Loin de Moscou : Jules Legras et la famille Gorboff


Colloque Jules Legras: Communication donnée le 
9 décembre 2017. Dijon 

L’histoire de l’amitié de Jules Legras (1866-1939) et de la famille Gorboff telle que nous pouvons la déchiffrer aujourd’hui repose sur la confrontation de plusieurs textes, le Journal de Jules Legras (enfin accessible au public) et les Mémoires de la famille Gorboff. Ils appartiennent à deux catégories différentes que tout oppose mais qui se complètent : un journal, gardé secret, écrit au jour le jour, et des Mémoires écrites en peu de temps, destinées à être lues.

Comme tant de journaux intimes tenus afin de servir de support à la mémoire ou aux émotions de leurs auteurs, le journal de Jules Legras – rédigé pendant 49 ans, sans rajouts, ni corrections -, est unique : en cas de perte, son auteur lui-même eût été incapable de reconstituer ce  « corps second » dont parle Frédéric Amiel : « Qu’un incendie, un déménagement m’enlève ce corps et je me sentirai diminué de mon âme, amoindri dans mon être, mutilé, dépouillé irrémédiablement. »  Nous connaissons le symbolique « double corps » du roi – physique et politique. Le « corps second » de l’homme, unique et irremplaçable comme lui, son double secret, n’est pas moins significatif. La description minutieuse de ses voyages en Sibérie ou de sa vie en France n’enlève rien à la nature intime du Journal de Jules Legras. J’avais oublié à quel point toute lecture de journal était une effraction. Lire la suite

Экслибрис «Gorbof» : дом и книги

TRADUIT DU FRANCAIS : Une maison, des livres  Marina Gorboff, ex-libris-gorbof-une-maison-des-livres Paris 2015/03/28/ https://gorboffmemoires.wordpress.com/ 

ПЕРЕВОД С ФРАНЦУЗКОГО  

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Петровское

Из всех рассказов отца о детстве я всегда предпочитала тот, в котором все домашние – взрослые, прислуга и дети – должны были выносить на лужайку книги (около 20 000 !) из библиотеки его отца Николая Михайловича Горбова (1859-1921). В тени больших деревьев Петровского воздух и свет наконец доходили до широко раскрытых страниц, которые надо было очищать от пыли и проветривать, избегая солнца, насекомых и травинок…Зная привязанность моих бабушки и дедушки к своей библиотеке, я предполагаю, что, опасаясь грозы, они требовали вернуть книги в дом в тот же вечер. Представляю, как они отчитывали всю семью, как дети потихоньку заглядывали в иллюстрированные книги в попоисках «интересной» картинки, как прислуга нервничала от дополнительной работы, превращавшейся для всех участников в тяжелый физический труд, так как, по всей вероятности, несколько суток требовалось для выполнения этого задания, вызывающего ломоту во всем теле на следующий день.  Lire la suite

Ирина Николаевна, возвращение

TRADUIT DU FRANCAIS   Irina Nicolaevna, le retour mai 2015  

ПЕРЕВОД С ФРАНЦУЗКОГО 

В этом блоге мне хотелось бы вспомнить дорогую мне женщину, Ирину Николаевну Угримову (1903-1994) и рассказать о ее судьбе.

I.N

Ирина Николаевна Угримова (1903-1994). Москва 1992 год. Из архива Горбовых

В 1925 году юная Ирина Муравьева эмигрировала сначала в Берлин, а потом в Париж; в 1948 году, понимая, что ее ждет, она против своей воли поехала по следам мужа в СССР, где ее приговорили к восьми годам лагерей. Эта часть ее жизни описана в книге Александра Угримова (1906-1981) « Из Москвы в Москву через Париж и Воркуту », Москва 2004

Наши семьи были знакомы с начала двадцатого века и связь между ними не прерывалась в течение нескольких поколений, включая поколение моих детей. В 1990 г. моя младшая дочь Елена со своим мужем, – им тогда было чуть больше двадцати лет – поехали знакомиться с Москвой и ежедневно виделись с Ириной Николаевной. По пути домой после посещения выставки в Мемориале они попали под грозу, и им пришлось пережидать под аркой дома. Здесь при вспышках молний под проливным дождем Ирина Николаевна и рассказала этим западным молодым людям, бесконечно далеким от советской действительности, о годах проведенных ею в лагерях. Ей хотелось, чтобы они поняли, что представлял собой Гулаг не только по книгам.  » Я  этого никогда не забуду », говорит Елена. Одну из своих дочерей она назвала Ириной. Lire la suite

Les Souvenirs d’André Volkonsky. Андрей Волконский Воспоминания

 

André Volkonsky (1933-2008) en France, 1983, enregistrant le « Clavier bien tempéré » de Bach (Lyrinx) chez ses amis, les facteurs de clavecin Dobson. 

