi notre projet, confirmé encore plus par la maladie de mon mari. Et naïvement, nous songions avec plaisir aux longues soirées d’hiver en famille en compagnie des bons livres de notre bibliothèque.

Cette foule de près de mille personnes qui remplissait maintenant la cour avec un grondement sinistre fit battre mon cœur d’un mauvais pressentiment. La bête réveillée par le gouvernement provisoire allait-elle être déchaînée par les bolchéviks et se jeter sur nous balayant tout dans sa course folle ?

On voulait me parler. Trois paysans, deux hommes d’un certain âge et un tout jeune garçon, un voleur qui avait fait quelques mois de prison, demandèrent assez poliment de visiter la maison pour y chercher un fusil. Je répondis que nous n’avions point d’armes. Ils insistèrent. Je fus obligée de les conduire par les chambres en leur expliquant la destination des meubles et en ouvrant par ci par là un battant d’armoire pour faire voir ce qu’elle contenait. Ils semblaient s’intéresser surtout à la quantité des chambres et à leurs dimensions. Lorsque nous en eûmes fait le tour, la conclusion de l’aîné des députés me fit sourire.

        – Eh oui, dit-il. On pourrait bien cacher une vache, pas seulement un fusil !

Ils quittèrent la maison sans avoir touché à  rien mais en me disant  que dans la cour on laisserait deux gardes afin de nous surveiller. Cependant la foule ne se pressait pas de s’en aller. Les gamins attrapaient des poules et des dindes ; les femmes allèrent à la basse-cour pour voir traire les vaches. Notre femme au lait, à son grand désespoir, ne put nous en fournir ce soir que fort peu car tout a été emporté au village.

Je dépêchai par le jardin mes filles auprès du directeur de l’école supérieure, homme de bon sens et qui nous était très dévoué, pour le prier d’envoyer quelques dépêches prévenant le gouvernement du danger qui menaçait la propriété. On lui passa en même temps de l’argenterie et des menus objets auxquels nous tenions particulièrement. Tout fut emporté à la dérobée pendant le crépuscule.

La nuit se passa assez tranquillement. Mais dès l’aube, toute la foule se pressait de nouveau chez nous. C’était un va et vient, un brouhaha, des rires, des disputes. Les femmes habillées de leurs peaux de moutons, la tête enveloppée d’un châle à grand carreaux, forçaient les portes de la cuisine, de la laiterie, de l’office. On avait beau les leur fermer au nez, toutes sortes de petits objets disparaissaient des tables. La femme de charge et la femme au lait, désolées, faisaient la navette entre la maison et les communs et à chaque instant se plaignaient  d’avoir vu disparaître tantôt un seau, tantôt une marmite, tantôt une lampe. Les gardes étaient les premiers à profiter de leur position privilégiée pour s’introduire de droit partout et demandaient à dîner avec nos gens. Les délégués d’hier prenaient part au vol général.

Dans l’après-midi, nouvelle députation. Cette fois, les trois députés étaient de vieux paysans dont l’un, était le père d’un garçon sourd-muet élevé par mon mari dans un asile. Il s’appelait Grégoire. Du reste, nous avions toujours affaire à sa femme car lui même, vaurien et vagabond, était presque toujours absent et à chacune de ses visites dépouillait sa femme et ses fils de tout ce qu’il pouvait. Cette fois-ci, il se présenta comme chef d’un comité élu par les trois villages qui formaient notre paroisse. Ce comité avait pour but « d’empêcher les propriétaires à gaspiller leurs biens ».

Le voici enfin, le motif légal qu’on cherchait évidemment pour couvrir d’une ombre de droit le désir brûlant de mettre la main sur tout ce qui nous appartenait. On l’avait  trouvé. Mais on  ne sut même pas le formuler.

 La conversation avait lieu sur le perron. Toute la foule écoutait.

  • En quoi voyez-vous donc que nous gaspillons notre bien, demandai-je ? La récolte est rentrée malgré toutes les difficultés ; tout est en ordre, les champs sont ensemencés.
  •  Vous avez vendu du bétail en automne ! cria une voix dans la foule.
  • Vous avez coupé du bois de chauffage, cria une autre.
  •  Et vous l’avez fait tous  les ans, ajouta une troisième voix d’un ton menaçant.
  •  Chacun de nous ne le ferait-il pas dans son bien ?..
  •  Ce n’est pas votre bien ! C’est le bien du peuple ! Vous en avez assez bu, de notre sang !
  • C’est le bien du peuple ! hurlait la foule.

