Sophie Gorboff. Mes souvenirs 1924 (2) Petrovskie Linii, n°10

couple

Nicolas  Gorboff (1859-1921) vers 1910. Moscou. Archives familiales(c)

Sophie Gorboff (1863-1949), Moscou. 

Les « jeunes Gorboff », comme les appelle le « vieux » et charmant Mikhaïl Akimovitch Gorboff (1826-1894) nous font découvrir d’excentriques vieilles dames dont les audaces nous paraissent aujourd’hui bien modestes…Ils font connaissance du pédagogue Ratchinsky qui les incite à suivre le mouvement du « retour à la terre » (la Vérité dans le peuple), grande préoccupation des intellectuels russes. Les écoles rurales sont alors à la mode. Tolstoï fonde une école à Iassnaya Poliana et y enseigne « avec passion ». Les Gorboff et les Tolstoï sont voisins et le meilleur ami de mon père, Dorik Soukhotine, est le beau- fils de Tatiana Lwovna Tolstoï. 

   Petrovskie Linii, porte n°10, appartement 41…Ceux qui sont venus chez nous, dans notre premier appartement moscovite, sont presque tous morts. Est-ce tellement lointain ? Moi, je revois tout jusqu’au moindre détail : notre grand salon carré aux meubles lourds, avec mon bureau et mon armoire à livres, mon piano Bechstein … Le bureau de papa, long et étroit, tapissé de tissu oriental, donnant sur son cabinet de toilette ; Leskovsky appelait cette tapisserie « Les portes de Tamerlan ». Ma chambre, à gauche du salon. Plus loin, après l’entrée et le couloir, une petite salle à manger. Et un escalier de 87 marches…mais cela n’avait aucune d’importance à nos yeux. Vingt fois par jour, nous montions et descendions cet escalier, heureux d’habiter au cœur de la ville, à côté de toutes les librairies et à deux pas des théâtres et des passages. – Sonia, puisque tu vas te promener, achète-moi un  crayon semblable à celui-là. – Kolia,  pourrais-tu  passer chez P. ou chez B. ? C’est sur ton chemin.

Pour que grand-père puisse arriver jusqu’à nous, nous achetâmes un fauteuil pliant en tissu, avec deux poignées de cuir : le valet et le portier montaient Mikhaïl Akimovitch dans les étages. Nos mères et les autres dames âgées se reposaient sur les paliers où l’on avait mis des chaises, ce qui ne les empêchait pas de reprendre leur souffle avant de sonner à la porte.

Bien que provisoire, notre installation avançait lentement, on ne sait pourquoi. Le tapissier surtout était en retard, ce qui inquiétait beaucoup papa. Il voulait oublier rapidement les détails ennuyeux de la vie et créer un cadre où elle pourrait enfin se réaliser. Déjà, grand-mère et tante Nadia étaient allées à Varsovie pour jeter un coup d’œil sur les jeunes mariés ; déjà Aksenia,  envoyée  là-bas pour aider Varia à déballer ses affaires, était de retour et, éblouie, parlait des magnifiques peaux d’ours, des meubles recouverts de velours blancs et des garnitures dorées, des nombreux laquais, du magnifique équipage d’Ivan Orestovitch, alors que nous, nous n’arrivions pas à  nous organiser dans un appartement  relativement petit

  – Pourquoi n’arrivons-nous  à rien ? se plaignait papa. Enfin, chez nous aussi, tout fut terminé. Le cadre était prêt.

           Quelle était donc notre vie ?

Il est tout à fait étonnant que ce soit justement papa, cet homme qui détestait tant les changements, qui appréciait tellement la transmission des valeurs de génération en génération, qui ait eu à vivre dans le provisoire ! Le destin lui avait fixé un but mais l’empêchait de l’atteindre. C’est pourquoi papa n’était  jamais totalement satisfait de la vie ; il attendait toujours la venue de « l’essentiel », alors que le présent était placé sous le signe d’un provisoire que, d’un instant à l’autre, on pouvait quitter….Comme il fallait s’y attendre, il ne s’occupa pas d’une, mais deux écoles de Moscou. En outre, Fédor Dmitritch Samarine, alors maréchal de la noblesse de Bogorodsk, l’invita à faire partie du Conseil pédagogique de la ville. Papa se rendait tous les mois à Bogorodsk afin d’assister aux assemblées et en profitait pour visiter les écoles de la région. Il écrivait souvent des articles sur l’éducation populaire dans le  Bulletin de Moscou. Il fut même question  de le nommer à la tête d’un zemstvo, quelque part près de T : ce genre d’institution se mettait alors en place et il était très important de choisir une personnalité dont les convictions politiques étaient connues. Mais papa pensait que pour occuper de telles fonctions, il fallait avoir des connaissances  juridiques qu’il n’avait pas et il refusa cette proposition.

