Repères chronologiques :
Sophie Nicolaevna Gorboff, née Masloff, est née en 1863 à Orel, morte à Paris en 1949. Elle est enterrée au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois avec ses enfants Michel (1898-1961) et Sophie (1891-1982).
En 1887, elle épouse Nicolas Gorboff (1859-1921). Le couple aura six enfants. A l’exception de leur fils aîné Serge, engagé volontaire en 1915 et tué au combat, tous ont émigré.

Sophie Gorboff,1887 Moscou Archives familiales(c)
Sophie Nicolaevna Masloff écrit son premier livre de Mémoires en 1885, à l’âge de 22 ans. Il est consacré à la mémoire de son père Nicolas Ivanovitch Masloff (1826 -1882), fils de paysan analphabète devenu maire de la ville de Livny. Destiné à l’édification de ses neveux, ce récit disponible en russe https : maslodmemoires.wordpress.com a été traduit en français et figure dans ce blog.
En 1920, à l’âge de 57 ans, Sophie Nicolaevna Gorboff fuit la révolution et quitte la Russie avec son mari et sa fille cadette Marie ; la famille s’installe en Allemagne, à Wiesbaden, puis à Passau. Marie part immédiatement aux Etats-Unis où elle épouse George Bary. Nicolas Gorboff décède en 1921 (il est enterré à Wiesbaden). Sophie, sa fille aînée, rejoint sa mère en Allemagne où elle épouse Alexis Maklakoff (1896-1945). Trois mois de vie commune et divorce, prononcé en 1931.
Un second livre de Mémoires est rédigé en 1924, en exil, à l’âge de 61 ans. Sophie Nicolaevna est veuve ; elle décrit ses premières années de jeune mariée, la découverte d’un milieu inconnu, celui de riches marchands moscovites, évoque la vie et la vocation pédagogique de Nicolas Gorboff ainsi que la recherche d’une propriété destinée à la création d’une école. Le récit prend fin avec l’arrivée d’un premier enfant. Il est également disponible en russe (русские тексты).
Un troisième texte, découvert par hasard à Dijon en 2015 dans le fonds d’un ami de la famille, le professeur Jules Legras, parachève l’histoire de la famille Gorboff avec le récit de sa fuite de la propriété familiale de Petrovskoe. Intitulé Un pogrome dans en Russie centrale, Yalta, 1919, il est écrit en français et traduit en russe .
En 1925, la famille Gorboff arrive à Paris. Elle s’installe d’abord au 2, square Auguste Chabrières puis, en 1934, au 4, rue de Casablanca, Paris XVe, dans un grand appartement de quatre pièces. Une chambre est sous-louée à une amie russe ; le loyer de l’appartement est partagé entre les enfants de Sophie Nicolaevna. Sophie Gorboff prend soin de sa mère.
Ce que je sais de Zeus :

Michel, Serge et Jacques Gorboff, Rome, 1906. Archives familiales(c)
Surnommée « Zeus » par ses enfants (je ne sais à quelle époque de leur vie, probablement lorsqu’ils étaient jeunes), Sophie Nicolaevna était, à tous points de vue, une femme de tête. Intelligente, cultivée, autoritaire, elle régna jusqu’à la fin de sa vie sur sa famille, affaiblie par l’âge mais l’esprit toujours vif.
Ma grand-mère fut la femme de deux hommes, son père et son mari, auxquels elle se dévoua sans compter. L’éducation des enfants étant confiée à des niania, précepteurs et gouvernantes, elle ne leur accorda qu’une relative tendresse ; pour ne citer qu’un exemple, mon père ne se souvenait d’aucun baiser de sa part et le fait même qu’il m’ait parlé de cela témoigne que « Zeus » (qui, à en juger par ses Souvenirs, n’avait pas manqué de tendresse dans son enfance), avait négligé cet aspect important de sa vie familiale.