Le texte que nous présentons ici a été écrit en 1975 par André Volkonsky (1933-2008) deux années après son retour en France. De 1947, date à laquelle il a suivi ses parents en URSS, à 1973, celle de son arrivée en Occident, il fut citoyen soviétique, sujet d’un régime qui interdisait ses œuvres, censurait les programmes de l’Ensemble Madrigal, qu’il avait fondé,  et  limitait son activité de claveciniste.

Désigné sous l’appellation de « Souvenirs d’André », ce manuscrit n’était connu que de quelques amis et n’avait jamais été publié.

Les Souvenirs sont un texte hétéroclite, quelque peu surprenant. Ce n’est ni l’évocation de la vie musicale soviétique, ni celle des relations d’André Volkonsky avec de grands hommes de son temps ; la musique n’est présente que par le récit de son combat contre l’obscurantisme de l’URSS de Khrouchtchev. Nous sommes dans les années soixante. André Volkonsky décrit sa vie : il compose de la musique de film afin d’avoir les moyens de fuir le régime, effectue de longs voyages en Asie centrale, en Sibérie et au Caucase, sa terre d’élection. Aventures et rencontres jalonnent son chemin : André sympathise avec des ermites de la forêt sibérienne,  navigue en péniche sur l’Amou-Daria ; un chauffeur de camion lui offre des fleurs quelques minutes avant de s’écraser dans un précipice ; la fête annuelle des Touchètes l’impressionne ; il fait naufrage sur le lac Baïkal, partage un compartiment de train avec un membre du Comité Central…  Avec, en toile de fond, la vision, par un homme à double culture, d’un pays à la fois anéanti et encore intact, ainsi que cet art des Russes d’Union soviétique, notamment d’André, de se faire des amis partout. Lire la suite

Le père Krug parmi nous

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Eglise Notre-Dame- de Kazan, Moisenay. Fresques du père Grégoire Krug, peintes vers la fin de sa vie, années 1962-1964.

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Moisenay. Le père Krug utilisait des peintures de mauvaise qualité et des mediums de sa composition. Les fresques sont dégradées.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n’avais jamais vu les fresques du père Grégoire Krugprononcer Kroug – (1908-1969). Elles se trouvent dans des ermitages (skit) de la banlieue parisienne, situés à Mesnil-Saint-Denis et Moisenay. Difficile d’accès sans voiture, un ermitage est un endroit isolé où moines et moniales vivent à l’écart du monde : c’était l’été,  il faisait beau, j’étais quasiment seule dans le RER ou le train, le bus empruntait les rues Youri Gagarine, l’allée des Pâquerettes…Un paroissien obligeant m’attendait parfois à la gare.

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Le skit du Mesnil-Saint-Denis fut acquis en 1934. Des bâtiments de fortune furent construits  et le père Grégoire s’y installa en 1948, après son ordination. Il est enterré près de l’église.

A Moisenay, les grandes fresques de Notre-Dame-de-Kazan couvrent les murs et le plafond de l’église ; celles de la petite chapelle du skit du Mesnil-Saint-Denis, qui ne peut accueillir qu’une vingtaine de personnes, sont encastrées dans la roche, à portée de la main. « Bienheureux les simples en esprit » ai-je pensé avec gratitude. Et aussi : «C’est David et Goliath. Mieux valent les fresques d’un moine un peu fou que les ors et la pompe des cathédrales». Je n’avais jamais rien vu de tel dans une église orthodoxe et n’imaginais pas que dans un domaine aussi assujetti aux règles canoniques que celui de «l’écriture» d’icônes, une telle liberté d’expression pût être possible. Il est vrai que cette liberté est plus grande dans le domaine des fresques que celui des icônes.