Rachinsky

Serge Ratchinsky (1836-1902), pédagogue, abandonna son poste à l’université de Moscou afin de fonder une école rurale.

Par le biais de Ratchinsky, qui connaissait bien le haut-procureur du Saint-Synode K.P.Pobedonostsev, la direction des affaires religieuses de Saint-Pétersbourg  donna son nom  au diocèse de Moscou ; elle pensait  qu’il pourrait être utile à l’organisation de l’enseignement dans les écoles religieuses. Chargé des missions spéciales auprès de Pobedonostsev, Chemiakine vint plusieurs fois chez nous. Des évêques venaient également à Petrovskie Linii, et bientôt on confia à papa la tâche d’inspecter les écoles de catéchisme des paroisses de Moscou. Ces inspections lui apportèrent de grandes désillusions : de mauvais enseignants, qui avaient obtenus ce poste par faveur pour échapper au service militaire ; des prêtres qui ne venaient jamais aux leçons, avançant sans cesse de nouvelles exigences ou  prétextant la maladie  alors qu’ en réalité ces leçons ne les intéressaient pas car elles leurs semblaient indignes ou, tout simplement, non rémunérées ; l’hypocrisie de la hiérarchie ecclésiastique, qui ne souhaitait ni amélioration, ni changement, sa profonde indifférence pour l’instruction religieuse et son extrême provincialisme, tout cela préoccupait beaucoup papa et l’incitait à engager d’âpres discussions avec les évêques. Ne voyant en lui qu’un jeune carriériste cherchant à se faire remarquer du synode par son zèle, ils adoptèrent  une attitude de méfiance à son égard. L’affaire se termina mal.

Le travail auprès de Samarine était beaucoup plus intéressant et fructueux, car Fédor Dmitrievitch était amical et plein de vie.  Sa personnalité était

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F.D.Samarine (1858-1916)

attachante au plus haut point. Très cultivé, tout en demeurant modeste et doux, il cherchait à trouver dans ses relations avec autrui l’écho des idéaux de la vieille culture aristocratique de son éminente famille. La spiritualité de papa s’harmonisait pleinement avec les quêtes de Samarine. Ils furent attirés l’un par l’autre et cela dura toute la vie. Le malheur d’avoir des yeux malades les rapprochait encore : ceux de Samarine étaient dans un état pire encore que ceux de papa et il devenait presque aveugle.

Outre l’éminente  personnalité de Samarine, avec sa voix de velours et son rire bref tellement caractéristique, je revois Lev Mikhaïlovitch Lopatine se faufiler malhabilement dans notre salon revêtu d’une redingote extraordinairement longue,  ses yeux gris verts de myopes brillants de malice. Il racontait toujours d’effroyables histoires aux dames, disant qu’elles étaient vraies mais que la fin s’écartait un peu de la réalité.

Le philosophe et poète Vladimir Sergueevitch Soloviev ne vint que deux ou trois fois cet hiver. Je le connus mieux plus tard et raconterai cela en son temps.