Et je m’aperçus que ceux qui criaient peut-être le plus fort étaient des hommes considérés par nous comme les plus honnêtes et les plus respectables. Je compris alors pourquoi les voleurs, les vagabonds et les ivrognes étaient élus dans les comités. Un  reste de honte empêchait ces hommes respectables d’arriver dans la maison avec des exigences si peu fondées ; ils préféraient que des Grégoire vinssent parler au propriétaire et se cachaient derrière leurs dos ; mais les sentiments qui les inspiraient n’en étaient pas moins les mêmes.

   – Et bien, continua Grégoire, le Comité l’a décidé. Voici un papier que vous devez signer.

Il me tendit un lambeau de papier gris baragouiné de paroles illisibles écrites au crayon par la main d’un gamin qui n’avait aucune idée de l’orthographe.

Je refusai de signer. Alors on me répondit que tout de même, le Comité devait prendre possession des clefs de l’intendant et poser des sentinelles auprès des remises, des caves et des granges. Ensuite les députés s’éloignèrent de la maison fort mécontents de moi et le pillage commença.

Le nombre des gardes officiels qui devaient nous « surveiller » après cette entrevue monta à huit. Sous leur conduite, la foule se dirigea vers un petit bâtiment de service disposé un peu à l’écart et se mit à le démolir. Mais un des gardes, voulant jouer double jeu, vint me trouver pour se plaindre de l’effronterie des ces « mauvais sujets » et m’offrit de chasser immédiatement tout le monde si je consentais à loger sa famille dans la chambre du cocher. On le vit ensuite traînant des planches et des poutres à la tête des autres.

A la tombée de la nuit, on alluma dans la cour des bûchers pour se chauffer. Haies, bancs, portes, tout servait à entretenir le feu. Toute la nuit, c’était un roulement de chariots continuel, des voix qui parlaient, des chiens qui aboyaient. Nous nous demandions ce que cela pouvait signifier mais personne n’osait ouvrir une porte ni une fenêtre. A la pointe du jour, les domestiques découvrirent la cause de tout ce tumulte. La foule s’était ruée sur la maison de ma belle-mère en  ce moment inhabitée et la pilla de fond en comble. Les dernières pièces de l’ameublement se passaient encore de main en main ou gisaient sur la pelouse lorsque mes filles habillées à la hâte allèrent visiter la maison de Grand’maman. Elles rencontrèrent notre curé qui accourut aussi  et s’efforçait de convaincre ses paroissiens du mal qu’ils faisaient ; on le comblait de moqueries et d’injures.

En même temps, notre vieil intendant, brave homme très honnête, arriva tout désespéré pour annoncer que tous nos chariots et traîneaux ont été volés et la buanderie et la laiterie pillés de tout leur ameublement et de toute leur vaisselle ; il ne restait plus que les murs.

Quel progrès depuis hier ! Et nos télégrammes ? Aucune réponse. Aucun espoir de contenir cette avalanche qui grandissait et devenait de plus en plus menaçante à mesure qu’elle avançait.

Le bruit du pogrome (pillage) commençait à se répandre dans les environs. Non seulement le directeur de l’école supérieure accourut dans le courant de la matinée, mais aussi un voisin dont la propriété appartenait à un autre district contigu au nôtre. Nous le vîmes paraître à cheval dans la cour. Le directeur nous proposa d’installer des élèves dans la maison pour ne pas nous y laisser seules la nuit prochaine. Il y avait à l’école des garçons venant de loin qui y couchaient. Notre voisin offrit l’hospitalité à mon mari et à mon petit-fils au cas où je déciderai de les emmener. Mais j’espérai et hésitai encore.

Sur ces entrefaites un paysan, ancien starosta (sorte de maire) du village se présenta avec les trois membres du Comité d’hier. La foule de nouveau se tenait devant la  maison. Ils voulaient absolument que je signasse ce malheureux papier. Notre infirmière qui en ce moment s’était frayé passage pour faire sa visite quotidienne à mon mari me dit à demi-voix :

            – Mais signez-donc ! Prenez garde de les irriter !

– Je pris le papier et j’écrivis : Lu.

Puis je signai.

L’ancien starosta s’informa de la santé du barine. Je savais qu’une légende s’était formée dans le village : on se disait tout bas que mon mari était mort mais que nous le cachions de peur d’être chassés du lieu. C’était une bonne raison pour détruire cette légende et en même temps pour apitoyer le bonhomme en lui faisant voir mon malade. Je l’introduisis donc dans la chambre de mon mari. Il fut visiblement ému en le voyant très changé et en entendant sa voix affaiblie. Il en avait même les larmes aux yeux quand nous quittions sa chambre.

     – Eh bien, Ivan, que me conseilles-tu ? Pouvons-nous rester ? Me réponds-tu que notre maison ne subira pas le même sort que celle d’à côté ?

– Nous plaignons beaucoup barine, répondit Ivan. Mais je ne réponds de rien.

 Il ne me restait après cela qu’à accepter l’offre de notre voisin et de me hâter de trouver quelque refuge dans notre petite ville. Notre ami promit de nous envoyer dans l’après-midi sa calèche et nous le vîmes partir au petit trot de son cheval blanc au milieu de la foule. Je lui confiais ce que j’avais d’argent.

Nicolas Nikolaevitch Gorboff (18 - 1923) Archives familiales (c)

Nicolas  Gorboff
(1859- 1921) vers 1910
Archives Gorboff (c)

Le tableau du départ de notre malade dans les circonstances extraordinaires que je viens de décrire est difficile à oublier. J’avais peur que la foule ne lui criât des injures quand il apparut à la porte chancelant et soutenu des deux côtés par des prisonniers de guerre. Mais un de ses anciens élèves, à présent soldat en congé, indigné jusqu’au fond de l’âme de la conduite de ses confrères, se tenait à coté de la calèche. Sa vue imposait-elle, était-ce quelque reste de l’ancienne estime, je ne saurais le dire ; mais un silence de mort accueillit l’apparition de mon mari. On le laissa monter, la calèche s’ébranla et partit lentement vers l’allée d’entrée qui conduit à la grande route.Ce chemin, le refera-t-il jamais ?

La journée d’aujourd’hui était dédiée au partage de notre bétail, vaches, chevaux, brebis, porcs. Cela éloigna un peu le monde de la maison après le départ de mon mari. J’en profitai pour expédier mon petit-fils.

La nuit qui arrive fut vraiment épouvantable.

La soif du carnage impuni grandissait dans cette foule sauvage à mesure qu’elle s’y livrait et la grisait en même temps. Tout était pillé autour de la maison. Les portes et les fenêtres défoncées des bâtiments vides n’offraient aux regards que des trous noirs et béants. Mais la maison était pleine de choses attrayantes et son maître l’avait quitté. Les femmes surtout goûtaient d’avance le plaisir d’enfoncer les armoires remplies de vaisselle, des commodes pleines de linge. Elles ne voulaient pas quitter les bûchers de nouveau allumés par les gardes et s’approchant des fenêtres, fixaient leurs regards avides dans l’intérieur des chambres éclairées. Car je fis allumer toutes les lampes. Nous n’osions nous déshabiller pour nous coucher et nos manteaux étaient préparés à côté de nos lits pour pouvoir fuir en cas d’incendie ou d’invasion subite. Chaque fois qu’on s’approchait d’une croisée, on voyait une tête se détacher du carreau et disparaître dans les ténèbres. On sentait que la tension des nerfs de toute cette  horde sauvage était telle que si par hasard le bruit d’une vitre brisée venait à retentir dans l’air, c’eut été le signal d’un assaut. Les garçons de l’école avec leur précepteur firent plusieurs fois la ronde. Ils virent des figures accroupies derrière les buissons guetter la moindre occasion de pénétrer dans la maison.

Cette nuit interminable céda enfin à la lueur de l’aube. Et voici que la cour se remplit de mugissements. C’étaient nos belles vaches de race qui avaient traversé la rivière à la nage pour regagner nos étables après une nuit passée à grelotter dans les cours sales et froides des paysans. Les femmes et les gamins les renvoyaient à coups de bâtons. En outre, on se disputa pour un petit veau oublié dans le partage d’hier. Les mégères s’en emparèrent avec des imprécations et la pauvre bête ensanglantée fut déchirée en lambeaux au milieu des huées des assistants. En ce moment l’intendant arriva tellement dérangé qu’il pouvait à peine articuler quelques paroles. Il avait dû barricader sa porte pour préserver sa famille d’une invasion nocturne. Le conduit d’eau était complètement abîmé et des trois vaches laissées à notre disposition, deux venaient d’être adjugées par le Comité à deux familles qui se considéraient comme pas assez bien dotées la veille.