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1917-2017. Ad majorem Russiae gloriam

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Oscar Rabine (1928-2018). « Nature morte à la Pravda », 1968. Déchu de la nationalité soviétique en 1978, devenu français en 1985, russe en 1990, Oscar Rabine vit aujourd’hui à Paris. Par bien des aspects, cette oeuvre « non- conformiste » condamnée par les autorités soviétiques illustre ce que fut la vie en URSS.

Une année particulière s’annonce, celle du centenaire de la révolution d’Octobre 1917. Hier encore, du temps de l’URSS, les victimes de la dictature communiste auraient subi, la mort dans l’âme, ce bruyant rappel d’une mythologie révolutionnaire dont ils ne connaissaient que trop bien les  cruelles déviations.                      

Mais la fête est finie et aujourd’hui, elle ne relève plus de la chair et du sang des victimes mais de la mémoire. En émigration comme en Russie, ceux qui se sont heurtés au totalitarisme attendent une nouvelle approche de ce siècle riche en bouleversements. Il est vrai qu’en 2017, le temps d’échapper à la langue de bois semble enfin venu: l’Union soviétique n’est plus, la parole est libre et les historiens disposent de nouvelles archives  pour l’étude de l’un des événements majeurs du XXe siècle.

Tant en Russie que dans le monde, colloques, ouvrages, forums, médias se préparent et, à en juger par le web russe, ce jubilé passionne l’opinion. Il sera beaucoup question de communisme, ce qui ne laisse personne indifférent. On observera avec intérêt la leçon que Poutine triumphans ne manquera pas de tirer d’un passé dont il avoue regretter la disparition. Lire la suite

Ces choses cachées…

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Certificat d’aptitude de conduite de taxi, 1933. On dénombrait  20 000 chauffeurs de taxis russes en 1931; le dernier disparaîtra dans les années soixante-dix. 


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Il y avait également les voitures de « grande remise » pour de riches clients voyageant en France et en Europe. Bons hôtels, meilleures tables…Le chauffeur était un guide apprécié.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n’ai jamais connu Alexandre Dzénné, né le 16 mars 1896 à Staryi, Russie, mort en 198? à Paris, quelques jours après son admission en maison de retraite. Ayant appris que son studio parisien se libérait, j’ai pensé qu’il pourrait convenir à l’une de mes filles et nous sommes allées le visiter. Le choc fut grand : cinquante années après son arrivée en France, Dzénné vivait dans un dénuement proche de la misère : réchaud posé sur une planche, photos et coupures de journaux épinglées au mur, rideau gris de saleté séparant le coin cuisine, le tout tenant par des bouts de ficelle, c’était le logement des premiers temps de l’exil tel que l’ont décrit Nina Berberova ou John Le Carré.

Une boîte en fer blanc contenait ce document. Afin qu’il reste une trace de ce vieil homme mort dans la solitude, je l’ai pris avant que ses affaires ne partent à la décharge ; je voulais également garder un témoignage de ce que fut l’émigration. Au temps des chauffeurs de taxis russes, des dizaines de « certificats d’aptitude de conduite de voiture de place » existaient encore ; la majorité a disparu, d’autres ont été remis aux archives par leurs descendants ; le hasard a voulu que celui-ci parvienne jusqu’à nous. Nul ne prévoyait encore que le procès Eichmann (1961) allait inciter de nombreux déportés, exilés, émigrés, juifs et non-juifs, à déposer leurs archives privées dans les organismes publics, ni qu’internet allait leur assurer une diffusion planétaire. Lire la suite

« J’embête tout le monde avec l’Italie… »

Sophie Gorboff (1891-1982) en 1915 Archives familiales(c)

Sophie Gorboff (1891-1982) infirmière volontaire. 1915 Archives familiales(c)

Je dois à ma tante Sophie d’avoir, dès mon jeune âge, associé l’Italie à une forme de bonheur. Elle aimait tellement ce pays qu’elle envisagea de se convertir au catholicisme – comble du  scandale dans un pays où l’orthodoxie était religion d’Etat -, et l’on imagine aisément que des parents aussi conservateurs que Nicolas et Sophie Gorboff aient rapidement mis fin à cette velléité de révolte, si ce n’est de trahison. Tante Sonia avait 27 ans en 1918 et se souvenait parfaitement des fréquents séjours de la famille Gorboff en Italie. Rome était sa ville d’élection : par respect de l’antiquité, elle marchait pieds nus sur la via Appia antica, se réveillait à l’aube pour voir le soleil se lever au-dessus du forum sur lequel elle dérobait des pierres, ignorant que des ouvriers IMG_0649déversaient des brouettes de cailloux à l’intention des touristes… Bien des années plus tard, lorsque tante Sonia put enfin revenir en Italie, elle rapporta encore un fragment de mosaïque. Je l’ai pris dans sa chambre lorsqu’elle mourut.

Avant ma tante Sophie, mon  grand-père Nicolas Gorboff (1859-1921) a aimé ce pays au point d’envisager l’achat d’une maison à Capri. Et après tante Sonia, il y a moi, qui ne cesse de faire le voyage… La rapidité avec laquelle, avant et après l’exil, notre famille a trouvé le chemin de l’Italie, est le sujet de ce billet. Pour des milliers d’exilés de Russie et d’ailleurs, l’Italie, matrice de la culture européenne –  latin, Antiquité, catholicisme et Renaissance  -, a été un symbole et un refuge. Sans elle et sans la culture du pays d’accueil, toute assimilation eût été impossible. Lire la suite

Les lettres détruites de Michel Gorboff

Citation

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Michel Gorboff (1898-1961) dans les années trente.  Archives Gorboff (c)

Je ne sais quel puissant instinct de conservation né de l’exil, réel ou imaginaire, de ma famille, m’a incité tout au long de ma vie à garder certaines lettres. Elles ont survécu aux déménagements et autres aventures, et s’il m’arrive d’en détruire quelques-unes  – celles des morts ou vifs relégués par le temps dans la catégorie des « sans réelle importance » -, les autres font partie de ce noyau dur de la mémoire que je tente de préserver, ne serait-ce que pour éviter la réécriture de l’histoire. Mais les lettres de ceux que l’on a aimé révèlent parfois des blessures qu’il ne nous appartient pas d’exposer au regard du monde : là encore, il faut sélectionner, c’est-à-dire détruire. C’est ce que j’ai fait avec les lettres de mon père. Où commence la sphère publique, où s’arrête l’intime ? Faut-il tout dire, tout montrer ? 

J’avais oublié leur existence… Elles étaient là, pourtant, au nombre de six, les seules à avoir survécu à la destruction de ces cartes postales et petits mots que mes petits-enfants assimilent à la préhistoire et dont ils ignorent la saveur, comme ils ignorent celle des lettres d’amour et l’attente du facteur.

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Aller-retour Auschwitz-Birkenau, 2016

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Le camp de Birkenau, à 3 km d’Auschwitz. Telles des colonnes ou des stèles, les ruines des cheminées en pierre des baraques en bois du camp d’extermination sont plus émouvantes et évocatrices que le camp d’Auschwitz, transformé en musée. Gorboff 2016(c)

A la  question « Que cherche-t-on en allant à Auschwitz ? », les réponses varient peu : marcher dans les pas des survivants et de ceux dont on a entendu la voix dans les livres et les films, affronter l’horreur du lieu, découvrir ce qui reste d’Auschwitz et comment la mémoire de cet événement emblématique du XXe siècle que fut la Shoah est aujourd’hui conservée et transmise. 

Et surtout, ne pas oublier. Comme en témoignent les nombreux cars de touristes stationnant devant le site, le souhait des détenus qui, au seuil de la mort, disaient « Tu raconteras » à leurs compagnons de détention, ainsi que la volonté des survivants de porter l’extermination du peuple juif à la connaissance du monde, ont tous deux été largement exaucés.

En un demi-siècle, notre regard sur Auschwitz a changé : il prend en compte archives et témoignages apparus depuis la fin de la guerre, les questionnements qui sont les nôtres en ce début du XXIe siècle ainsi qu’un nouveau fait majeur : après avoir été longtemps ignoré, Auschwitz fait aujourd’hui partie de la conscience européenne. La Shoah a un nom, elle rassemble et ne divise plus. Le « poison d’Auschwitz » dont parle Primo Levi – l’énigme du mal, notre culpabilité -, continue cependant de couler dans nos veines.    Lire la suite