Parmi nos connaissances, Maria Ivanovna Leskovskaya, la veuve du professeur de chimie Nicolas Evrastovitch Leskovsky et la mère de l’ami de papa, Valery Nicolaevitch, fut une personnalité importante. Je l’avais entre aperçue à Dmitrovskoe, au lendemain de notre mariage. Dès que nous eûmes arrangé notre vie à Petrovskie Linii,  papa me conduisit chez elle. Elle n’habitait pas loin du Pont Kouznetskyi, à l’angle de la Lioubianka, dans la maison Varguine (elle était née Varguine). Tout, dans sa silhouette comme dans son entourage, était original et portait l’empreinte d’une grande simplicité et de sa noblesse d’âme, ainsi que d’un pédantisme quasi inhumain. Disposant de grands moyens financiers, elle menait la vie d’une femme de milieu modeste, avec une cuisinière, une femme de chambre de confiance et un homme à tout faire. Les pièces de sa maison étaient petites, arrangées de façon provinciale, avec des meubles disposés de façon symétrique et de nombreuses plantes. Elle ne s’éclairait qu’ à la bougie. Eté comme hiver,  elle se levait à 6 heures et, quel que soit le temps, commençait  sa  journée par une longue promenade à pied. Elle déjeunait à quinze heures et si on passait la voir, on assistait à son repas. Elle mettait toujours un tablier et disait   :

    – Aujourd’hui, je pourrais vous inviter car j’entame la gélinotte, mais je garde l’autre moitié  pour demain !

Maria Ivanovna lisait des journées entières et était au courant de toutes les nouveautés politiques et littéraires. Mais elle ménageait pas ses yeux, lisait toujours plusieurs livres à la fois et avait le courage de garder les notes rédigées en petits caractères jusqu’au lendemain matin. Son fils aîné, Vsevolod Nicolaevitch, n’avait pas eu de chance : après avoir épousé une jeune fille qui ne plaisait pas à sa mère, il était devenu alcoolique et était mort jeune. Sa femme le suivit bientôt dans la tombe. La grand-mère élevait les orphelins  qui vivaient avec leur gouvernante dans la même maison, mais dans un autre appartement, et qu’on ne voyait jamais chez leur grand-mère quand il y avait des invités. Papa et moi aimions et respections beaucoup Maria Ivanovna et elle aussi nous aimait bien comme, plus tard, elle aima la famille Masloff. Lorsque, à six heures du soir, elle montait l’escalier pour venir nous voir, marmonnant « Je viens plus tôt que prévu pour vous trouver sur le lieu du crime »..  nous tenions cela pour un grand honneur et, où que nous allions, même au théâtre, nous restions avec elle jusqu’à l’heure de son départ, à huit heures. Alors, elle se levait et partait, car à neuf heures, elle allait au lit.

Tous les 26 janvier, jour de son anniversaire, elle offrait un repas à ses amis. Nous étions invités et moi, en tant que «jeune mariée», j’étais placée à côté de la maîtresse de maison. La table portant les hors-d’œuvre était dressée dans la petite salle à manger dont, par précaution, les murs étaient tendus de draps… Dans la grande salle à manger, la table était mise dans sa grande longueur par des serveurs qu’elle faisait venir de l’Ermitage. La table et les murs étaient ornés de candélabres portant un grand nombre de bougies ce qui, avec l’aspect suranné de la maîtresse de maison et les invités d’un certain âge évoquait le temps passé.

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André Belyi (1880-1934) par Léon Bakst

Après le rôti, Maria Ivanovna annonçait qu’elle était désormais tranquille  « Voilà, vous avez tout avalé, maintenant !  S’il arrivait quoi que ce soit au dessert, ce ne serait pas grave » ! Pendant qu’on desservait les tables, le dessert était servi au salon : des montagnes de mandarines, des vases avec des sucreries,  des noix  et du raisin étaient disposés sur une grande table ovale, devant le divan. Café et liqueurs n’étaient pas de mise. Les invités les plus anciens étaient membres de cercles universitaires des années soixante dont Nicolas Evrastovitch Leskovsky faisait partie ainsi que, jadis, Ratchinsky. J’ai connu les Bougaev, parents du futur et célèbre André Belyi, filleul de Marie Ivanovna, alors adolescent ; le vieux Nicolas Evstafovitch  Leskovsky ; Joukovsky : Zinger qui,  bien que vieux, épousa en secondes noces la fille de son ami, le professeur Letnikov, qui suivait avec Nadia et moi les cours de Gerié.

A l’opposé de l’unique dîner de l’année – tellement solennel – offert par Maria Ivanovna, nous nous rendions souvent le dimanche chez les vieux Chtegliaev  où,  comme les membres de la famille et leurs amis les plus proches, nous étions invités en permanence. Tout était simple chez eux, c’était la chaude hospitalité russe. Dès l’antichambre, le vieux valet Iakov demandait  « Pourquoi n’avons-nous pas eu le plaisir de vous voir dimanche dernier ? »  offrant  ainsi une image de l’esprit patriarcal de cette maison. Une longue table sur laquelle on ajoutait sans cesse de nouveaux couverts ; un grand nombre  de jeunes ; Serge Ivanovitch dans son fauteuil,  un cigare à la main ; dans le petit salon vert,  la maîtresse de maison versant elle-même le café d’une cafetière en argent ; des conversations jusqu’au thé du soir, où de nouveaux invités arrivaient..  tout me rappelait ma chère famille Masloff. Et en effet, il y avait quelque chose de commun et d’attirant dans l’atmosphère simple et amicale de ces deux familles : bientôt, Nadejda Vassilievna fit connaissance des Masloff et, comme nous avec papa, mes frères étudiants devinrent eux aussi les invités permanents de ces réunions dominicales.

Mikhaïl Akimovitch Gorboff ( 1826-1994) Moscou

Mikhaïl Akimovitch Gorboff (1826-1994) Moscou.

Les vendredis des Gorboff continuaient, emprunts de dignité et de réserve. Nous arrivions toujours pour  le déjeuner. Le plateau de desserts et de fruits était  solennellement apporté par Vassili : mon moment favori était l’apparition de grand-père. Pelant une poire ou une mandarine, il racontait quelque chose, tirait parfois de sa poche une feuille de papier couverte de son écriture et me donnait à déchiffrer la traduction du chapitre du Purgatoire qui l’occupait cet hiver là (publié après sa mort par son fils Nicolas, l’ouvrage compte 750 pages, commentaires compris). Je fus tellement enthousiasmée par cette idée que je lui demandais de ne confier à personne  la première transcription du manuscrit : je lisais bien sa  petite écriture, à l’ancienne mode. Il m’accorda volontiers ce droit et  au cours de l’après-midi,  nous faisions souvent des échanges – moi, le texte transcrit, lui, celui qui venait d’être traduit.

Grand-mère Elizaveta Vassilievna Masloff voulait également voir toutes les semaines le jeune couple chez elle. Elle fixa le mardi, à déjeuner. Ainsi deux fois par semaine, parfois même trois, notre cuisinière était-elle assurée de pouvoir se reposer. De temps à autre, papa déclarait qu’il n’irait nulle part : il avait la migraine ou en avait simplement assez de passer une journée sans travailler, surtout s’il avait entrepris la rédaction d’un article ou s’il achevait la lecture d’un livre intéressant. Alors je prenais le relais, allais seule passer un peu de temps rue Basmannaya ou Vlassevskaya, me hâtant de rentrer  pour retrouver mon malade.

 «Les petits Gorboff»  – comme nous appelaient nos amis – aimaient le théâtre, surtout le Malyi. Il était proche des Petrovskie Linii. Les amis que nous y rencontrions venaient boire une tasse de thé après le spectacle.  Nous  passions beaucoup de temps à parler, selon l’habitude des Russes. Un morceau de roast-beef froid ou du jambon, une bouteille de vin  rouge, du fromage et des fruits, ces simples mets étaient toujours gardés en réserve et satisfaisaient les jeunes. Pendant le Carême, la cantatrice Marie Van Zandt vint pour une série de représentations au théâtre Korchevsky loué pour elle ; certains hommes étaient fous d’elle, notamment oncle Serge Masloff. A cette époque, il était fréquemment notre invité ou plutôt, notre invité de la demi – nuit. Il y eut de nombreuses discussions à ce sujet !