Je devais cependant me décider à m’absenter  malgré tout : c’était indispensable de nous trouver un refuge. Je recommandai mes filles au directeur le priant de veiller sur elles et de les emmener à l’école au cas où il jugerait nécessaire. Puis je fis atteler. Mais il se trouva qu’il n’y avait plus d’équipage disponible. Toutes les roues et toutes les parties supérieures ont subi le sort du petit veau. On découvrit cependant une petite charrette sans ressorts qui pouvait servir à la rigueur. Un prisonnier y attela à l’aide de quelques cordes les deux chevaux qu’on avait jugés assez bons pour le propriétaire : un borgne et un tellement vieux qu’il était destiné à  terminer ses jours en en portant la paille pour la basse-cour. Nous partîmes au pas dans une boue gelée qui faisait  trébucher les chevaux et tressauter la charrette. Nous mîmes près de six heures à parcourir vingt kilomètres. Mon affaire terminée, je fus obligée de  coucher en ville car les journées étaient courtes. On peut se figurer quelle nuit je passai en songeant aux horreurs de la campagne. A l’aube je louai des chevaux et m’empressai de revenir. Cependant, contre toute attente, je trouvai la situation un peu plus tolérable. Dehors, il n’y avait plus rien à voler ; dedans, on s’était dit probablement que l’on serait plus à son aise après le départ des maîtres. La cour était vide. Tout le monde se pressait près des granges. On se disputait pour les machines agricoles. Mes filles ont passé une meilleure nuit et faisaient nos  paquets. J’envoyai louer des chariots pour le transfert des bagages. On ne voulait m’en accorder que trois.

  •  Vous trouvez donc que nous n’avons pas le droit d’emporter nos meubles ? demandai -je au membre du comité qui me transmit cet ordre. Il devint pensif
  •   Les maisons sont incontestablement à nous, dit-il. Vous les avez bâties sur notre sang. Quant aux meubles, vous êtes libre de les porter où bon vous semble.
  •   Mais le moyen de le faire si on ne nous donne que trois chariots ?
  •  Cela ne me regarde pas.

Les chariots furent chargés et partirent. Maintenant il fallait songer au moyen d’emmener les domestiques. On leur faisait la vie dure, ces jours-ci, les reprochant à chaque instant de servir « des bourgeois ». Je ne pouvais quitter le lieu sans avoir assuré leur départ. Cette fois notre curé et un riche paysan considéré lui-même comme « bourgeois » dont la terre était voisine de la nôtre me vinrent en aide. Ils offrirent de mettre le lendemain à ma disposition leurs chevaux et leurs charrettes. C’était un acte de grande abnégation car ils risquaient tous deux d’attirer la vengeance des paysans mais ils eurent le courage de le risquer pour moi.

Notre départ définitif était donc fixé. J’eus la naïveté d’arranger la maison comme  j’avais l’habitude de le faire toujours en partant. Je fis couvrir les meubles de housses ; j’enfermais tous les petits objets, portraits, bibelots, etc. Nous nous mîmes à notre dernier souper quand on vint m’annoncer que les trois membres du comité me demandaient encore. Cette fois, personne ne les accompagnait. Ils entrèrent à l’office et me parurent un peu embarrassés.

  •  Nous sommes venus à cause de l’argent, dit l’aîné. Il tenait entre ses doigts quelque chose enveloppé dans un torchon sale.
  •  Quel argent ?
  •  Les bêtes  que nous avons distribuées parmi nous, vaches, chevaux..
  •  Vous prétendez me les avoir achetées ? Gardez votre argent pour vous. Je ne puis entrer dans aucune entente avec des voleurs.

 Un  méchant sourire éclaira le visage du vieux paysan.

       – Eh bien, puisqu’il en est ainsi, voici encore ce que nous avons à vous dire. Allez-vous-en d’ici et emmenez vos domestiques. Nous ne vous accordons plus que trois jours !

Sophie Nicolaevna Gorboff à Passau, vers 1923,Archives familiales (c)

Sophie Gorboff vers 1923. Archives Gorboff(c)

A cette impertinence, le sang me monta à la tête.

– Trois jours encore parmi vous ? Dieu m’en préserve ! J’ai déjà tout arrangé pour partir demain.

