
De tous les récits de papa sur son enfance, l’un de ceux que je préférais était celui où toute la maisonnée, adultes, domestiques, enfants, transportait sur la pelouse les livres – près de 20 000 – de la bibliothèque de son père, Nicolas Gorboff. A l’ombre des grands arbres de Petrovskoe, l’air et la lumière arrivaient enfin jusqu’aux pages largement déployées qu’il fallait dépoussiérer et aérer, tout en évitant le soleil, les insectes, les brins d’herbe…
Connaissant l’attachements de mes grands-parents à leur bibliothèque, je présume que les livres devaient être rentrés le soir même, de crainte de l’orage. Je les imagine houspillant leur monde, les enfants jetant en douce des regards dans les livres illustrés pour voir s’il n’y avait pas d’image « intéressante », les domestiques énervés par ce surcroît de travail et, pour tous les participants à ces journées de dur labeur physique car il fallait probablement plusieurs jours pour venir à bout de cette tâche, les courbatures du lendemain.
Cette grande lessive « intellectuelle » semblable au grand nettoyage qui précédait jadis l’arrivée du printemps et la fête de Pâques (tellement importante chez les orthodoxes) était une sorte de cérémonie au cœur de l’été; je comprends que mon père ne l’ait pas oubliée. Nous vivions alors dans un petit appartement d’une pièce-cuisine à Suresnes, dans la banlieue de Paris. Cette grande maison pleine d’enfants et de livres a été pour moi l’incarnation du bonheur et de la Russie perdue (espace, fratrie, absence de préoccupations matérielles)…Nul ne s’étonnera que plus tard, les murs de mes appartements aient toujours été couverts de livres.
Lorsque, en 1918, mon grand-père Nicolas Mikhailovitch Gorboff quitte précipitamment Petrovskoe, sa bibliothèque compte près de 30 000 ouvrages ( les chiffres varient du simple au triple selon les sources), répartis entre Moscou et le domaine ; ils portent sur la pédagogie, la littérature, la religion et comptent de nombreuses éditions rares (du XVIIe siècle) et originales. Il a hérité de la passion bibliophile de son père Mikhail Akimovitch qui, lors des fiançailles de son fils avec Sophie Nicolaevna Masloff, offrira à la jeune fille une édition rare de Goethe comme on offre un bijou. Elle acceptera ce cadeau comme tel, sachant que l’amour des livres va l’aider à pénétrer dans ce monde de riches marchands moscovites qu’elle s’apprête à découvrir..
Ce qui reste aujourd’hui de la bibliothèque Gorboff est réparti entre différentes bibliothèques russes (Toula, Mzensk, Orel, Moscou). A partir des années quatre-vingt-dix (et même avant, mais je ne fais pas un travail d’historien), bibliothèques et journaux locaux commencent à publier des articles sur » Les trésors des Gorboff », comme en témoigne cet article en ma possession.

Mais revenons à Paris. De temps à autre, nous recevions d’Amérique des lettres d’amis émigrés nous signalant la vente d’un ouvrage de notre bibliothèque, reconnu à son ex-libris ; quel qu’ait été notre désir de l’acquérir, le prix demeurait toujours hors de portée.. A la fois signature et marque de possession apposée sur la page de garde d’ un livre, l’ex-libris reflète les goûts et l’ego de son propriétaire. Celui de Nicolas Gorboff, qui fut également celui de son père, Mikhail Akimovitch, m’a été presque solennellement remis par ma mère dans les années cinquante : ce n’était qu’un cachet en caoutchouc noir de 4X3 cm, pâle reflet de l’ex-libris original (10X15cm) sur beau papier dont je garde un vague souvenir car je suppose que pour avoir été copié, il fallait qu’il y eût un original…Il a disparu et je serais reconnaissante à tout lecteur pouvant m’en faire parvenir une copie; ainsi qu’à celui qui m’indiquerait l’origine de ce jeune romain en toge qu’enfant, j’apposais fièrement sur mes livres de la Bibliothèque Verte.
Nicolas Gorboff a voulu que son ex-libris soit rédigé en caractère latins et non pas cyrilliques (la tentation de l’Occident, toujours) comme il a voulu que son nom soit orthographié avec un seul « f ». Cette coquetterie « gorbovienne » m’a toujours laissé perplexe car, autant que je me souvienne, nous avons toujours orthographié notre nom avec une double »f ». Par fidélité à son mari, je suppose, ma grand-mère signe son testament et divers documents administratifs avec un seul « f » (1923,1933). Et dans les années cinquante, lorsque mon oncle Jacques entame une carrière d’écrivain, il orthographie également son nom avec un seul « f » mais lorsque, en 1930, mon père obtient la nationalité française, le double » f » apparaît sur les documents officiels, reflet probable de la progressive integration des émigrés à leur pays d’accueil ou, plus simplement, de leur appartenance à cette cohorte de Russes célèbres – Marie Baschkirtseff, Ivan Tourguenieff, le prince Youssoupoff, ou inconnus, auxquels, depuis…Michel Strogoff (1876), les Français associent automatiquement le double »f ».