Entre-temps, les commissionnaires ne cessaient de nous présenter la description  de propriétés que papa visitait parfois.Nous allâmes un jour à Khrabrovo, non loin de la gare Krioukovo : on disait beaucoup de bien de ce domaine. Mon Dieu, comme tout nous sembla pitoyable.. pendant 15 verstes, nous avons péniblement roulé dans une horrible boue gluante pour ne voir qu’une petite maisonnette carrée, une allée de tilleuls, une vieille église et un cimetière. Papa disait qu’il en allait de même pour la plupart des propriétés qu’on lui proposait. En  Enfin, en février, il revint satisfait d’un voyage. Il avait trouvé un endroit d’une extraordinaire beauté, une maison très pittoresque, presque un château, dont une aile pouvait être immédiatement transformée en école ; en un mot, tout était parfait, mais…c’était beaucoup plus grand et beaucoup plus cher que ce que nous pouvions nous permettre. Il fallait recourir à grand-père. Or, rue Basmannaya, on voulait justement acheter une grande propriété pour la famille au complet. C’était une proposition d’Ivan Orestovitch, qui était venu avec Varia pour les sviatki ( période de fêtes entre Noël et la Théophanie, le 6 janvier)  et cette idée plaisait à grand-père. On rassemblait déjà des informations sur une magnifique propriété aux environs de Z., très belle et bien aménagée. Il fallait la visiter. Mais surtout, il fallait décider si, avec papa, nous étions prêts à y vivre toute l’année et disposés à  organiser  la vie commune de la famille qui ne viendrait que l’été.

J’ai suffisamment parlé de la famille Gorboff et des relations entre ses différents membres pour que vous  puissiez comprendre que cette perspective ne pouvait nous séduire. Pour des maîtres de maison aussi inexpérimentés que nous l’étions, tenir une maison pour les autres ne peut se faire que lorsque les membres de la famille ont des rapports amicaux, lorsque tout le monde a la même conception de la vie : nos points de vue étaient trop différents. Papa ne s’intéressait pas du tout à la gestion d’un domaine : son centre d’intérêt était totalement tourné vers l’école. Quant à moi, après avoir vu le niveau de confort auquel les Gorboff était habitués et comme ils étaient gâtés à la datcha, je ne pouvais être certaine qu’en été, tout serait aussi magnifique et bien organisé que d’habitude. Quels que soient mes efforts, j’avais peur de ne pas les satisfaire. J’en parlais à grand-mère Elizaveta Vassilievna, lui demandant conseil. Elle fut entièrement de mon avis, pensant qu’il valait mieux affronter un petit mécontentement aujourd’hui que de grands désagréments plus tard. Et voilà qu’avec papa, nous mettons en route pour assister au conseil de famille avec l’intention de signifier notre refus. Comme cela m’était désagréable, après toutes les bontés de grand-père ! Je savais que non seulement il serait chagriné, mais que cela le fâcherait.

 Avec sa politesse surannée, il ouvrit la réunion en  disant :

            – Il faut d’abord poser la question à la jeune barynia qui devra vivre là-bas : qu’en pense-t-elle ? Le cœur serré, je répondis que je n’aimerais pas vivre dans le domaine dans ces conditions.  -Et pourquoi donc ? répondit grand-père, les yeux étincelants.

–  Mikhaïl Akimovitch ! répondis-je, tout  émue. Je vous serais reconnaissante de la moindre chambre que vous pourrez m’offrir ; mais diriger votre maison et répondre d’elle, je ne saurais le faire et cela m’effraye.

           Grand-père appuya la tête sur sa main et demeura quelque temps silencieux.

          – Eh bien, dit-il enfin. Il est inutile de poursuivre davantage.

Comment, après cela, oser demander une aide financière pour Gorky ?

Je passais quelques jours dans un pénible état d’esprit lorsque, un après-midi, la femme de chambre vint me dire que le portier avait envoyé chercher le fauteuil pliant du vieux barine. J’étais seule à la maison et ne sus d’abord comment engager la conversation. Mais avec sa gaieté coutumière, grand-père me réconforta aussitôt et me regarda avec tendresse.

      – Et moi, mon amie, dit-il, je suis venu te voir pour te demander de me pardonner. J’avais tort : à ta place, j’aurais fait de même !

En un instant, la glace fut rompue et nous nous mîmes à parler, disant à quel point il était préférable de vivre dans un petit chez soi plutôt que dans une grande maison qui ne vous appartenait pas, du caractère de papa, de ses goûts et de ses « bizarreries », comme  on disait dans la famille…

     –  Allez,  trouvez vous-mêmes ce qui vous faut ! dit-il pour terminer.

                                                                                           Sophie Gorboff, Passau, 1924

 texte russe : Мои Воспоминания 2. С.Н.Горбова.Пассау,1924

 contact: gorboff.marina@gmail.com

 Après ma disparition, ce blog sera numérisé et accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff:

                           patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/subset.html?name=sub-fonds

                     

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