Et je leur tournai les dos.

Cinq jours après notre installation dans la petite ville voisine nous eûmes la visite du directeur de l’école supérieure. Après notre départ il avait placé des élèves dans la maison pillée de Grand’maman comme dans la nôtre. Mais malgré la présence de leurs propres enfants les paysans l’ont incendiée dans la nuit. Un de nos prisonniers aperçut le feu et réveilla tout le monde ; sans lui, il y aurait eu des victimes. Grâce à l’énergie et à la présence d’esprit du directeur la maison principale a été sauvée pour cette fois. Mais il était évident qu’il fallait entreprendre quelque chose pour préserver les livres d’un second attentat. Il y avait à Toula une société protectrice des monuments de la culture. C’est à cette société que nous décidâmes de nous adresser.

Encore un télégramme ! Mon Dieu combien en avions nous expédiés depuis le printemps à ces messieurs du gouvernement socialiste ! Et jamais aucune réponse. Cependant, il fallait essayer encore une fois.

Trois jours plus tard, notre intendant nous fit parvenir le billet que voici : « J’ai l’honneur de vous annoncer que tout est fini : on a fait une loterie de vos meubles. La maison, excepté les livres, est complètement  vide »

Il nous raconta plus tard que les « commissaires  » arrivés pour organiser la loterie, après avoir pris les clefs à la femme de charge, s’intéressèrent avant tout au garde-manger. Quelques bouteilles de vodka y attirèrent surtout leur attention. Mais ils craignaient que soupçonnant leurs intentions, nous les eussions empoisonnées. Ils exigèrent lors que le plus vieux d’entre eux se sacrifia :  « Goûte-y-le premier, lui dit-on ; si tu en meurs, nous n’y toucherons pas ». Il n’en est pas mort. Au contraire, il s’y plut tellement qu’il prolongea l’organisation de la loterie avec ses camarades, fit rôtir des dindes et préparer des omelettes par la femme de l’intendant. Et toutes les bouteilles de vodka passèrent à ce festin.

La loterie, au fond, n’a pas eu lieu. Aussitôt que les portes de la maison s’étaient ouvertes, toutes les chambres furent envahies par la foule impatiente et tumultueuse qui se jeta sur tout ce qui lui tombait sous la main. Des femmes, tenant leurs jupes, y faisaient pleuvoir le cristal et la porcelaine se souciant peu qu’elles n’en emporteraient que des débris ; on coupait les draperies et les tapis pour en faire des habits et des couvertures. Les meubles écorchés et trop massifs pour les isbas furent traînés par la boue et abandonnés dans les granges. Une paysanne, succombant sous le poids d’un fauteuil, s’arrêta pour respirer auprès de l’école et offrit à la femme du directeur de le lui acheter. A son refus, elle la pria de l’accepter gratuitement car, se plaignait-elle, ce maudit fauteuil m’a cassé le dos, et qu’en ferais-je à la maison ? Il ne passera même pas par ma porte.

       – Pourquoi donc l’as-tu emporté ? – Tout le monde le fait, je ne suis pas la seule !

Une grande armoire d’ébène fut renversée sur son dos et placée dans son étable pour servir de boîte à pétrir la nourriture des porcs. Une glace fut accrochée dans le vestibule d’une isba car on ne put la faire pénétrer dans la chambre habitée pour la même raison que le fauteuil. Dans quelques jours un bouc, y voyant son image, se rua dessus et la brisa en mille morceaux.

Maintenant, pour la précieuse bibliothèque de mon mari : plus de 10 000 volumes, la plupart magnifiquement reliés, des albums, des éditions de luxe, le tout catalogué et dans un ordre parfait.

A la suite de notre télégramme, un jeune homme qui avait l’air d’un ouvrier du dernier cri, élégant et effronté, se présent chez nous. Il était du Soviet de Toula. Le Soviet, qui avait intercepté notre télégramme, se déclara propriétaire de notre bibliothèque et chargea le jeune homme, sous la sauvegarde de quelques soldats de l’armée, à emballer les livres et à les expédier à Toula.

 –  Je ne pense pas que nos livres soient de grande utilité aux ouvriers et aux soldats, observa mon mari : ce sont pour la plupart des livres de philosophie, de théologie, de l’histoire d’art et presque toujours en langues étrangères.

  –  Ce n’est rien, répondit le jeune homme du soviet : nous grandissons vite et bientôt nous serons murs pour tout comprendre.

Ainsi fut fait. Le jeune homme, à la tête de trois ou quatre gamins de 16 à 18 ans armés jusqu’aux dents prit possession de notre maison et y séjourna pendant près de huit mois. Ils menaient une vie débauchée, mangeant et buvant aux frais des paysans terrorisés par leurs mitrailleuses et fournissaient docilement à tout ce monde des livres et des chevaux pour leurs promenades. On dit que chaque fois qu’ils allaient à Toula, ils y portaient des sacs de livres qu’ils vendaient à leur profit. On dit aussi qu’à la fin des fins les livres parvinrent à être emballés et expédiés. Mais personne ne sut rien au juste.

Beaucoup de familles moins heureuses que la nôtre ont subi des outrages en quittant leurs biens. Je connais une dame qui a fait avec sa fille vingt kilomètres à pied par la neige car on lui refusa des chevaux pour gagner la station. D’autres ont été obligés de fuir pendant la nuit au milieu des horreurs d’un incendie et se cacher chez des curés ou des  petit-bourgeois compatissants qui les gardaient pendant quelque temps. Il y eut aussi des cas de tyrannie atroce. Mais ces cas là étaient comparativement rares. Le principal motif de la révolution russe à la campagne était le pillage. L’envie était le ressort intime de toutes les persécutions des propriétaires par les paysans.

Je dois jouter quelques mots sur une classe de personnes, pour la plupart des veuves ou des femmes seules qui, voulant conserver coûte que coûte leurs maisons à leurs enfants et à leurs parents, choisirent une ligne de conduite conciliante et se soumirent aux commissaires depuis le premier moment. Ces personnes menaient pendant quelques mois une existence pitoyable et pleine d’humiliation. Chaque œuf, chaque poule, chaque pain fraîchement cuit passaient d’abord par les mains des commissaires et souvent il se faisait prier pour accorder quelque chose. Si la pauvre dame avait besoin de faire une course, elle obtenait avec peine un cheval tandis que le commissaire en profitait autant qu’il voulait. Les humiliations n’en finissaient pas là. Je connais une dame de près de cinquante ans qui, étant dans cette position, reçut un jour la visite d’un de ses anciens ouvriers. Le drôle s’installa dans un fauteuil et déclara :

       – Eh bien, tu sais : tu me plais ! Maintenant que nous sommes égaux, veux-tu m’épouser ?

 Au bout de quelques mois, toutes ces personnes ont été chassées comme nous.

Petrovskoe, propriété des Gorboff

Petrovskoe, Archives familiales(c)

Tel, ou presque tel, est le sort de toutes les propriétés de la Russie centrale. Les châteaux ont été incendiés ou démolis. Des tableaux, des archives de famille, des bibliothèques, des objets d’art, des meubles ayant de deux ou trois siècles, tout enfin ce qu’avaient amassées plusieurs générations de la vie de culture, tout fut brisé, cassé, piétiné dans la boue pour disparaître sans retour dans le tourbillon des passions déchaînées d’une foule ignorante et avide. Le saccage des biens eut encore d’autres suites lamentables. L’agriculture du paysan russe étant à un niveau très bas, la plus grande partie des produits agricoles avait été fournie aux marchands européens par les terres des propriétaires. C’était aussi là que se répandaient parmi les paysans les notions de la haute culture agricole. Le Gouvernement Provisoire, en offrant au peuple russe la terre si ardemment convoitée,  ne songea pas à lui conserver la possibilité de travailler cette terre dans les conditions qui la faisaient valoir entre les mains des propriétaires. Les machines agricoles appropriées par des ignorants qui ne savaient pas les manier furent abîmées. Le bêtes de race placées dans des conditions impossibles sont destinées à périr. Les forêts, enfin, que le paysan russe n’a jamais su exploiter, sont pour la plupart perdues. Il est inutile d’entrer sur ces points dans les détails, mon but n’étant  que de peindre les traits extérieurs des «pogromes» russes. Ils aideront peut-être les étrangers à se faire une idée plus ou moins juste sur la valeur intellectuelle et morale de ceux qui se donnent en ce moment comme maîtres de la Russie.

                                                                                            Sophie Gorboff, Yalta, 1919

(c) Bibiliothèque municipale. Dijon. Fonds Jules Legras. MS 4106/8

gorboff.marina@gmail.com

 

                     

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s