A peine arrivée en Allemagne, Sophie Nicolaevna songe à assurer l’avenir des siens après sa disparition, que ce soit lors d’un éventuel retour en Russie ou d’un exil définitif. Elle multiplie les actes notariés : en 1923, elle rédige en russe en Allemagne un pouvoir destiné à sa fille Sophie et un premier testament, tous deux très précis ; un second testament est rédigé en français en 1933, à Paris. Ma grand-mère partage l’éventuel recouvrement de la fortune des Gorboff ainsi que la vente ou la location de la maison des Gorboff à Moscou, Bolchoï Afanassievsky pereoulok, n° 9, en six parts égales dont deux pour sa fille Sophie « …pour avoir subvenu à mes besoins au long de toutes ces années ».
Nicolas et Sophie Gorboff aimaient l’Italie au point de songer à acquérir une maison à Capri… Ils étaient férus de culture classique : Nicolas Gorboff avait rédigé une monographie consacrée à Donatello que j’ai en ma possession (je doute fort que les Gorboff aient songé à l’emporter dans leur fuite; elle a dû être remise à ma grand-mère par leurs amis italiens, les Iaccarino, et je l’ai prise chez tante Sonia après sa mort). Mikhaïl Akimovitch, son père, traduisit La Divine Comédie. Mes grands-parents visitaient Palerme, séjournaient à Rome ; mon père se souvenait d’un hôtel de la piazza del Popolo. Tante Sonia connaissait tellement bien Rome qu’à la fin de sa vie, elle pouvait encore citer les numéros des lignes de bus allant de la gare au Vatican. Elle songea même à se convertir au catholicisme ce qui, dans une Russie où l’orthodoxie était religion d’Etat, souleva un tollé général au sein de la famille.
En 1934, Sophie Nicolaevna se rend aux Etats-Unis afin de rendre visite à sa fille Marie ; elle y demeure un an. Zeus impressionne tout le monde par un anglais parfait, une curiosité toujours en éveil…Elle insiste pour se rendre à Philadelphie afin de voir l’Independence Hall où fut signée en 1776 la Déclaration de l’Indépendance américaine.
L’après-guerre souleva un grand espoir au sein de la famille Gorboff : il apparut soudain (pourquoi ne l’avait-on pas su plus tôt ?) qu’avant la révolution, mon grand-père avait placé de l’argent à la banque Barclay de Londres. Quatre cent mille ou quatre millions de roubles ou de livres, je ne sais plus…Une somme énorme. On pensait pouvoir la récupérer. Zeus engagea un avocat, russe, évidemment : comme il fallait s’y attendre, ses services n’aboutirent à rien.
Le professeur Jules Legras (1867-1939), qui effectua de nombreux et longs voyages en Sibérie avant d’enseigner la littérature russe à Dijon et Paris, était proche de la famille Gorboff : il séjournait souvent chez les Gorboff , notamment dans le domaine familial de Petrovskoe où il rédigea certains de ses ouvrages : la maison était grande, chacun vaquait à ses occupations dans la journée et le soir, on se retrouvait entre amis. Personne ne parlait jamais d’argent, il est là, tout simplement, permettant d’assurer cet usage du monde dont nous avons tous la nostalgie, d’alimenter les projets de construction d’école ou de dispensaire que, comme un grand nombre d’intellectuels russes de cette époque, les Gorboff projetaient d’édifier afin « d’aller vers le peuple »…Lorsque, à la fin de sa vie et en tout bien tout honneur, Jules Legras proposa à Sophie Nicolaevna de l’épouser, ma grand-mère refusa, comme il fallait s’y attendre.
Enfant, je détestais ma grand-mère : c’était une femme sévère, toujours vêtue de noir, à laquelle je rendais parfois visite – rarement, car nous habitions en banlieue et mes parents n’insistaient pas -, les jeudis après-midi. Elle ne savait pas parler aux enfants. Je me souviens d’une conversation :
- Sais-tu comment j’ai passé ma lune de miel ?