Il ne me reste qu’un seul livre de la bibliothèque de mon grand-père: une monographie de Donatello dont il est l’auteur (1912). Je l’ai prise chez ma tante Sophie après son décès. Elle dédicacée à ses amis romains, les Iaccarino, qui ont dû la lui remettre lors de son premier voyage à Rome, après l’exil. Pas d’ex-libris, donc.


La traduction était visiblement un des passe-temps favoris des Gorboff. En 1898,quatre années après la mort de son père, Mikhail Akimovitch, Nicolas Gorboff fait éditer sa traduction de la Divina Commedia.. Lui-même traduit le Sartor Resortus (1831) de Thomas Carlyle(1795-1881), ouvrage inclassable tenu en haute estime par Borges: » Je ne connais pas de livre plus hardi et volcanique, plus pétri de désespoir, que le Sartor Reosrtus .Papa se souvenait de son père, disant à propos de Carlyle: » Je viens de passer quelques heures en compagnie d’un homme supérieurement intelligent ». L’éducation des enfants de Mikhail Akimovitch : voyages, précepteurs chargés de l’enseignement des langues, séjours prolongés en Allemagne (pour la langue – rappelons que Goethe était l’auteur préféré de Nicolas Gorboff – et la philosophie) et en Italie (pour l’art) avaient fait d’eux des Européens tels qu’ils sont décrits par Stephan Zweig dans Le Monde d’hier. Ils étaient du même moule que le découvreur de Troie, Schlieman (1822-1890), ce petit vendeur de harengs devenu riche commerçant puis docteur en archéologie, parlant plusieurs langues et tenant son journal dans la langue du pays où il séjournait. La soif de connaissance de ces hommes découlait en partie de la modestie de leurs origines : comme la plupart des autodidactes, ils n’avaient peur de rien et brûlaient de partager leur savoir.

Le destin de cette bibliothèque tant aimée est longtemps demeuré inconnu, les Gorboff exilés supposant qu’elle avait été volée et dispersée aux quatre vents. Le lecteur se souvient peut-être du récit de la fin de Petrovskoe vue par une jeune fille de vingt ans, Marie Bary, la cadette des enfants Gorboff… : « Mon père s’intéressait beaucoup à l’éducation populaire. Après avoir terminé l’université, il vécut quelque temps à la campagne afin de mieux connaître le peuple. Cet homme instruit avait amassé au long des années une très belle bibliothèque qui comptait plus de 9 000 ouvrages, dont la plupart étaient des éditions originales très rares…Les Gorboff vivaient la plupart du temps dans la propriété familiale ; ils passaient l’hiver à Moscou, emportant la plupart des livres lorsqu’ils changeaient de résidence. Bien qu’il y eut du personnel sur place, le père avait assigné des tâches précises à chacun des enfants. Il pensait que pour aimer réellement la maison, ils devaient aussi s’en occuper (…) »
« … Les paysans... cassèrent les miroirs et toutes les conduites d’eau. Ils prirent tous les magnifiques livres de grande valeur, arrachèrent les pages, en firent un grand tas et les brûlèrent. Maman les supplia de ne pas détruire les livres : elle leur dit de les emporter s’ils le voulaient mais de ne pas les brûler car les livres étaient la chose la plus importante au monde, qu’il fallait les conserver, que les livres étaient la connaissance et le pouvoir. Mais ils continuèrent à les détruire. Mon père était tellement malade qu’il ne pouvait marcher. Deux prisonniers allemands travaillant à la ferme le portèrent hors de la maison… Avant que la famille ne parte, quelques émeutiers revinrent et regrettèrent ce qu’ils avaient fait. Ils dirent : « Nous avons mal agi, surtout avec les livres. Vous avez toujours été bons pour nous, nous regrettons ce que nous avons fait » . Mais il était trop tard. »
Il fallut attendre les années quatre-vingt-dix et le regain d’intérêt des autorités soviétiques pour le patrimoine russe pour que l’on connaisse enfin le sort de la bibliothèque de Nicolas Gorboff. Différentes sources décrivent comment il réussit à sauver une grande partie de ses livres en entrant en contact avec un dénommé Paniouchkine, commissaire extraordinaire du VTSIK « …Un régiment de marins baltes placés sous le commandement d’Anatole Jeleznikov l’accompagnait, semant l’effroi dans la région. Avec l’aide de ces matelots, la partie épargnée de la bibliothèque fut transportée en bateau à Mzensk, puis par chemin de fer à Toula » …peut-on lire sous la plume du conservateur de la bibliothèque de cette ville qui possède un important fonds Gorboff, dont un« Journal » tenu par mon grand-père auquel, pour des raisons incompréhensibles, je ne parviens pas à accéder…
Theodor von Schlippe (1873-1951), un ami du frère de ma grand-mère, Serge Masloff, évoque sa visite à Petrovskoe en 1918 « ..une magnifique propriété, avec un très belle maison et une très riche bibliothèque…La propriété n’était pas détruite mais lorsque nous y sommes passés, on était justement en train d’emporter les livres sur une télègue afin de les amener à la ville voisine… En vrac, comme des pommes de terre, on jetait les éditions de prix sans aucun ménagement. En route, nous avons ramassé un tas de livres avec de précieuses reliures ».
Quoi qu’il en soit, à en juger par les sites russes, de nombreux livres et documents de la famille Gorboff se trouvent actuellement à l’abri. Mais il ne reste rien de Petrovskoe, comme l’a constaté ma cousine Marie Litviak en 1995. L’unique description de la maison que je connaisse est celle de Marie Bary, la cadette des enfants Gorboff « … La propriété était en bois de chêne, peinte en blanc, et comptait 27 pièces. De l’autre côté de la route, il y avait une maison où vivait ma grand-mère » .
Avec les livres, l’éducation populaire était l’autre passion de Nicolas Gorboff, auteur de nombreux manuels scolaires, dont une Histoire de Russie,1883, qui connut 19 rééditions. On a vu dans les Mémoires de Sophie Gorboff comment le jeune Nicolas a désespéré son père en voulant devenir instituteur au fin fond de la Russie profonde, puis en s’installant à la campagne afin d’y créer une école pour enfants de paysans. Il fondera la première à Elizavetinka, près de Gorky, avant de quitter le domaine pour des raisons médicales.
Devenu père de famille, Nicolas Gorboff poursuit la tâche qui lui tient tant à cœur. Il acquiert Petrovskoe vers 1892 (avant 1898, puisque son ami Jules Legras rédige l’un de ses livres à Petrovskoe) où il fait bâtir une école pouvant accueillir quarante élèves. L’enseignement est gratuit, mais les paysans doivent symboliquement payer une obole (3 roubles par an par enfant, un rouble pour l’hébergement en dortoir) que Nicolas Gorboff prend souvent à sa charge. Mathématiques et sciences naturelles sont à l’honneur ; les meilleurs élèves ont accès aux livres de sa bibliothèque. Quelques maîtres sont envoyés en formation en Suisse, en Allemagne et en Italie.
L’école fonctionne jusqu’en 1918 et, dans les années soixante, un ancien élève devient ministre de l’Éducation nationale de l’URSS. Sophie Nicolaevna ne demeure pas inactive, créant dispensaire, centre d’accouchement ainsi que d’autres établissements de bienfaisance.
Le « Retour à la terre » et la » Vérité dans le peuple » sont les grandes préoccupations du XIXe siècle russe. A la veille de la révolution, à la campagne comme en ville, hommes politiques et mécènes se disputent le privilège d’éduquer le peuple. Le comte Léon Nicolaevitch Tolstoï n’échappe pas à cet engouement ; il ouvre une école de village où, selon ses dires, » il enseigne avec passion ». La propriété de Yassnaia Poliana étant voisine de celle du «marchand civilisé Gorboff» (Tolstoï), les deux familles se connaissent et se rendent parfois visite. Papa se souvenait d’un thé à Yassnoya Poliana et d’un secrétaire prenant subrepticement en note la moindre parole du comte-paysan. Les deux hommes ont probablement parlé d’éducation populaire : Tolstoï pensait que l’instruction des fils de paysans ne devait pas être trop poussée et qu’il fallait avant tout leur apprendre à lire, à écrire et à compter. L’avenir a montré qu’ils étaient capables d’aller bien au-delà.
Marina Gorboff, Paris, mars 2015

Ce blog est accessible sur le site de la bibliothèque municipale de Dijon, dans le cadre d’un fonds Gorboff : http://patrimoine.bm-dijon.fr/pleade/module-eadeac/ead.html?id=FR212316101_gorboff#!{%22content%22:[%22FR212316101_gorboff_e0000012%22,true,%22%22]}
contact: gorboff.marina@gmail.com
A voir également: Marina Gorboff La Russie fantôme, l’émigration russe de 1920 à 1950, 1995, Paris l’Age d’Homme