- Non
- Dans un train, spécialement réservé pour nous (cet épisode est décrit dans Mes Souvenirs)
- Ah!…
Elle me lisait des passages du livre de catéchèse qu’elle avait rédigé. Ma cousine Marie Litviak, qui vécut quelque temps rue de Casablanca à l’âge de quinze ou seize ans, racontait comment, lorsqu’elle avait de mauvaises notes, Zeus l’obligeait à réciter les fables de Kriloff et comment, lorsqu’elle se reposait, l’appartement devait être absolument silencieux, sans le moindre bruit de porte ou de voix d’enfant …
J’avais treize ans lorsqu’elle est morte. Je ne me souviens d’aucun petit cadeau, livre, jouet, lettre de sa part. Je ne l’ai jamais vue debout (elle souffrait probablement des jambes car je garde des photographies de Sophie Nicolaevna dans un fauteuil roulant), elle n’a jamais joué avec moi à un jeu de société ni partagé un goûter. Aucune tendresse, aucun Noël passé en sa compagnie… Ma grand-mère était une sorte de statue du commandeur, le symbole vivant de la Russie, soigneusement gardé et protégé par tante Sonia.
Une chose demeure, cependant : je suis reconnaissante à Sophie Nicolaevna de m’avoir permis de connaître mes ascendants, les six générations Gorboff/Masloff qui m’ont précédée. Huit maintenant, avec mes enfants et petits-enfants. Du grand-père de mon grand-père, bandit de grand chemin de la région d’Orel exerçant ses méfaits au XVIIIe siècle à mes filles anthropologue et infirmière en France au XXIe siècle, la route a été longue et semée d’embûches…Je dois à Zeus le privilège rare d’avoir pu accéder à des archives familiales, ce précieux instrument de travail. Mieux que des gâteaux.
Sophie Nicolaevna Gorboff (1891-1982), fille aînée des Gorboff, fut pendant vingt-huit ans (de la mort de mon grand-père à la disparition de Sophie Nicolaevna), la personne la plus proche de ma grand-mère. Elle partagea probablement ses lectures, assista aux visites de ses nombreuses connaissances et amis qui, avec une belle unanimité, louaient tous son intelligence et son érudition et la soigna à la fin de sa vie.
Tante Sonia était un être rare. Faite en 1915 en Serbie, où elle était partie en tant qu’infirmière, cette photographie reflète une fraîcheur d’âme qui ne la quitta jamais : dans son grand âge encore, elle avait des attitudes quasiment juvéniles. Sophie Nicolaevna épousa en 1923 Alexis Maklakoff (1896-1945) neveu de Vassili Maklakoff, ex-ambassadeur de Russie en France en Allemagne, à Passau. Pour je ne sais quelles raisons, l’alcool peut-être, le mariage ne dura que trois mois.
En France, tante Sonia réalisa des pochoirs sur soie ou sur vaisselle. Avec le tricot ou le crochet, cette occupation permettait à de nombreuses émigrées de gagner leur vie tout en restant à la maison. J’ai encore un plat décoré par ses soins en 1938 : orné de petites fleurs roses un peu kitsch, il fut peint à l’occasion du vingtième anniversaire du mariage de son frère Jacques avec Vera Isnard. Cet objet est précieux à plus d’un titre : on trouve au verso l’itinéraire de leur fuite, les villes dans lesquelles Jacques et Vera Gorboff ont vécu : Mzensk 1918, Moscou, sud de la Russie, guerre civile (1918-1921), Constantinople, Rome, Wiesbaden, Mulhouse, Passau, Lyon, Paris, Paris /Lille , Paris 1938.
Tante Sonia travailla ensuite aux écoutes militaires du fort du Mont-Valérien, à Suresnes : sa connaissance des langues était un atout. Vers les années cinquante et jusqu’à la fin de sa vie, elle fut secrétaire au patriarcat de l’Eglise oecuménique situé dans une annexe de la cathédrale orthodoxe de la rue Daru. Elle demeura rue de Casablanca jusqu’à son décès.
Les autres enfants de Nicolas et Sophie Gorboff sont évoqués dans Les écrits de la famille Gorboff.
Marina Gorboff, Paris, 2015
contact: gorboff.marina@gmail.com
Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff :